La techno sans filtre : déconstruire les clichés

Matilde Scalcinati, Coralie Lorge, Sarah Bouclainville

La techno sans filtre : déconstruire les clichés

La techno sans filtre : déconstruire les clichés

Matilde Scalcinati, Coralie Lorge, Sarah Bouclainville
Photos : Guillaume Pépin
28 avril 2025

On entend tout et n’importe quoi sur la techno : que c’est un genre commercial, réservé aux hommes, ou juste du bruit pour fêtards défoncés. Et si on changeait de disque ? Depuis Bruxelles, où la techno se vit à contre-courant, explorons ce que cette musique raconte vraiment – au-delà des clichés.

Depuis ses débuts, la techno* traîne derrière elle une réputation controversée. Tantôt perçue comme un mouvement underground* rebelle, tantôt critiquée pour ses excès, elle suscite des réactions souvent polarisées. Si ce genre musical a su imposer son identité et influencer des générations entières, il reste marqué par de nombreux clichés.

Certains affirment que la techno a perdu son âme en devenant trop commerciale, d’autres estiment que les DJ sont majoritairement des hommes, renforçant un entre-soi masculin. À cela s’ajoutent les critiques sur le style musical lui-même, souvent réduit à un simple « boum boum » sans subtilité musicale, et ses adeptes systématiquement associés à la consommation de drogues.

Mais qu’en est-il réellement ? Ces idées reçues reflètent-elles la réalité ou sont-elles le fruit d’une méconnaissance du mouvement ?

 

De musique underground à machine à vendre ?

A Bruxelles, des collectifs comme GrooveLab essaient de revenir aux fondamentaux de la techno. ©Guillaume Pépin

 

 

GrooveLab propose des podcasts sur les artistes émergents de la scène techno. ©Guillaume Pépin

A Bruxelles, GrooveLab est un collectif techno qui a été créé en avril 2024 par deux jeunes d’une vingtaine d’années : Simon est DJ sous le pseudo Oxtazz et Nicolas est responsable de la communication. Avec trois autres amis, ils ont décidé de se réunir autour d’un même projet : faire grandir la scène techno bruxelloise en mettant en avant aussi bien les DJ amateurs et locaux, que les DJ professionnels. L’objectif du collectif ? Permettre de dépasser le simple mix et se créer une véritable image de marque. La gestion de la communication y joue un rôle central puisque le collectif organise des événements, crée des vidéos YouTube et donne de la visibilité aux artistes émergents. En construisant des line-ups*, les DJ du collectif ont la chance de pouvoir se créer un réseau plus professionnel, mais aussi d’offrir des opportunités aux artistes bruxellois.

A travers leur style éclectique, ils espèrent transmettre les valeurs de la techno à leurs initiés : « Pour ce qui est de nos valeurs, on essaye de construire des line-up diversifiées, même si on est des hommes cis-hétéro on cherche à rendre nos événements inclusifs. », explique Simon.

Des valeurs qui, au sein de la culture techno, sont très spécifiques selon Nicolas : « C’est très codifié en fait. Historiquement, c’est là où les personnes queers, les communautés persécutées et minoritaires se retrouvaient. C’était un monde très ouvert. » Ces dernières années, la musique électronique, plus particulièrement la techno et la house*, ont été remise sur le devant de la scène. A l’heure des réseaux sociaux, le nombre d’artistes a explosé et la techno underground s’est démocratisée.

Lexique :

 

BPM (battements par minute) : Une unité de mesure qui indique le tempo d’un morceau de musique.  

Care-team : Groupe de personnes, souvent impliquées dans la gestion d’un événement ou d’une soirée, qui s’assure que les participants sont en sécurité, en particulier dans un contexte de clubbing ou de rave.

DJ : Acronyme de “Disc Jockey”, personne qui sélectionne et mixe la musique dans les club.

House : Genre de musique électronique caractérisé par des rythmes réguliers, des sons mélodiques et basses profondes. 

Line-Up : Un ordre de passage des artistes lors d’une soirée.

Mainstream : Une musique dominante, largement diffusée et acceptée par le grand public.

Minimal : Genre de musique électronique, plus épuré que d’autres styles, qui met l’accent sur la simplicité et la répétition de motifs sonores.

Mixage : Processus où un DJ combine différentes pistes musicales dans un but de performance en direct.

Opening : Le début d’un évènement ou d’une soirée, souvent caractérisé par la première performance musicale qui installe l’ambiance de la soirée.

Rave : Une fête, parfois clandestine, organisée en dehors des circuits traditionnels (lieux alternatifs) et qui met en avant la musique électronique.

Set : Ensemble de morceaux joués par un DJ lors de sa performance, qui peut varier en durée et en style musical.

Techno : Genre de musique électronique qui se distingue par des sons répétitifs et un tempo rapide (120-140 BPM).

Trance : Genre de musique électronique issu de la techno et de la house, et qui se caractérise par des mélodies répétitives et planantes.

Underground : Désigne une scène alternative qui se distingue du circuit commercial ordinaire. Il repose sur une philosophie de liberté, d’indépendance et d’expérimentation. 

Un collectif bruxellois entre tradition et modernité

Nombreux sont les puristes qui, sur les réseaux, critiquent la fin de la techno en tant que musique alternative. Elle serait, pour certains, une mode, un produit de consommation. Le collectif bruxellois dresse le même constat. Pour comprendre ces critiques, il est important de comprendre l’origine de ce genre, et comprendre la culture qui entoure la techno. Depuis sa création, la culture techno répond à des normes et codes bien définis.

Sur les réseaux sociaux, les critiques sur les DJ sont légion.

A Détroit, aux Etats-Unis, le genre se développe dans un contexte de rejet du mainstream*. L’inclusivité, la liberté, l’authenticité y sont les piliers d’une culture rave* qui s’est développée en marge des genres de musiques commerciales. Le jugement et la critique disparaissent au profit de l’expression de soi et de la bienveillance. Dans les raves, les adeptes du milieu s’expriment comme ils veulent, portent ce qu’ils veulent. Les apparences y sont secondaires et la musique y est célébrée. Une culture de la fête qui s’écarte volontairement des boites de nuit traditionnelles et du « m’as-tu vu ».

« Je pense que le rôle des petits collectifs, c’est aussi d’éduquer. »

Le collectif GrooveLab tente aujourd’hui de remettre ces valeurs sur la table : « La techno est devenue plus commerciale en partie. Avant, elle était plus underground. Il y a du positif, comme du négatif. A la fois, on voit que tout est plus accessible aujourd’hui. Il y a de plus en plus de styles différents, d’évènements et de visibilité pour les artistes, donc c’est positif. Mais il y a aussi du négatif parce qu’il y a plein de gens qui ont découvert le genre pendant le Covid, par exemple. Cette génération-là doit apprendre à découvrir cette culture, ses valeurs, apprendre à respecter les autres en soirée. Je pense qu’il y a eu un écart qui s’est créé entre la nouvelle génération et les anciens. Je pense que le rôle des petits collectifs, c’est aussi d’éduquer. En faisant ça, on amène les gens sur le bon chemin. »

A travers cette initiative, les membres comptent bien dépasser ces rivalités et réunir tout le monde, peu importe l’âge ou l’identité. Intégrer une culture musicale, c’est aussi y intégrer ses valeurs. Leur but est aussi de recréer des espaces accessibles pour tout le monde, dans un secteur où les soirées deviennent de plus en plus chères.

Un des membres résident de ce collectif, Jekkamai, est passionné par la musique électronique depuis environ 7 ans. Il a commencé par s’intéresser à la house avant d’explorer d’autres genres, comme la techno, la trance*, la minimal*. A la fin du mois de janvier, il a eu la chance de faire l’opening* du Fuse, le plus vieux club de musique électronique à Bruxelles.

 

 

  • Jekkamai est présent sur la scène bruxelloise depuis près d’un an et demi. ©Guillaume Pépin

 

 

Lui aussi décrit cette situation : « A la base, c’était écouté par des minorités. Maintenant, ça a pris une dimension où, comme toute chose, ça a été industrialisé. Maintenant que ça se vend et que ça touche un grand public, évidemment, il y a toute un système capitaliste derrière ». Pour lui, l’influence des réseaux sociaux et de TikTok a joué un grand rôle dans cette popularisation : « C’est un milieu qui s’est vite adapté aux réseaux sociaux. Du coup, tout ce qui est à côté du son, l’image et les réseaux, compte parfois plus que le son en lui-même. Mais maintenant, je pense que si on est un DJ en 2025 et qu’on a envie d’en faire quelque chose de professionnel, ou qu’on a envie de vivre de ça, c’est un passage qui est obligatoire à notre époque. Au final, on n’est plus dans une époque où les jeunes vont dans les magasins de disques, tout se fait sur internet », raconte Jekkamai.

 

 


Selon ce jeune DJ, cette popularisation du genre comporte aussi des atouts : « Je pense que ce n’est pas non plus si mauvais que ça, puisque ça permet de trouver son audience. Certaines personnes arrivent à adapter ça à leur image et en font quelque chose de productif. » Créer une communauté autour des réseaux plutôt que de considérer la musique comme un produit, c’est donc plutôt ça la vision qu’il favorise.

Quant à la scène techno bruxelloise, le collectif GrooveLab assure : la culture underground est toujours présente, même si elle est moins intimiste. Le collectif veillera à retrouver l’essence de la culture underground en limitant, par exemple, la prise de photos et de vidéos. Ils veilleront aussi à intégrer davantage de diversité dans les line-ups, notamment des femmes. Les membres du groupe font aussi attention à préserver la santé de leur public à travers leur care-team*, afin de garantir un espace sûr et bienveillant pour toutes les minorités. 

Un monde exclusivement masculin ?

Les femmes représenteraient 29,8 % des artistes programmés dans les festivals de musique électronique en 2022-2023. ©Guillaume Pépin

« Le milieu de la nuit, ça reste très masculin, mais je pense qu’on reprend notre place petit à petit », assure la Bruxelloise Laura Charlier, 28 ans, qui s’est lancée dans le DJing depuis 3 ans maintenant. La musique rythme sa vie depuis toujours, du chant à la danse en passant par les arts du spectacle, elle a toujours côtoyé la scène. Introduite à la techno par un ami, elle a décidé d’acheter une table de mixage* et de tenter le tout pour le tout.

Laura Charlier exprime ses émotions via ses platines au travers d’un style mental hypnotique. ©Guillaume Pépin

Un DJ, dans l’imaginaire collectif, c’est un homme blanc d’âge moyen. David Guetta, Martin Solveig, ou encore Calvin Harris pour la musique électronique en général. La techno n’échappe pas à ces représentations étriquées. « C’est un milieu dans lequel il est difficile de se faire un nom, et comme partout, ça l’est encore plus pour les minorités de genre », explique Laura. C’est la raison pour laquelle elle a signé dans une agence, Factor Club Agency, pour la représenter en tant qu’artiste. Elle développe : « C’est déjà compliqué de se faire booker et rémunérer à juste titre par les clubs, et j’ai tendance à être trop gentille, donc je préfère qu’on s’en occupe à ma place »

 

« C’est un milieu dans lequel il est difficile de se faire un nom. »

 

Selon le rapport Female:Pressure (2024), les artistes féminines représentent 29,8 % des programmations de festivals de musique électronique en 2022-2023, et à peine 3,3% pour les personnes non-binaires. C’est tout de même une nette évolution, car un précédent rapport recensait seulement 9,2% de femmes DJ en 2012. Elise Davies, qui s’occupe de la gestion d‘artiste à Factor, met un point d’honneur à proposer des line ups composées de femmes et minorités de genre, pour lutter contre cette sous-représentation. « On se bat activement pour promouvoir l’inclusivité et donner de la visibilité aux artistes issu.e.s de communautés marginalisées », assure-t-elle. L’agente tient d’ailleurs à rappeler que les sphères LGBTQIA+ et afro-américaines ont largement contribué à l’émergence du genre, et c’est ce qu’elle essaie de retrouver dans un secteur musical ayant subi l’influence d’une société capitaliste et patriarcale.

 

 

Figures féminines mises en sourdine

Elise Dutrieux, autrice d’une étude sur la place des femmes dans les musiques électroniques, a travaillé sur ces questions.  « Je pensais que les femmes étaient peu présentes, ou alors cantonnées à des rôles de vocalistes dans l’ombre des producteurs », avoue-t-elle. Elle a donc cherché à expliquer les raisons de cette rareté, mais s’est vite rendu compte qu’elle était à côté de la plaque : « En fouillant, j’ai vite compris que les femmes étaient omniprésentes dès les origines de la musique électronique, que ce soit pour l’invention des instruments ou la composition des morceaux, alors qu’on ne nommait alors même pas le genre ainsi ». Elle cite Johanna Magdalena Mayer, une compositrice avant-gardiste ayant ouvert la voie à des sonorités et des structures rythmiques qui préfiguraient le mouvement minimaliste dans les années 30. Dans les grands noms, elle évoque aussi Daphne Oram, inventrice de l’Oramics, une technique innovante permettant de générer des sons électroniques en dessinant sur des films 35mm.

« Ces femmes sont considérées comme pionnières, mais ce qui m’importe avant tout c’est de rappeler qu’il n’y a pas qu’elles, mais que toutes les autres ont certainement été évincées ou découragées », conclut Elise Dutrieux. Elle précise tout de même que ce plafond de verre est présent dans tous les milieux et tous les styles musicaux, et a d’ailleurs cofondé Scivias, une plateforme qui agit pour un secteur musical plus inclusif en Fédération Wallonie-Bruxelles. Les initiatives de la sorte se multiplient, ainsi que les collectifs proposant des line ups exclusivement féminines ou queer.

« Le seul moyen de lutter réellement contre l’entre-soi, c’est une remise en question des hommes à la tête des labels et festivals. »

Ces soirées dites safe sont prisées par les personnes concernées, mais selon Elise Dutrieux : « Le collectif, c’est essentiel, mais le seul moyen de lutter réellement contre l’entre-soi, c’est une remise en question des hommes à la tête des labels et festivals ». C’est pour cela que des organismes comme Scivias essayent d’imposer des sanctions ou des quotas au secteur culturel pour une action concrète. La question de l’inclusivité se pose aussi dans la fosse pour les adeptes du genre.

 

La Démence, organisée une fois par mois au Fuse, est une des plus grosses soirées techno LGBTQIA+ en Europe ©Guillaume Pépin

 

Testostérone devant les caissons

La techno, c’est avant tout une culture de la nuit. Et même si les valeurs prônées sont celles du respect et de la diversité, ce n’est pas toujours le ressenti des participant.e.s :

« Il faut arrêter de mettre la techno sur un piédestal, ça reste le monde de la nuit et on n’est pas chez les bisounours. En tant que femme, on peut se faire pousser, harceler, comme partout », affirme Juliette.

« Je me sens plus libre de choisir comment m’habiller parce que c’est des clubs plus ouverts, mais ça n’empêche pas les agressions, il faut rester vigilante », déclare Inès.

« C’est vrai qu’on voit de plus en plus des mecs torses-nus qui gesticulent devant les caissons, c’est intimidant et en tant que femme on sait qu’on se ferait exclure si on faisait pareil », ajoute Lou.

Les femmes artistes ne sont pas non plus toujours prises au sérieux par le public, et se font parfois même déranger en plein set*, c’est d’ailleurs le cas de Laura Charlier : « On m’a déjà demandé pendant 20 minutes ce que je faisais, en sous-entendant que je ne savais pas mixer, et même parfois touché mes platines sans mon accord, c’est super perturbant et j’imagine que ça n’arrive pas aux hommes. Les mécanismes d’oppression sont parfois plus pernicieux dans des sphères qu’on pourrait penser plus ouvertes. »

Pour répondre à ces agressions, les collectifs et les clubs mettent en place des espaces dédiés à la sécurité des participant.e.s : les Care Teams. « J’ai remarqué que les collectifs comme GrooveLab font super attention à proposer un service de sécurité efficace, c’est aussi le cas pour des clubs comme le C12 », se réjouit Laura. Ces équipes de prévention s’occupent des questions d’inclusion et de respect des autres, mais aussi d’un autre enjeu très présent dans le milieu : la drogue. 

La techno, c’est du bruit pour les drogués ?

 

 

 

Voilà quelques-uns des clichés qui gravitent souvent autour de la techno et de celles et ceux qui l’écoutent. Mais est-ce vraiment le cas ? D’où viennent ces idées ? Et surtout : qu’y a-t-il de si puissant dans ce « boum boum » qui, d’un côté, attire des millions de personnes, et de l’autre, en repousse tout autant ? Pourquoi celles et ceux qui la vivent ne ressentent pas le manque de paroles, ne se lassent pas de la répétition, ne s’ennuient pas après des heures à onduler sur le dancefloor ?

Le fait que ce genre ne suive pas la structure musicale classique avec des strophes et des refrains, qu’il soit souvent minimal et répétitif, et qu’il exige une certaine concentration et prédisposition mentale, peut être intimidant. Et quand on ne le comprend pas, on le rejette vite. Mais la techno a le pouvoir de modifier nos perceptions, d’altérer notre esprit et notre corps, même sans substance.

L’effet psychophysique de la techno

 

Pierre Boulez, compositeur français, déclarait : « Ma musique ne doit pas être belle, ma musique doit être intéressante ». Mais qu’entend-on par « intéressante » ? « Cela dépend de la façon dont notre cerveau perçoit et interprète la musique », explique Henny Bijleveld, neurolinguiste spécialisée dans les mécanismes cognitifs du langage et de la musique. « Le genre techno a cette qualité, car elle exprime le monde qui nous entoure », poursuit-elle. Un monde perçu comme un environnement direct, qui nous enveloppe, comme une bulle sensorielle. Cela passe par deux canaux essentiels : le cerveau et le corps. Et c’est ce fameux « boum boum » qui en est le point de départ.

« Un univers de liberté »

Danser ensemble libère de la sérotonine, et nous fait nous sentir bien, avec nous-mêmes et avec les autres. ©Guillaume Pépin

Le manque de paroles, qui peut frustrer certains auditeurs, est en réalité une des caractéristiques essentielles du genre et de ses effets. Henny Bijleveld explique : « Quand on n’a pas de mots, on a la liberté d’avoir des émotions, des pensées qui s’expriment. La musique crée un univers de liberté. » L’absence de paroles ouvre donc un espace d’interprétation personnelle, où chacun peut se fondre dans le rythme et l’environnement sonore qui l’entoure.

Une autre composante souvent ciblée par les clichés, c’est le rythme : cyclique et répétitif, il peut être perçu comme un martèlement. Mais c’est cette structure cyclique qui plonge les auditeurs dans un état d’esprit altéré, une sorte de transe. La perception du temps et du lieu peut disparaître, l’esprit se vider et le corps se laisse porter par le rythme. La musique agit au niveau sensoriel mais aussi au niveau neurologique. La techno favorise un état d’esprit appelé flow, dans lequel la concentration est totale, comme si l’on entrait dans une forme de méditation.

Henny Bijleveld ajoute que l’aspect répétitif de la musique techno est rassurant : « Les grands succès musicaux sont basés sur un rythme très simple. Cela correspond à quelque chose qui nous rassure, parce qu’on le connaît ». Le fait que la techno soit construite sur des modèles répétitifs peut donc accroître ce sentiment de familiarité et de sécurité.

Des pulsations humaines et musicales

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Le DJ décrypte le langage du corps de son public pour adapter le BPM de son set. ©Guillaume Pépin

Le cœur humain bat, au repos, entre 50 et 100 fois par minute. Brice Deloose, ingénieur du son, DJ et producteur, explique que les fréquences technos tournent entre 120 et 140 BPM*, ou bien, battements par minute. Cette fréquence stimule l’activité cardiaque et respiratoire. Deloose précise que le but de ce tempo est de créer un état d’activation énergétique. C’est exactement comme si l’on faisait du sport.

Et c’est justement sur cette stimulation physique que repose l’effet techno : une montée d’énergie provoquée par un jeu de tension et de détente, explique Deloose, pour maintenir l’attention du public, son implication, et favoriser la libération de dopamine. Mais concrètement, comment cela se traduit-il ? Par l’alternance et la modulation des BPM d’un morceau.

 

Séquence de 117 BPM – le début d’un set.

 

Séquence de 125 BPM – rythme modéré, entre tension et détente.

 

Séquence de 135 BPM – rythme acceleré et intensité qui monte.

 

Ainsi, le fameux « boum boum » souvent associé à la techno n’est rien d’autre qu’une imitation amplifiée, de notre propre rythme cardiaque.

Si la techno attire autant, c’est aussi parce qu’elle ouvre des failles dans la perception : elle est propice à la transe et au lâcher-prise. Parfois, les corps cherchent à s’y perdre un peu plus, en recourant aux drogues. Parfois, ils n’ont besoin de rien d’autre.

« Tenir toute la nuit sans rien prendre, je n’y arrive pas. »

Pour Brice Deloose, « le milieu est souvent diabolisé, sans être plus concerné que d’autres comme l’horeca, par exemple ». Mais il est vrai que cet environnement peut favoriser certaines pratiques. Brice Deloose avance deux facteurs qui peuvent l’expliquer. Un héritage historique d’abord, la techno est née comme une échappatoire, une rupture aux normes sociales. Ensuite, la nature même de cette musique, qui altère la perception de soi et de l’environnement.

Thomas (nom d’emprunt), qui fréquente les rave parties et les fêtes technos, consomme de la drogue « surtout pour l’ambiance ». Il poursuit : « La techno est un genre très désinhibiteur et prendre quelque chose m’aide encore plus à me déconnecter ». Pour Marius (nom d’emprunt), un autre habitué, c’est une question d’énergie. Il affirme : « Le soir, après le boulot, j’ai juste envie de décrocher un peu, alors je vais en teuf. Mais franchement, tenir toute la nuit sans rien prendre, je n’y arrive pas. »

Vous êtes consommateur ? Besoin d’aide ? Infor Drogues, entre autres, est là : https://infordrogues.be/

Parmi les amateurs, certains préfèrent une approche « sans artifices ». C’est notamment le cas de Manon, qui va en soirée complètement sobre, sans alcool ni drogues. Elle confie : « Mes amies en prennent, mais ça me fait peur et je veux éviter toute dépendance. Je m’amuse quand même : je profite de la musique, je suis pleinement présente, sans artifices. C’est vrai que je fatigue plus tôt et je ne fais pas d’after, mais ça me va très bien. »

Amplifier le lien… ou le rompre

Certaines études sur la culture rave ont révélé qu’il existe un lien entre la prise de drogues et la solidarité qui peut naître dans un contexte collectif comme celui de l’univers techno, où l’on devient presque « un seul corps », selon Henny Bijleveld. Dans la rave et la scène techno, les drogues, en particulier la MDMA ou l’ecstasy, sont souvent vues comme des outils pour amplifier la connexion aux autres. L’ecstasy, surtout, accentue les sensations d’empathie, d’euphorie, d’unité.

Comme l’explique Brice Deloose, cette consommation découle également d’un certain héritage historique. Les premières raves étaient des espaces alternatifs, contre-culturels et libres, où les drogues marquaient une rupture avec la société et offraient une forme de « rébellion existentielle », pas seulement récréative.

Au fil du temps, pourtant, l’usage excessif de substances, combiné à la popularisation du genre et à un accès toujours plus facile aux drogues, a déplacé le centre de gravité. Le but premier devient, pour certains, de se défoncer plutôt que de profiter de la soirée. Ces dernières années, des collectifs et des structures de prévention assurent une présence active dans les soirées techno.

Dans la techno, le drop est un point culminant dans un morceau où survient un changement soudain dans le rythme ©Guillaume Pépin

 

Par ces initiatives solidaires, en revenant à ses racines, en intégrant de nouvelles influences, en ouvrant la scène à de nouveaux acteurs, le milieu de la techno se renouvelle sans cesse. Au-delà de ses clichés.