FRIP to FRIC : l’essor du marché de la seconde main à Bruxelles

Maxime Biard, Célia Gamez, Romain Hancisse, Marcus Mellerin

FRIP to FRIC : l’essor du marché de la seconde main à Bruxelles

FRIP to FRIC : l’essor du marché de la seconde main à Bruxelles

Maxime Biard, Célia Gamez, Romain Hancisse, Marcus Mellerin
Photos : Celia Gamez
2 mai 2025

Depuis quelques années, des nouvelles friperies bruxelloises redéfinissent les codes de la seconde main pour séduire une population différente, en quête de style et d’exclusivité.

Une musique groovy, une odeur unique et une déco dans un style américain des années 2000. Plus haut dans la rue, une autre friperie. Celle-là est plus rock et alternative. À côté, une énième boutique de seconde main qui, de son côté, reprend les codes de l’esthétique “BCBG”. Chacune a son style, mais toutes sont si bien organisées qu’il est difficile de les distinguer des boutiques de prêt-à-porter.

On associe souvent à la friperie un côté désorganisé, presque fouilli et vieux. La seconde main a gagné en popularité depuis les années COVID. Le centre-ville bruxellois connaît un véritable boom autour des vêtements d’occasion. Notamment, suite à la popularisation des discours écologiques et d’une reconsidération globale de nos habitudes de consommation des vêtements.

Suivant les modes, les friperies se réinventent, se numérisent et se popularisent. Le design de ces boutiques, la mise en scène des vêtements se peaufinent, le secteur devient plus pro, délaissant les codes et principes de la mode de seconde main. Ce nouvel El Dorado pousse de nombreux entrepreneurs à se lancer. On peut qualifier le commerce de la seconde main comme un véritable business. Au risque d’oublier l’aspect humain et écologique aux origines de la friperie ?

Bruxelles : une baraque à fripes

À Bruxelles, la rue des Riches-Claires est l'une des rues qui compte le plus de friperies ©Gamez Célia

L’industrie textile est à ce jour le troisième secteur le plus consommateur d’eau au monde. C’est également un secteur extrêmement polluant puisque, selon Oxfam, il est à lui seul responsable de 2 à 8% des émissions mondiales de gaz à effet de serre chaque année. Avec la fast fashion, le vêtement est pensé pour être éphémère : produit rapidement, vendu et jeté presque aussitôt. Mais depuis le COVID, une prise de conscience s’opère : 90% des européens affirment avoir adopté la seconde main. Moins cher sur le papier, plus responsable, c’est une manière de continuer à consommer mais sans culpabilité. L’essor de plateformes de revente de seconde main accentue la popularité du phénomène. “Vinted a joué un rôle de démocratisation de la seconde main”, observe Martine Clerckx, sociologue et spécialiste des tendances sociétales. Cette plateforme au succès fulgurant impacte directement les commerces d’occasion, y compris les boutiques physiques.

Ces dynamiques se retrouvent jusque dans le paysage urbain. A Bruxelles, le piétonnier voit fleurir les friperies un peu partout. “Tout le monde veut se mettre ici maintenant. Comme si ça devenait un peu le petit Berlin des fripes où chacun peut y trouver son bonheur” raconte Hicham, propriétaire de la boutique Rare. Un phénomène que confirme une vendeuse de l’enseigne : “Il y a eu une véritable explosion de jeunes qui ont repris la main sur le marché. Ils sont venus apporter quelque chose de nouveau qui n’existait pas avant à Bruxelles.” ajoute-t-elle.

Selon la fédération du commerce, le marché de la seconde main pèserait près de 1,5 milliard d’euros en Belgique.

La seconde main s’affiche aussi sur les réseaux sociaux, où elle s’impose en véritable tendance portée par des influenceurs. @alexandrakjl, suivie par trente mille personnes sur TikTok, partage ses bons plans Vinted, mais également ses meilleures adresses de boutiques de seconde main. Résultat : l’audience est au rendez-vous, certaines des vidéos cumulent jusqu’à 79 000 vues.

@alexandrakljNous sommes les reines des fripes ✨♬ original sound – alexandraklj

 

Devenir une marque : le grand relooking

Dans les nouvelles friperies, la disposition des vêtements est importante. ©Célia Gamez

Cette visibilité numérique ne s’arrête pas aux plateformes, elle transforme aussi l’identité même de la friperie. Aujourd’hui, l’univers visuel d’une boutique ne s’arrête pas à sa vitrine : de la déco intérieure, au logo, à sa présence en ligne. C’est toute la force du branding : créer une continuité fluide entre le numérique et l’expérience réelle en boutique.

 

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« Chez Rare, la politique du débrouille-toi n’existe pas »

Hicham, responsable de Rare, explique : “Dans mes boutiques je fais super attention à ce que ça ne soit pas le bordel, tout est trié par couleur dans les rayons. Chez Rare la politique du débrouille toi n’existe pas », raconte le gérant. L’accent est mis sur l’accompagnement client qu’il propose.“Ici c’est comme si tu allais chez Levi’s : la vendeuse ou le vendeur va pouvoir te conseiller pour la taille, la couleur et la coupe.” Loin de l’image de la friperie fourre-tout et poussiéreuse, ce genre d’enseigne propose une expérience client “premium”.

De la fouille à la sélection assistée : deux visions de la seconde main ©Gamez Célia

Mais ce n’est pas seulement une stratégie commerciale. Pour certaines boutiques, le branding est aussi un acte militant. Il traduit des valeurs comme l’écologie ou l’inclusion. Ces valeurs s’expriment aussi bien dans les choix esthétiques que dans les vêtements proposés ou les partenariats noués.

Le branding, ici, dépasse l’apparence. Il devient une identité. Une manière de dire : “voilà qui nous sommes, voilà ce en quoi nous croyons”. Et si le vêtement est un outil d’expression, alors le lieu qui le vend peut l’être aussi.

« Le public a changé (…) on attire une clientèle plus privilégiée. »

Si la mode vintage semble séduire de plus en plus de personnes, la question se pose sur l’accessibilité de ses produits. “Le public a changé” observe une des vendeuses de l’enseigne Rare. “On attire une clientèle plus privilégiée et qui peut se permettre de dépenser des sommes élevées”. Hicham nuance ce propos : “Oui certains articles seront un peu plus chers que dans d’autres friperies. Mais ici, tu payes aussi pour la sélection. Quand un client trouve direct le vêtement qu’il cherche, il accepte de mettre 5, 10 euros en plus.” Dans ce cadre, la fripe s’éloigne un peu de son esprit chineur et de bonnes affaires pour tous.

Pourquoi tous ces efforts ? Parce que le marché est devenu concurrentiel. Et dans une ville comme Bruxelles, où les friperies se multiplient à chaque coin de rue, se démarquer est devenu vital.

Ce phénomène de branding est devenu tellement important, que même les associations comme Les Petits Riens se sont mis à la page.

De la seconde main sale ?

La seconde main, une transition efficace vers l'écologie ? ©Célia Gamez

Ce branding soulève, aussi, des questions éthiques et écologiques. Certaines chaînes de friperies organisent un va-et-vient constant des stocks. Un vêtement non vendu à Bruxelles peut rapidement se retrouver dans un autre magasin de la chaîne à Amsterdam, Paris ou Berlin. Ce système de rotation, vanté à demi-mot comme une « garantie de disponibilité », s’éloigne parfois des principes d’une consommation responsable. Certains vêtements sont également issus d’exportations en provenance d’Inde, d’Italie ou du Bangladesh. Ils cumulent ainsi les kilomètres, tissant une toile aux impacts écologiques bien plus lourds qu’affichés.

“C’est un secret professionnel… Mais ça n’est pas éthique.”

Au cœur de cette mutation, apparaît une autre critique, lorsqu’on interroge la pré-sélection des articles par certains acteurs. Un stagiaire d’une autre enseigne confie à propos du fonctionnement interne: “C’est un secret professionnel… Mais ça n’est pas éthique”. Il prend pour exemple un de leurs jeans de marque, vendu sensiblement au même prix que le neuf. Une collègue assure qu’en interne ces enseignes achètent la marchandise en gros, pour ensuite les écouler à l’unité à des tarifs largement revus à la hausse.

“Moi j’aime l’achat-revente. J’aime la sape, mais j’aurais pu vendre des voitures.”

Bien que des dirigeants affichent clairement leur passion pour la mode, la dynamique commerciale prime aujourd’hui chez certains : “Moi j’aime l’achat-revente. J’aime la sape, mais j’aurais pu vendre des voitures”, explique le dirigeant d’une friperie bruxelloise.

Parallèlement, il existe toujours des modèles plus fidèles à la friperie originelle. Les Petits Riens, une institution depuis 1937, continue de défendre un modèle associatif fondé sur la solidarité et la réinsertion. Avec ses 27 points de vente, l’association fonctionne sur le système de dons, privilégiant la collecte, le tri minutieux, et la revente à des tarifs symboliques, refusant de céder aux logiques de surenchère commerciale.

Prix symbolique au Petit Rien @Célia Gamez
Les Petits Riens gardent leur politique de petits prix. ©Célia Gamez

“Le consommateur doit aussi prendre sa part de responsabilité. Il y avait un but social et écologique qui maintenant est mis à mal.”

Mais c’est aussi à cause des clients de plus en plus nombreux que ce nouveau modèle de seconde main a pu fleurir: “Le consommateur doit aussi prendre sa part de responsabilité. Il y avait un but social et écologique qui maintenant est mis à mal”, pense Martine Clerckx, sociologue et spécialisée dans les tendances sociétales. Des personnes de plus en plus jeunes vont au magasin pour dénicher une pièce. Autrefois, la rareté était un critère fort, mais aujourd’hui, le concept est délibérément exploité pour justifier des prix majorés : vendre des maillots de foot à 150 euros, par exemple, devient une fierté affichée, explique Martine Clerckx. “Il y a une envie de déstandardisation. Le client va repêcher des choses qui vont lui être plus personnelles, qui valident son identité. Et ce, même si ce sont des vêtements plus chers”, souligne-t-elle. Ce positionnement ne s’adresse plus à une population en difficulté, obligeant à repenser la friperie.

Le modèle traditionnel accessible cède la place à une mosaïque d’approches – semi-luxe, luxe, vintage, recyclage de fast fashion – pour un public souhaitant se distinguer. La seconde main reste le trait commun, même si l’idée d’« abordable » disparaît parfois des bouches des consommateurs.

 

Mais si certaines enseignes semblent s’éloigner des engagements initiaux en matière de responsabilité, Sara Kovic, fondatrice d’une start-up aidant les entreprises à adopter l’économie circulaire, nuance dans Le Soir : « Chaque fois que vous achetez un produit d’occasion, au lieu d’acheter un produit neuf, vous faites une bonne action, c’est certain, peu importe où il est trié et combien de kilomètres il a parcouru. »