Anorexie masculine - Le poids de la maladie

Baptiste Gillot

Média partenaire: Médor

Oui, l’anorexie se décline aussi au masculin. 10% des anorexiques sont des hommes. Nicolas fait partie de cette minorité quasiment invisible. À travers son histoire, ce récit met en lumière les obstacles sociaux et médicaux auxquels un garçon fait face lorsqu’il est touché par cette maladie "de fille".

"J’étais dans un état morbide, à deux doigts de la mort. Il fallait que je sois hospitalisé", admet Nicolas Heynderickx. À l’époque, le jeune homme est âgé de douze ans. Il pèse 20 kilos pour un mètre quarante et un. Ses parents, désemparés, l’envoient à l’hôpital pour enfants Reine Fabiola. Objectif du personnel médical : refaire manger Nicolas, et ce, par tous les moyens possibles. Le séjour durera six mois. "Cette période de ma vie, je la considère comme un trauma."

Jusque-là, Nicolas Heynderickx a connu, selon ses dires, une "enfance heureuse". Inscrit dans une petite école communale de Woluwé, il vit très bien sa scolarité. Tous les écoliers se connaissent. L’ambiance est bon enfant. Ensuite, Nicolas est envoyé dans une autre école à partir de la quatrième. Ce changement, il le vit mal. Il ne connait personne. Socialement, c’est un retour à la case départ. L’école ne compte plus une mais quatre classes par niveau. Moins intimiste, plus intimidant. Il découvre le jugement, les moqueries. "Un de mes potes s’était fait traiter de gros. J’ai toujours été mince mais à partir de là, j’ai fait attention à mon physique."

Le petit garçon se met alors à manger de moins en moins. À table, il prétexte des fausses excuses pour aller aux toilettes où il recrache sa nourriture. Vient un moment où plus rien ne doit rentrer. Une pomme par jour, c’est trop. "Je le cachais à tout prix mais mes parents n’étaient pas dupes, ils l’ont vite capté. Ils m’ont fait voir un pédiatre, un psy et une nutritionniste. A chaque fois, je disais que je ferais ce qu’ils me demandaient. Mais arrivé chez moi, je tombais de plus en plus dans mes travers." Sa santé se détériore au fil du temps. En trois mois, Nicolas perd treize kilos. Il sera hospitalisé en urgence. Il ne le sait pas encore, mais il est atteint d’anorexie mentale. 10% des anorexiques sont des garçons[1]. Pourtant, il n’en croisera aucun lors de son hospitalisation.

Les paramètres vitaux de Nicolas sont dans le rouge. Les premiers jours, il reste aux soins intensifs. "Je pense que même mon cerveau tournait au ralenti. J’en ai d’ailleurs gardé des séquelles ; j’ai eu des pertes de mémoire. Ça arrive qu’on me parle de souvenirs d’enfance dont je ne me souviens plus." Par la suite, il est transféré dans une chambre. Enfermé 23h/24, Nicolas a juste droit à une radio et à quelques bouquins. Un éducateur le surveille à chaque repas. Pas d’échanges ou de contacts. "Pas terrible pour te redonner goût à la nourriture." Le garçon, lassé de l’austérité des lieux, finit par refuser de s’alimenter. Le surlendemain matin, le réveil ne se déroule pas comme les autres jours. On l’emmène dans une autre salle. Là, on lui injecte de force une sonde gastrique. La douleur est insoutenable, l’idée de se faire nourrir de force l’est tout autant. Un traumatisme.

Seul au monde ?

Mars 2012. Nicolas se réveille dans une chambre qui n’est pas la sienne. Il se trouve dans la clinique psychiatrique de la Ramée, à Bruxelles. La cause : une rechute. Depuis la fin de sa dernière hospitalisation, il y a deux ans, Nicolas bénéficiait de soins ambulatoires. Son état était stable. Toutes les semaines, il voyait une psychologue, une nutritionniste et un pédiatre.  Mais depuis quelques temps, ça ne suffit plus. Avant de se retrouver ici, Nicolas a séjourné deux mois à l’hôpital Saint-Luc. "C’était similaire à Fabiola. Mes parents pouvaient quand même me rendre visite tous les jours mais je restais enfermé. Je revivais la même chose mais en moins strict." On lui diagnostique non pas un problème physique mais mental. D’où son transfert à la Ramée. Le lieu est réputé pour prendre en charge les troubles du comportement alimentaire (TCA). Dès le départ, dans cette clinique spécialisée, Nicolas accepte de manger. Il ne veut pas revivre un gavage. Mais il faut bien le dire, quand c’est un traiteur qui prépare la becquetance, l’exercice s’avère plus facile. "À la Ramée, je pouvais faire du sport, garder mon téléphone, voir mes potes. J’ai fait les 400 coups. J’ai vécu ça comme une colo de vacances en fait. Y’avait le coté médical qui était encore très présent mais pas lourd." Encore une fois, Nicolas se distingue des autres : c’est le seul garçon anorexique de la clinique, et ce sera le cas jusqu’à la fin de son hospitalisation.

"Lorsqu’une fille perd du poids à l’adolescence, le 'tiroir' de l’anorexie mentale est très vite ouvert."
Corine Blanchet, endocrinologue

Pourtant, Nicolas ne relève pas de l’exception. On l’a déjà évoqué, 10% des anorexiques sont en effet des hommes. C’est en tous cas le chiffre le plus souvent avancé par la communauté scientifique. Pourquoi s’est-t-il donc toujours retrouvé seul ? "Je travaille ici depuis 15 ans",  confirme Judith Dereau, cheffe psychiatre à la Ramée. "Parmi tous les adolescents qui ont été hospitalisés pour un trouble des conduites alimentaires, il y a eu cinq garçons." Le problème est lié au diagnostic. "Quand on parle de symptômes d’anorexie mentale, on parle des trois A. Perte d’appétit. Amaigrissement. Aménorrhée, absence des règles. Le troisième A n’est pas présent chez les hommes, il n’y a pas de repère aussi clair." L’équivalent chez l’homme, c’est la dysfonction érectile et la perte de libido. On a déjà fait plus clair comme symptômes, en effet. Même lorsqu’ils sont détectés, ces symptômes sont associés la plupart du temps à un trouble dépressif. L’endocrinologue Corine Blanchet assure que "lorsqu’une fille perd du poids à l’adolescence, le "tiroir" de l’anorexie mentale est très vite ouvert, mais lorsque c’est un garçon, au mieux on s’interroge, au pire on se dit que ce n’est pas grave, qu’il grandit, qu’il s’épaissira plus tard". Pas de diagnostic, pas de maladie détectée. Pas de maladie détectée, pas de soins appropriés. À cela s’ajoute une dimension taboue. « La force, qu’elle soit physique ou mentale, est valorisée socialement chez les hommes. Avouer qu’on a un trouble psychique, c’est avouer une faiblesse. À la honte d’avoir un trouble psychique, s’ajoute la honte d’avoir un trouble considéré comme féminin », explique Mickaël Ehrminger, chercheur en santé publique. Lorsque des troubles alimentaires apparaissent, la confusion et l’incompréhension s’en mêlent. Le réflexe, c’est souvent de les cacher, de les garder pour soi. Pour un garçon, c’est d’autant plus probable. Des Nicolas, il y en a d’autres dehors. Soit, ils ne le savent pas encore, soit ils refusent de se l’avouer.

Objectif abstinence

Nicolas revient du supermarché. Il rentre chez lui. Son vrai "chez lui". Il a à présent 24 ans et vit dans son propre appartement. Plusieurs émotions l’envahissent : la peur, la nervosité, la contrariété. Arrivé sur place, il cuisine ses pâtes et s’installe à table. Les tentures ont bien été tirées. Ça y est, le rituel peut commencer. Il est 17h. Nicolas engloutit son repas à la hâte. Il se dirige ensuite vers les toilettes. Il s’accroupit. Son doigt s’enfonce au fond de sa gorge. Il racle jusqu’à ce qu’il régurgite le contenu de son estomac. Et il répète l’opération, encore et encore. Son corps se contracte, se plie sous la douleur. Les signaux sont clairs : il faut arrêter. Mais Nicolas persiste. Au point que parfois, des gouttes de sang se mélangent au vomi. La plupart du temps, c’est plutôt l’apparition de bile qui conclut la "purge". Puis, il prend toujours une douche. Il est 18h15 lorsque Nicolas rouvre les tentures de son appartement.

Une crise de boulimie. Voici comment on nomme un épisode comme celui-ci, même si, dans le cas de Nicolas, il ne s’agit pas d’ingestion de grosses quantités de nourriture. Le but n’est pas de se faire plaisir mais bien de se remplir, de "combler un vide". En cas de forte restriction alimentaire, des phases boulimiques ou hyperphagiques[2] sont quasiment inévitables. Comme l’explique Yves Simon, psychiatre qui a créé l’unité des troubles alimentaires à l’hôpital de Braine l’Alleud, "lorsqu’une personne se prive de nourriture, le corps met en place une série de mécanismes pour se protéger de la dénutrition. Dès lors, la personne sera amenée à perdre le contrôle". Le craquage s’invite alors dans l’équation. Il guette, à l’affut. On a beau le repousser, à un moment ou un autre, il finira bien par s’imposer.

"Je pense que j’ai encore peur de prendre du poids, le gras reste tabou."
Nicolas  Heynderickx

À présent, Nicolas se sent mieux. Pas encore guéri, mais plus en paix avec lui-même. Le plaisir de manger revient petit à petit, mais le processus est fastidieux. Il mange trois repas par jour – ou du moins essaie. Il en saute quand même de temps à autre. "Je suis proche de l’orthorexie. J’ai du mal à faire des p’tits excès. Ça peut arriver mais le lendemain, je ferai plus attention. Je pense que j’ai encore peur de prendre du poids, le gras reste tabou." L’orthorexie se caractérise par la volonté de manger systématiquement sain, et de rejeter tous les aliments transformés, industriels ou perçus comme trop gras. Dit comme ça, ce TCA ne semble pas bien dangereux. Cependant, selon Guillaume Le Loc’h, pédopsychiatre à l’hôpital Reine Fabiola, "si le trouble devient obsessionnel, il y a un risque de basculer vers une anorexie mentale." De plus, les orthorexiques suivent parfois un programme sportif très rigoureux. Dans ce cas, ils peuvent rapidement glisser vers un autre trouble : la bigorexie ou dysmorphie musculaire. Autrement dit, la pratique excessive de musculation. Quand le corps "parfait" devient un objectif à atteindre à tout prix. Attention, une personne peut faire beaucoup de sport en ayant un rapport sain à son corps. Mais dans le cas des personnes atteintes de ce syndrome, elles ne sont jamais satisfaites. Pas assez de muscles. Trop maigre. C’est du moins ce qu’elles pensent, ce qu’elles "voient". D’où le surnom du trouble : l’anorexie inversée. Généralement, ça se traduit par l’adoption d’un régime ultra-protéiné, mais ça peut aller jusqu’à la prise de stéroïdes. Dans les salles de fitness, un homme sur dix serait concerné, selon la Fondation du trouble de la dysmorphie musculaire.

"Bonne fourchette"

Voilà huit ans que Dorian fréquente les Outremangeurs Anonymes (OA). Même façon de faire que les Alcooliques Anonymes : l’entraide, l’égalité entre les membres, les 12 étapes de guérison, le parrainage. Sauf que là, on parle de troubles alimentaires. Le jeune homme y est rentré presque par hasard. À l’époque, sa copine se rendait aux réunions OA. Elle savait qu’elle avait un TCA. Lui, pas encore. Il mangeait très généreusement, mais ne voyait pas le problème. Son entourage valorisait même ce côté "bonne fourchette", "bon vivant". "En tant qu’homme, c’est plus facile de se réfugier dans des excuses. On a moins de pression sur notre physique. Et puis, on est moins sensibilisés sur la question, donc c’est plus facile d’ignorer le sujet." Il était dans le déni et sa copine en avait conscience. Pour l’aider, elle  propose alors qu’il l’accompagne aux réunions OA. Pour qu’il en sache plus sur son problème à elle , prétexte-t-elle. Bon prince, il accepte. Après tout, c’est un mec empathique. Au bout de quelques réunions, Dorian réalise qu’il est hyperphagique. Il mange pour anesthésier ses émotions. "Si je n’avais pas eu l’illusion d’y aller pour elle, je n’aurais jamais poussé la porte. C’est un peu ridicule mais c’est ce qui m’a permis de ne pas affronter mes problèmes trop brutalement, je ne les aurais pas reconnus." Aujourd’hui Dorian ne se considère pas guéri mais abstinent. Il a en partie identifié la cause de son trouble : la procrastination et l’anxiété qu’elle engendre, d’autant plus lorsqu’on vit la pression d’un doctorant. Les causes d’un TCA sont souvent multifactorielles et dépendent d’une personne à l’autre : trouble obsessionnel compulsif, trouble du spectre autistique, événement traumatique, manque d’estime de soi, anxiété, dépression, environnement familial néfaste, etc. Ce ne sont que des exemples parmi tant d’autres. En fin de compte, le TCA, c’est souvent l’arbre qui cache la forêt.

[1] "Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux".

[2] Le fait de surconsommer de la nourriture dans un temps limité. Mais contrairement au boulimique, l’hyperphage n’adopte pas des comportements compensatoires comme les jeûnes, les vomissements provoqués, la prise de laxatif, etc.