Patients partenaires : Bonjour docteur, comment tu vas ?

Louise Canu

Média partenaire: Médor

Il a une gueule à la Delon, le côté pédant en moins. Dans sa vie, Joël Bouillon n’a pas eu la reconnaissance qu’il escomptait. Quand il travaillait en tant qu’assistant social, sa cheffe lui a mené la vie dure. "Tu es gros, on dirait que tu vas accoucher, tu sens la frite." Un harcèlement qui se termine en burn-out, auquel le décès de sa maman et une rupture sentimentale douloureuse n’arrangent rien. "Deux gros chocs" qui le conduisent à s’installer à Liège, avec l’espoir de remonter un peu la pente. Il s’inscrit à la Maison médicale La Passerelle, où ses thérapeutes lui conseillent vivement de rejoindre l’association de patients. Et là, bingo : il revêt le statut de "patient partenaire" et troque sa solitude contre un quotidien tout en soin.

À l’origine du "partenariat patient", un constat : le monde médical change, et avec lui, l’équilibre traditionnel des relations entre soignés et soignants. Si la médecine n’est plus réservée à une élite, perdure cette bonne vieille idée du "soignant qui connaît la vérité, qui sait ce qu’il faut faire, et duquel le patient est prié de suivre les avis". Un modèle t"echnocratique" dans lequel ne se reconnaît pas la Maison médicale La Passerelle.

La Passerelle se situe en Outremeuse, l’un des quartiers populaires de Liège. Ses habitants s’accordent à dire que le quartier n’est pas "spécialement beau", mais cela n’a pas d’importance. Il est connu pour sa mobilisation sociale et ses valeurs de solidarité. La Maison médicale, déterminée à promouvoir un système de soins horizontal, est à l’image du secteur.

Le "partenariat patient" prend racine dans le modèle politique de La Passerelle, basé sur l’autogestion. "L’ensemble de l’équipe, y compris les patients qui sont représentés à l’Assemblée générale, prend les décisions et gère de manière collective et non-hiérarchique la Maison médicale", lit-on sur le site internet. Les discussions englobent une foule de problématiques, allant du choix de la couleur des bacs à plantes à la gestion des groupes de parole sur la fin de vie des patients. La prise de décision ne risque-t-elle pas d’en être ralentie ? "C’est sûr, en dictature, tout va plus vite", rétorque le docteur Olivier Montigny. "À voir si c’est réellement satisfaisant pour tout le monde." 

Nouer un "lien thérapeutique" 

Avec son étiquette Décathlon qui dépasse de sa polaire, son blue jean et ses chaussures de randonnée, Olivier vous met tout de suite à l’aise. Alors qu’il hésitait à embrasser une carrière de pianiste professionnel, il réalise un stage de médecine tropicale au Cameroun. Il faut imaginer un gamin de 23 ans et son maître de stage qui s’occupent, seuls, de 300 patients dans un hôpital. L’expérience marque.

"L'art de diriger consiste à savoir abandonner la baguette pour ne pas gêner l’orchestre", a dit un jour le chef d’orchestre autrichien Herbert von Karajan. En ce sens, Olivier Montigny n’est pas tout à fait passé à côté d’une carrière musicale. Ses consultations sont des morceaux dont il interprète la partition de concert avec les patients. Aux jeunes parents du bébé qui pleure, il montre le thermomètre. 38,7°. "Est-ce que vous seriez d’accord pour un sirop antibiotique ?" À Jules, 9 ans, il pose la question : "Toi, tu penses qu’il faudrait quelque chose pour que ta langue arrête de piquer ?" Enfin, le maestro prend la mesure du tourment parental. "Madame, vous l’avez très bien soigné."

"Ça marche mieux quand on essaye de trouver des solutions ensemble, et qu’on vérifie que le patient comprend de quoi on parle." Olivier Montigny, médecin "partenaire"

À votre arrivée, Olivier plante son regard dans le vôtre, et vous demande, tout sourire : C"omment allez-vous ?" Il noue un "lien thérapeutique", comme on dit dans le jargon médical, qui se veut inclusif et collaboratif. "Ça marche mieux quand on essaye de trouver des solutions ensemble, et qu’on vérifie que le patient comprend de quoi on parle, qu’on est d’accord, que la solution convient à tout le monde. Si on propose une solution qui ne convient pas, elle ne sera pas mise en place et ne fonctionnera pas. C’est cette idée de construire un dialogue, ça se fait vraiment à deux." 

Tenez, un exemple. Isabelle est patiente à La Passerelle. Cela fait déjà un bout de temps qu’elle se plaint de douleurs inexpliquées mais sa mutuelle fait pression pour qu’elle retourne au travail, après presque deux ans de mi-temps thérapeutique. Elle a vu des spécialistes dans tous les sens, sans parvenir à "trouver de solution miracle". Olivier, lui, se place à l’écoute de sa patiente. "Je veux bien qu’on fasse le chemin ensemble, mais ce sont quand même les gens qui souffrent, pas moi." 

- Isabelle : "Je n’ai pas de demande particulière. C’est juste que ça fait bizarre, ce mi-temps, qui se termine. Voilà, je crois que c’est tout."

- Olivier : "C’est déjà bien." 

La patiente accepte son retour au travail sans trop broncher, ce qui ne manque pas d’étonner son médecin traitant. "Je pense que ça arrangerait bien la mutuelle. J’aime beaucoup la mutuelle, hein !" précise Olivier. "Mais une bonne partie du travail du médecin conseil de l’INAMI, c’est d’évaluer si les interruptions de travail sont justifiées, en disant que les médecins ne sont pas toujours très objectifs. Ce qui est vrai, parfois. Mais cette patiente ne va techniquement pas mieux. Je ne voudrais pas qu’elle soit bêtement la victime du système parce que c’est une bonne poire, ce n’est pas une bonne raison." Au mur, une photographie en noir et blanc montre des manifestants brandissant une pancarte : "On préfère travailler tous que travailler plus." 

Le cabinet d’Olivier relève du joyeux bordel. Il fonctionne mieux comme ça, depuis le temps. Il a une théorie à ce sujet. "Je ne suis pas sûr que la qualité des soins soit proportionnelle au fait que tu aies un grand cabinet luxueux, avec tes diplômes affichés au mur. Il y a des docteurs comme ça. Avec de beaux sièges en cuir, un grand bureau en chêne et une belle bibliothèque avec plein de livres très compliqués et bien rangés." 

"On n’attend pas que les thérapeutes s’occupent de nous, on utilise les soins de santé."
Des patients ou "usagers" de la Maison médicale La Passerelle

Patients et professionnels ne sont pas séparés par un bureau, comme c’est le cas dans la plupart des cabinets. Celui-ci est positionné contre le mur, permettant ainsi au binôme de s’asseoir côte à côte. Et, fait suffisamment rare pour être souligné, le patient dispose d’une pleine visibilité sur le contenu de l’ordinateur du praticien. "L’ordinateur au milieu, c’est pour que le patient ait accès à son dossier et qu’il puisse participer, réagir. L’idée, c’est d’être le plus transparent possible. Et puis, on ne sait pas tout, en tant que médecin, on apprend aussi beaucoup quand le patient prend un peu les rênes."

Pas des "patients"

18 heures, les soignants donnent un dernier tour de clef. Quelques patients montent les quatre étages pour se rendre au Conseil d’administration de L’Impatient, l’association de patients de La Passerelle. Gérée par un Conseil d’administration élu par une Assemblée générale, elle se veut solidaire des patients et de leurs différences sociales et culturelles. Ils corrigent tout de suite : ce ne sont pas des "patients". "On préfère le terme “usagers”, qui est un mot plus acteur. On n’attend pas que les thérapeutes s’occupent de nous, on utilise les soins de santé."

Certains usagers se fichent royalement du concept de "partenariat patient". Olivier Montigny l’a constaté à pas mal de reprises. "Il y a encore beaucoup de personnes qui arrivent, ont une confiance aveugle et disent : c’est vous le docteur, c’est vous qui savez." D’autres ne s’y retrouvent tout simplement pas. Fanny Dubois, secrétaire générale de la Fédération des Maisons médicales, observe ces différences d’appréciation d’un très bon œil. "Le modèle du “partenariat patient” est d’abord un cadre théorique, mais les patients, selon leurs capitaux, leurs ressources émotionnelles, l’expérimentent à leur façon et utilisent leurs propres mots. Cela me rassure de savoir que les patients ne se robotisent pas derrière les savoirs froids des soignants !"

Du patient washing?

 

Je suis surprise qu’aucun professionnel de santé ne soit présent autour de la table lors de ce Conseil d’administration. Joël Bouillon, membre de L’Impatient, réagit. "Oui, mettons les pieds dans le plat tout de suite. Moi aussi, j’aimerais bien comprendre pourquoi." Une absence "de longue date", dont les membres de l’association débattent.

- "La parole se libère beaucoup plus facilement quand on est entre nous, tout le monde n’est pas à l’aise pour prendre la parole devant un médecin. Ça permet de rééquilibrer les rapports de domination. Ici, c’est comme un espace safe, où on peut discuter en toute liberté, sans passer par une figure médicale."

- "Moi, j’entends bien que “le patient est acteur de sa santé, on travaille de concert, on ne consomme pas des soins mais on fabrique de la santé”, etc. Mais ce n’est pas toujours simple, on reste un groupe d’humains. Donc moi, ça m’intéresserait qu’il y ait de temps en temps des soignants, au moins pour ne pas tomber dans l’instrumentalisation." 

Un risque bien réel, qu’Olivier Montigny reconnaît, plus tard, en écrasant sa cigarette. "Le danger, c’est d’inclure les patients parce que ça fait bien, parce que ça leur fait plaisir ou parce que c’est à la mode. Mais leur pouvoir est généralement plus de l’ordre du consultatif que du décisionnel, surtout pour les grosses décisions." Pas évident pour les praticiens d’accepter que les "patients aient leur mot à dire", même si "aucun ne dira qu’il est contre la participation des patients, au risque de se faire virer".

A l’ère du féminisme washing, du greenwashing et autres techniques marketing douteuses, peut-on parler d’un patient washing ? Sans oser trancher, l’équipe espère qu’à l’avenir, "on pourra considérer les patients comme de vrais partenaires." En attendant ce jour, les patients s’organisent entre eux.

Prendre moins de médocs

L’équipe file au café social Le Chal'heureux, à quelques pas de La Passerelle. Au menu de ce soir, riz sauté, poulet frit et thé vert. Ouvert à l’initiative de l’association de patients, les membres comptent bien offrir un espace de partage "aux personnes isolées et précarisées du quartier d’Outremeuse". Quand on sait que 80% de notre santé est déterminée par des facteurs non-biologiques, cela vaut le coup pour les bénévoles de connaître "le vécu et les conditions de vie des personnes autour de soi." 

Les nombreuses activités organisées par L’Impatient sont aussi le moyen de brouiller les frontières entre les statuts de patient et de soignant. "Ici, je m’appelle Joël. Au cabinet, c’est M. Bouillon. J’aime bien cette double casquette." Peut-être aussi l’occasion de quelques engueulades, "mais on fonctionne comme ça, on se frite, on se fâche, on se rabiboche."

Joël Bouillon cherche son texte sur la table, retire ses lunettes et bombe le torse. "Comme beaucoup d’entre nous parfois je me suis senti seul, isolé, je peux confirmer qu’être ensemble et partager des expériences, c’est gai !" Le sosie de Delon qui proclame un slam sur une Maison médicale d’un quartier populaire de Liège, la situation a le mérite d’être originale. "C’est ça aussi, la santé et la solidarité, nous patients, pensons qu’être ensemble, c’est pas du toc, c’est une thérapie de choc, pour prendre moins de médocs." 


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