Violences obstétricales - Coup de blouse chez les soignantes

Céline Avot

Média partenaire: Médor

De nombreuses femmes ont témoigné de violences obstétricales ces dernières années. Non-consentement par rapport à certains gestes, humiliations, absence de soins… Ces actes ne sont pas des faits isolés : ils résultent de l’asphyxie du système hospitalier. Trois maternités nous ouvrent leurs portes pour nous aider à comprendre le quotidien des soignantes.

"Allez madame, on ne s'arrête pas !" Épuisée, après avoir poussé pendant presque deux heures, la patiente de la chambre 1 pleure, le visage déformé par la douleur. Deux minutes plus tard, ses traits se détendent, ses yeux s’illuminent : elle vient de devenir maman. Une bulle se crée entre elle et sa fille alors qu’autour, tout s’accélère. Une gynécologue quitte la salle, deux sages-femmes s’activent autour de son périnée. L’une d’entre elles part précipitamment de la chambre ; une autre femme va bientôt accoucher. L’arrivée d’un bébé est un moment hors du temps pour les parents, le basculement vers une vie nouvelle. Le quotidien des professionnels des maternités, lui, est un chamboulement permanent. Dans leur service, ils ne vivent pas la même magie que les parents.

 "On n’a pas besoin de faire du sport", blague Sylvia, sage-femme à l’hôpital Érasme. Depuis le début de sa garde, à sept heures, elle ne s’arrête pas, arpentant le couloir de la salle d’accouchement presque en courant, passant de chambre en chambre au rythme des lumières rouges qui s’allument au-dessus des portes. Dans la salle de garde, une grande télévision affiche les monitorings de tous les bébés : les courbes envahissent l’écran, signe que le service est complet. Trois sages-femmes assurent la garde : "Insuffisant quand le tableau est plein. On n’a pas le temps", estime Géraldine Wagemans, responsable adjointe des sages-femmes de la salle d’accouchement. "On n’augmente pas le staff et on demande de plus en plus de qualité, mais aucun changement n’est fait dans le service." Elle fait référence aux nombreux témoignages de femmes, sur les réseaux sociaux depuis 2015, qui dénoncent des violences de la part des gynécologues et des sages-femmes. "Il peut s’agir de propos déplacés, humiliants, voire menaçants, d’absence d’information, absence de consentement ou non-respect du refus de soins, de déni de la douleur exprimée par la femme, de négligence, de non-respect de l’intimité, voire de brutalité dans les gestes… », décrit sur son site Lla Plateforme pour une naissance respectée, une asbl belge qui milite activement contre les violences obstétricales. De nombreuses études d’associations militantes[1] montrent que ces violences sont souvent perçues comme des faits isolés, alors qu’elles se situent au croisement entre les violences sexistes et institutionnelles et découlent d’un problème plus profond.

"On est frustrées de ne pas pouvoir bien faire notre métier", soupire Isabelle Cattlin, sage-femme à l’hôpital Saint-Luc. Manque de personnel, manque de temps, manque de moyens : difficile pour les services de maternité de respecter le rythme de chaque femme, alors qu’on leur demande "toujours plus, toujours plus vite ». À l’heure où les soignants sont pointés du doigt et accusés de violences obstétricales, eux ciblent l’institution hospitalière qui coule petit à petit, emmenant avec elle les restes d’humanisme et de tranquillité qui prévalaient dans les services de maternité.

Marathon hospitalier

À l’unité 508 de l’hôpital Saint-Pierre, il y a cinq sages-femmes pour 17 chambres, dont quatre doubles. Ce jour-là, 14 chambres sont occupées, donc 28 personnes au total. "C’est impossible de prendre bien le temps pour chaque maman", raconte Marie, sage-femme depuis sept ans à l’hôpital. Surveiller les cicatrices des césariennes, vérifier que les nouveaux-nés n’ont pas la jaunisse, montrer aux jeunes mamans comment allaiter, et surtout rassurer les nouveaux parents, les sages-femmes jouent un rôle important dans l’arrivée d’un bébé. « Le relationnel avec les mamans, le cadre bienveillant dans les maternités, c’est essentiel", affirme Lucie Debuck, responsable de la maternité. "Mais avec tout ce qu’on a à faire, on est obligées d’être rapides, il faut courir entre les gens."

La cadence est rude, les sages-femmes ont peu de temps pour se reposer, un repas souvent pris sur des temps de réunion et des horaires décalés, alternant entre trois plages différentes (7h-15h/14h30-22h/22h-7h30). "On fait tout ce qu’on peut, mais avec la charge de travail, on ressent qu’on ne fait pas notre maximum, que c’est insuffisant", témoigne Marie. "Quand il y a beaucoup de monde, on n’a pas de temps pour les mères. Quelquefois, elles préfèrent la péridurale parce qu’elles ne se sentent pas soutenues par l’équipe, alors qu’elles avaient peut-être des projets de naissance autres", explique Jessica, sage-femme en salle d’accouchement.

Les politiques concernant les maternités ne vont pas dans le sens de donner plus de temps au personnel soignant. Depuis 2015, à la suite d’une demande de la ministre de la Santé de l’époque, Maggie De Block, les séjours en maternité ont été réduits à deux jours après un accouchement sans complications. Cela permet d’augmenter le nombre de lits disponibles et de réaliser des économies. « Quand j’ai commencé le métier, les femmes pouvaient rester 5-6 jours après leur accouchement. Maintenant, on n’a plus ce temps-là, on est stressées et on induit du stress chez les parents", affirme Isabelle Cattlin, sage-femme depuis plus de 30 ans. Cette réduction du temps de séjour a entraîné une réduction du personnel, selon Vanessa Wittrouw, présidente de l’Union professionnelle des sages-femmes belges francophones (UPSFB). Dans la Région bruxelloise, 1.676 sages-femmes étaient employées dans des centres hospitaliers en 2014, pour 1.135 en 2018, selon les données de la cellule planification de l’offre des professions de soins de santé du Service public fédéral de santé. "Désormais, les sages-femmes font de l’intensif tout le temps."

"Ce n’est plus un moment émotionnel"

En Région bruxelloise, 32 % des accouchements ont été déclenchés, avec une rupture artificielle de la poche des eaux ou une injection d’ocytocine de synthèse (hormone qui provoque les contractions) en 2021. La médicalisation de l’accouchement a également engendré sa "standardisation", selon Florence Guiot, présidente de la Plateforme pour une naissance respectée. De nombreux professionnels s’appuient notamment sur la norme selon laquelle le col de l’utérus s’ouvrirait d’un centimètre par heure, alors que des publications de l’OMS réfutent cette idée. "Les accouchements sont surmédicalisés, on intervient un peu trop vite", admet Mathilde, sage-femme à Saint-Luc. "Le déclenchement artificiel du travail est devenu une pratique obstétricale courante", indique le Centre d’épidémiologie périnatale (CEPIP), en précisant que "celle-ci n’est pas sans risque". Le déclenchement peut entraîner des complications qui nécessitent l’intervention d’obstétriciens. En 2021, sur 22.065 accouchements en Région bruxelloise, 9% ont été réalisés à l’aide des ventouses et 11,8% des femmes ont subi des épisiotomies. Des chiffres qui varient d’une maternité bruxelloise à l’autre. Dans certains services, les épisiotomies concernent plus d’un accouchement sur quatre. Le taux de césariennes a par ailleurs augmenté de 6,3% de 2008 à 2021, pour atteindre 20,1% des accouchements, alors que l’OMS estime que seulement 10 à 15% d’entre eux nécessitent ce type d’intervention chirurgicale.

"En 20 ans, le métier est passé d’assistante du gynécologue à professionnelle du monde médical", analyse la présidente de l’UPSFB. "Cela a entraîné un délaissement de l’accompagnement au profit du médical."Les sages-femmes sont en effet mieux considérées et ont désormais plus de compétences, mais pour certaines, l’accouchement n’est plus un événement singulier. "Ce n’est plus un moment émotionnel, c’est un moment médical", constate tristement Isabelle Cattlin. "En Belgique, on surmédicalise, et les normes deviennent très exigeantes, alors que l’accouchement est un acte physiologique."

À l’unité 508 de l’hôpital Saint-Pierre, après chaque passage en chambre, Marie s’arrête devant un ordinateur dans le couloir à la lumière jaunâtre. Elle doit inscrire de nombreuses informations médicales : réalisation d’une prise de sang, tension, couleur des selles, laps de temps après l’accouchement pour uriner, taux de bilirubine pour la jaunisse, poids du bébé… Tout doit être noté avec précision. "On est abruties par les démarches administratives", soupire Isabelle Cattlin. "C’est inutile au possible ! Ça nous prend beaucoup trop de temps et ça nous empêche d’être auprès de nos patientes."

Épisio budgétaire

Devant cette surmédicalisation, dénoncée autant par des patientes que des soignants, des hôpitaux mettent en place des services particuliers, en marge des maternités, pour accueillir des accouchements démédicalisés. C’est le cas du Cocon, situé au quatrième étage de l’hôpital Érasme. Le projet a été mis en place par Michelle Warnimont, auparavant sage-femme au sein de la salle d’accouchement. Ce "gîte de naissance" accueille des femmes qui souhaitent accoucher naturellement avec une sage-femme à leur côté. Ce projet permet un suivi individuel et au rythme de la mère. Ici, on attend que le travail se mette spontanément en route, entre 37 et 41 semaines de grossesse. L’initiative plaît beaucoup. Le Cocon doit régulièrement refuser du monde.

 Dans la maternité classique, en revanche, les équipes continuent à subir la pression économique. "On a envie de changements, mais les moyens ne sont pas là", se désole Laura Cuypers, responsable des sages-femmes de la maternité d’Érasme. "On peut comparer les hôpitaux à des entreprises", explique Philippe Defeyt, économiste à l’UCL. "L’entreprise doit être efficace, mais de manière efficiente." Une philosophie qui pousse à faire de bons résultats avec le minimum de dépenses, forçant ainsi les équipes médicales à faire du chiffre. À Saint-Pierre, le service a déjà vu dix lits se fermer récemment pour "manque de rentabilité financière", selon Lucie Debuck. "Il y a un enjeu économique derrière la santé", estime Roxane Lejeune, animatrice en éducation permanente et chercheuse au Centre permanent pour la citoyenneté et la participation (CPCP). "Les soignants n’ont pas le temps d’écouter une patiente. L’institution est soumise à des lois capitalistes et néo-libérales. Il faut aller vite. Dans cet enjeu de rapidité, il y a le déclenchement des accouchements."

Évolution générationnelle

Si les violences obstétricales peuvent s’expliquer par une dynamique institutionnelle caractérisée par le manque de temps et d’argent, elles sont également le résultat de normes et de pratiques qui ne répondent plus aux exigences de la société. "Les patientes, qui auparavant acceptaient de souffrir en silence, sont de plus en plus conscientes de leurs droits, de leurs besoins et envies", explique Abraham Franssen, professeur de sociologie à l’université Saint-Louis. "Il y a une remise en question de la relation d’autorité."

Élaboration d’un projet de naissance, choix de différentes positions pour accoucher… : "le changement vient des femmes", affirme Géraldine Wagemans. Des praticiens refusent encore cette évolution des mentalités, en continuant de recourir à des méthodes archaïques, comme l’expression abdominale, une pratique désormais interdite en France et non recommandée en Belgique. "Il y a des gynécologues qui demandent encore de le faire et tu vois des sages-femmes qui se mettent au-dessus de la femme et qui lui appuient sur le haut du ventre", raconte une sage-femme de l’hôpital Saint-Luc.

"Il y a une évolution des mentalités dans la nouvelle génération, mais les vieux gynécologues agissent toujours comme ça", analyse Caroline Kadji, professeure de gynécologie et d’obstétrique ainsi que gynécologue à l’hôpital Brugmann. "La nouvelle génération a conscience de l’impact qu’elle peut avoir sur le corps de l’autre." La question du consentement semble faire sa place aujourd’hui. À Érasme, une assistante gynécologue frappe doucement à la porte de la chambre 1 avant d’entrer. Sur sa blouse, elle porte un badge "Mon corps, mon choix".


Voir par exemple "Accoucher à Bruxelles et en Wallonie avant et pendant le Covid", par la Plateforme pour une naissance respectée et « Les violences obstétricales, des exceptions ? » par Fanny Colard (Solaria).


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