Le rapport à la politique des primo votants

Par Simon Potie, Maxime Descamps, Charly Pieters et Pierre-Alexandre Gez

"Voter, c’est une grande responsabilité et la politique, je n’y comprends rien"

Le 9 juin, les 16-18 ans pourront participer aux élections européennes. Plongée dans une école technique et professionnelle de Mons pour parler de politique avec les élèves en âge de voter. Un constat : beaucoup ne se sentent pas légitimes pour participer au scrutin, souvent par manque d’information.

"La politique, je m'en fous, je ne comprends rien. Tout le monde donne son avis et donc je n'arrive pas à faire le mien.” Maelle, 16 ans. Comme cette jeune femme, 268.000 jeunes belges âgés de 16 à 18 ans auront l'opportunité de voter lors des élections européennes, représentant ainsi 2,9% du corps électoral du pays selon les données émanant du Centre d'étude de la vie politique de l'Université libre de Bruxelles (CEVIPOL). Pour autant, une grande partie de cette nouvelle génération paraît insensible, voire méfiante, vis-à-vis de la sphère politique.

Direction l’institut Saint-Luc à Mons, une école technique et professionnelle. À quelques mois des élections, l’idée est de donner la parole à ces jeunes que l’on dit très éloignés du débat politique. Ces garçons et ces filles qui quittent tout doucement l’adolescence, qu’ont-ils réellement dans la tête ? La politique est-elle le dernier de leurs soucis, comme on le dit ? Que savent-ils des enjeux d’une élection ? Comment s’informent-ils ? Autant leur poser la question : c’est ce que nous avons tenté de faire cet après-midi-là à l’occasion d’un débat.

À la recherche de leur place dans le monde politique

Nous sommes accueillis par un mélange de curiosité mais aussi une forme de lassitude. Pour l’instant, notre visite ne se résume pour eux qu’à des journalistes venus parler politique. Ce n’est certes pas un sujet qu’ils maîtrisent, peu de gens peuvent d’ailleurs s’en vanter, mais ces jeunes semblent être persuadés qu’ils ne sont pas concernés par la politique.

Les débuts sont un peu timides, certains tentent quelques blagues, d’autres, plus silencieux, ont l’air de creuser la question. Les premiers intervenants donnent l’impression de craindre une mauvaise réponse. Pour la plupart, c’est la première fois qu’ils doivent formuler un avis sur la politique ou la première fois que leur vision de la politique est crédibilisée.

Les langues se délient pourtant rapidement. Notre équipe est plutôt jeune, décontractée. L’entretien reste informel. Le dialogue fait place à la plaisanterie, même s’il faut parfois recadrer la discussion. L’enseignante, Madame Delhaye, donne également un vrai coup de pouce quand elle leur rappelle qu’ils reprendront leur leçon de math dès l’instant où nous aurions terminé. Un deal implicite naît donc, nous n’arrêterons pas l’atelier tant qu’ils n’arrêteront pas d’interagir avec nous.

Les bancs, habituellement alignés face au tableau, ont été disposés en U pour favoriser les échanges. D'un côté, la classe de l'option artistique réunit autant de garçons que de filles, de l'autre, la classe d'option mécanique se distingue par sa majorité masculine.

"Je me plonge dans les techniques de dessin, et c'est tout ce qui m'importe. Plus tard, j'aimerais devenir tatoueur”, partage Leny, un étudiant de l'option artistique. "Pour l'instant, je suis simplement spectateur (...) je pense que les artistes devraient s'engager, mais pour ma part, je me contente de suivre. Je ne voterai pas.”

Même son de cloche pour Martial de l’option mécanique : "Ça ne m’intéresse pas trop, ce n'est pas mon truc de voter pour l'un ou l'autre. » Contrairement à Martial, Loredana témoigne d’un intérêt pour la chose politique mais conçoit un manque de connaissance du sujet et déclare : "On devrait parler davantage de politique à l'école. Je ne compte pas aller voter pour les européennes, mais pour les élections en Belgique, oui, je compte me renseigner.”

La variété des opinions et des préoccupations exprimées par ces jeunes reflète le sentiment général d'être souvent laissés pour compte.

Du sentiment d’impuissance à la défiance

De cette jeunesse interrogée à l'Institut Saint-Luc, émerge un sentiment partagé d'impuissance face à la politique. Nombreux sont ceux qui expriment une méfiance envers les discours et les campagnes médiatiques, se sentant utilisés comme des chiffres dans une stratégie politique, sans que leurs véritables besoins et aspirations ne soient pris en compte. Ils ont le sentiment que leur avis est parfaitement inutile, car la politique appartiendrait à l'État, l’institution les dépasse.

"La politique ne m'intéresse jamais, je ne me sens pas concerné. Ce n'est pas mon truc. Je veux être informaticien. Si, dans le cadre de mon métier, on me supprime quelque chose, je m'en fous. Je retourne simplement au travail. Lutter contre de nouvelles lois prendrait du temps et de l'énergie. Si mon pays entre en guerre, ce n'est pas que je m'en fous, mais je n'ai pas le pouvoir de changer quoi que ce soit. Je me sens impuissant face à cela”, exprime Gaël d’un ton résigné.

Cette impuissance peut conduire à un désintérêt ou un désengagement accru, les jeunes se sentant incapables de faire entendre leur voix ou de changer les choses. "Je doute que mes actions puissent vraiment influencer quoi que ce soit”, souligne Leny.

Parfois, le sentiment d’être manipulé par le discours politique apparaît au détour d’un témoignage. Chez les jeunes aussi, l’image négative des responsables politiques est dominante. La conséquence de cette perception est cruelle : à cet âge-là, on n’a pas envie de s’impliquer dans la vie de la société, pour conserver sa liberté de penser.

"J’ai l'impression de me faire berner et j'ai l'impression qu'il y a toujours que du négatif sur les politiciens, ils veulent toujours paraître meilleurs que ce qu'ils sont. Je sais qu'un jour je vais devoir m'y intéresser, mais j'ai peur de me faire influencer et mener à la baguette », déclare Maëlle, méfiante à l’égard des discours politiques.

Dans la classe, ce thème fait beaucoup réagir. Tous reprennent les propos qui viennent d’être tenus par leur camarade et rebondissent parfois de manière désordonnée mais un consensus naturel émane de cette thématique.

Contexte électoral et médiatique

Avec les élections européennes qui approchent, la participation des jeunes électeurs devient un sujet d'importance, tout comme l'évolution du paysage médiatique et les investissements massifs des partis politiques sur les plateformes en ligne.

En effet, les habitudes d'information des Belges connaissent une transformation significative : plus de 40% des personnes interrogées déclarent s'informer principalement via les réseaux sociaux, marquant une nette progression par rapport à 2022.

Instagram et TikTok émergent comme des plateformes privilégiées pour suivre l'actualité, révèle l'enquête annuelle de l'Institut Reuters sur les pratiques d'information en ligne. Nos jeunes n’échappent pas à la règle : "Quand je parle de politique, c'est que je vois des posts sur les réseaux sociaux, mais je ne regarde pas par moi-même” déclare Maëlle.

Ce phénomène, les partis politiques l’ont bien intégré, surtout au nord du pays. Près de 90% des dépenses engagées sur Meta par les partis belges sont le fait des néerlandophones. Sur les trois derniers mois de l’année 2023, le Vlaams Belang est le plus dépensier, et de loin avec 319 000€ déboursés. La N-VA et le PDVA complètent le podium. La partie francophone du pays est quant à elle plus économe. Les Engagés est le parti qui investit le plus sur Méta mais ne met sur la table qu’un dixième du budget du Vlaams Belang soit 34.456€ sur les trois derniers mois de l’année 2023. Le MR arrive second avec 28.548€, dont la moitié, mobilisée pour la promotion de Georges-Louis Bouchez.

Cependant, la communication politique sur les réseaux sociaux ne semble, pour autant, pas efficace à 100% avec les plus jeunes, voire contre-productive à certains égards : “ça fait bizarre de voir des hommes politiques sur les réseaux sociaux” témoigne Maylis. Yanis est, quant à lui, plus critique : “Voir des hommes politiques faire les clowns sur Tiktok comme Elio Di Rupo, c’est bizarre. Pour moi, l’homme politique doit avoir une apparence sérieuse et doit être charismatique”.

Entre la tentative de casser l’image du politique trop éloigné de la vie “normale” et le risque de tomber dans la parodie, les politiques marchent sur une ligne de crête. Leurs intentions de rallier un nouveau public à leur cause de manière informelle n’échappe pas aux adolescents de la classe : “C’est de la stratégie, nous rallier à leur camp mais ça me passe au-dessus. Je pense quand même que grâce aux vidéos sur tiktok plus de gens ont un avis plus favorable sur lui (Élio Di Rupo)” analyse Lionel.

Plus désinformés que désintéressés

Les protagonistes les plus francs sur le sujet sont ceux qui ont déjà eu l’occasion de discuter de politique avec leurs parents ou ceux qui sont parfois amenés à regarder un journal télévisé. Ils reconnaissent les visages de certains personnages politiques : Elio di Rupo (qu’ils ont vu sur TikTok) ou encore Bart de Wever.

Pour nos étudiants, les programmes des partis, les valeurs qu’ils portent, tout cela reste très flou voire stéréotypé. Le fossé entre Flamands et francophones les interpelle. Ils s’inquiètent également de leur pouvoir d’achat mais ils n’en savent guère plus. La gauche, la droite ? Ils n’en perçoivent pas vraiment les différences : La droite est par exemple jaugée entre conservatisme et rigueur, la gauche, quant à elle, incarne le progrès mais aussi une certaine forme de laxisme. Même ambiguïté pour les extrêmes : l’extrême-droite, ce sont les racistes, l’extrême-gauche : le communisme.

Ces écoliers avouent volontiers leur méconnaissance en matière politique mais expriment le besoin d'être initiés et mieux informés pour ne plus être démunis par la complexité du système politique belge et européen. Derrière cette façade se cache, en fait, un désir sincère de compréhension et d'engagement.

Maylis incarne ce besoin de connaissance : "ça me dérange de voter car je sais que je ne suis pas assez renseignée et je sais que c’est un problème". Isaline, sa voisine de table, réagit alors : "C’est vrai et je pense que je n'en ai pas envie car ça n'a pas d'impact sur ma vie pour l’instant."

Leny, quant à lui, comprend la nécessité de s’intéresser au monde politique et propose même une solution : "Si l'école nous proposait des formations sur la politique, j'y participerais volontiers. Je trouve qu'on n'en parle jamais en cours, ce serait intéressant d'avoir des débats ou de lire des textes sur la politique en Belgique car je n'aborde jamais le sujet de la politique avec ma famille ou mes proches."

La légitimité de vote avant 18 ans

Un autre défi auquel sont confrontés ces jeunes est celui de leur légitimité à participer au processus électoral avant l'âge de 18 ans. Pour autant, ils ne sont pas soumis à l’obligation de vote. Ils n’ont pas non plus besoin de s'enregistrer sur les listes électorales comme le statuait la Cour Constitutionnelle. Pour Annelies Verlinden, ministre de l'Intérieur, l’intérêt est de "donner le droit à ces jeunes de pouvoir s’exprimer sur des sujets qui touchent à leur avenir" comme le climat par exemple. Ou encore les pensions comme l’a rajouté Livio, déjà inquiet de sa retraite dans le contexte économique actuel…

Les élèves montois interrogés sont unanimes : quand on leur explique que le premier vote aux élections européennes peut se faire dès 16 ans depuis peu, ils ne se sentent pas légitimes car ils se savent désinformés. Ils n’ont pas l’impression qu’avancer l’âge d’entrée dans le processus législatif soit la meilleure manière de les concerner.

"J'ai encore besoin de temps. Si je me prononce sur ce sujet, j'ai l'impression d'avoir une grande responsabilité et je n'ai pas envie d'avoir ça sur mes épaules." explique Alexandra, 17 ans. "Avec ma sœur, on parle du vote, elle me dit que voter, c'est devenir adulte. Donc elle me met la pression."

Maëlle, peu intéressée par le débat en début d’heure finit par confirmer les propos de sa camarade : "Je ne compte pas voter avant mes 18 ans, car je veux comprendre ce qu’il se passe. Et je veux surtout me renseigner, notamment auprès de mes proches."

Vers un apprentissage de la politique à l’école ?

Au terme de notre échange à Saint-Luc, la demande d’un apprentissage à l’école de la politique ressort. Une tendance que constate également l’ASBL Forum des jeunes, une association destinée à être le porte-parole des jeunes âgés de 16 à 30 ans en Fédération Wallonie-Bruxelles.

"Ils nous disent que cela devrait également être un rôle de l’école de les informer à la fois sur comment fonctionne le système institutionnel, et qui est responsable de quoi (...) mais c’est vrai que c’est compliqué de le faire rentrer structurellement dans les programmes scolaires justement pour des raisons politiques", détaille Zoé Noël, chargée de communication du Forum des Jeunes.

Cette forme d’initiation à la politique existe dans des pays européens comme l’Autriche, où le vote à 16 ans est institutionnalisé depuis 2007 et où des cours d'éducation à la politique sont enseignés à l’école. Un programme spécifique est même prévu pour les écoles professionnelles afin de gommer les lacunes entre les jeunes favorisés et ceux moins favorisés.

La baisse de l'âge légal de vote à 16 ans n'est pas nécessairement une solution miracle pour la démocratie, comme l'illustre une étude de l'université de Vienne en 2020 : bien que les jeunes électeurs participent activement au processus électoral à cet âge, ils ont également tendance à ne pas voter pour les partis politiques traditionnels.

Notre rencontre avait débuté dans un climat de méfiance, mais notre débat a fait progresser les choses : il a permis à des jeunes de revoir leur perception de la politique. Beaucoup ont tenu à participer aux échanges. Comme le souligne Lionel : "Je trouve ça intéressant mais je n'ai pas assez de connaissances. Je vais essayer de me renseigner sur le sujet. Et le débat m’a donné envie de m’y plonger."

Grâce à beaucoup de pédagogie, le soutien de madame Delhaye leur professeur de maths et l’aval de l’école montoise St Luc, cet atelier, si modeste soit-il, aura suscité chez certains un nouvel intérêt pour la politique, son organisation et l’exercice du pouvoir dans notre société plutôt que les aspects partisans dont les jeunes se méfient. Ces discussions politiques y compris en famille, à l’école et dans l’espace public ouvrent la voie à une exploration plus approfondie de cet univers complexe mais ô combien fondamental pour l’avenir de la démocratie.

"Dans notre société, tout est politisé"

Parmi les élèves de Saint-Luc à Mons, l’intérêt pour la politique et les élections est très faible. Mais nous avons aussi croisé des étudiants du supérieur qui se montrent plus impliqués.

L’engagement politique des jeunes ? On en a aussi parlé avec des étudiants du supérieur et de jeunes diplômés. Ils ont une vingtaine d’années, voici leurs témoignages.

Merlin Dedobeleer, ancien candidat aux élections communales de Schaerbeek et diplômé en sciences politiques de l'ULB, pointe le doigt sur le fait que la politique est omniprésente dans notre quotidien : "J’ai l’impression que la politique est partout on la retrouve sur les conditions d’emballage, de conservation et de paiement, … Nous vivons dans un monde politisé."

Julien Allard, doctorant à l'UMONS, exprime son désenchantement envers les politiciens contemporains, les jugeant souvent déconnectés de la réalité. Toutefois il souligne l’importance de soutenir un système politique représentatif : "Le vote est un devoir civique fondamental. Nous avons la chance de pouvoir voter et tout le monde devrait s’intéresser un minimum à la politique pour ne pas voter au hasard, même si cela peut être compliqué." Cette perspective rejoint celle de Salomé Mikulinski, qui, tout en comprenant l'importance du vote, trouve le système politique belge quelque peu complexe et décourageant.

D'un autre côté, Théo Bertuille, étudiant à Mons, offre une perspective plus optimiste, influencée par son parcours académique et familial. Il insiste sur l'importance des débats d'idées et de la promotion de valeurs progressistes pour une politique plus inclusive et évolutive : "Je crois en la nécessité de transcender les clivages politiques traditionnels."

Cette vision se reflète également dans les propos de Charlotte Dubois, militante environnementale, qui exhorte les dirigeants politiques à intégrer l'urgence des enjeux écologiques dans leurs programmes. Sophie Leclerc, étudiante en sciences politiques à l'Université de Liège, perçoit elle aussi la politique comme un moyen concret d'agir pour le changement : "La politique ne se résume pas aux discussions. Il faut aussi agir concrètement pour faire évoluer les choses."