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Lazare, une nouvelle alternative au sans-abrisme à Bruxelles

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Lazare, une nouvelle alternative au sans-abrisme à Bruxelles

Lazare, une nouvelle alternative au sans-abrisme à Bruxelles

Publié le 04-04-2019 par
De la précarité à la stabilité

Au 30 rue du Grand Hospice, Mamie ouvre la lourde porte verte de cette grande maison de maître typiquement bruxelloise. Dans la cage d’escalier, les vitraux des fenêtres éclairent les marches en bois d’une lumière bleutée. Une fois dans le salon, Mamie sert le thé. Elle a 45 ans mais on pourrait lui en donner dix de moins. Ses yeux marrons, pétillants et rieurs vont de paire avec sa mine enjouée. Classe, distinguée, élégante, Mamie a les épaules fières : les mêmes qui portent pourtant le poids d’un lourd passé.

« Cette maison m’a sortie d’un trou noir »,

nous raconte-t-elle. En octobre 2018, Mamie emménage dans la première colocation solidaire de Lazare Belgique. Depuis sa création en France en 2011, l’association a mis à disposition plusieurs appartements partagés entre jeunes actifs bénévoles et anciens sans-abris. Lorsque Mamie pose ses bagages dans la maison, elle a déjà connu des mois d’errance dans la rue. Elle entame son récit, le visage lumineux, tandis qu’au dehors, le soleil a laissé place à l’orage. Mamie explique qu’elle avait une vie normale : « J’étais infirmière, je vivais avec mes trois enfants et leur père et puis du jour au lendemain, le vide. J’ai fait un burn out et à partir de là, tout s’est enchaîné. Je me suis séparée de mon ancien compagnon, j’ai été hospitalisée en psychiatrie ». D’un coup d’un seul, Mamie perd pied. Elle se retrouve sans toit. Par précaution, le service d’aide à la jeunesse l’oblige à ne voir ses enfants qu’une fois par mois, dans des conditions particulières : « Je n’étais pas mariée. Financièrement, je n’ai eu le droit à rien. Et puis, voir mes enfants dans un centre sous surveillance était trop douloureux : tant que je n’étais pas rétablie, je préférais ne plus les voir du tout » raconte Mamie.

Mamie, 45 ans, a rejoint la maison depuis 5 mois. Crédits photo : Marine Stroili.

 

La loterie des lits en foyer le soir, les démarches pour recevoir des aides le jour… Les personnes en situation de précarité ont toutes des parcours différents et chargés d’histoires. L’accompagnement dans de telles situations ne permet pas toujours de reprendre une vie normale. Mamie a connu les journées d’incertitude : « Je ne sais même plus comment, mais un soir, j’ai trouvé une place au Samusocial. Depuis ce jour-là et pendant des mois, j’ai eu la chance d’y décrocher un lit à chaque fois que j’appelais. Pour pouvoir être hébergées, les personnes de la rue doivent téléphoner tous les jours à 17h au service d’accueil et espérer avoir un lit.  Même quand on a cette chance, il faut quitter les lieux tous les matins à 7h et passer la journée à traîner dehors », explique-t-elle. Mamie a sillonné les rues de Bruxelles pendant longtemps. Pendant ses errances, elle ne pouvait ni chercher de travail, ni trouver un logement. Sans emploi ni famille capable d’apporter un soutien, les personnes en situation de précarité peuvent rester toute une vie sans réussir à rebondir.

Et puis un jour, la lumière…

« Quand un assistant social m’a parlé de Lazare j’ai tout de suite dit oui.  Vivre en colocation, retrouver la certitude d’avoir un toit tous les soirs, avoir une chambre à soi.

J’ai passé un entretien avec une responsable de Lazare Belgique. Je pouvais enfin quitter le Samusocial. Là-bas, c’est une galère dont vous n’avez pas idée. On dort les uns sur les autres. On se retrouve au milieu de tout : des gens qui boivent, qui sentent mauvais. Parfois, le soir, ça criait », surenchérit Mamie. Dans la colocation Lazare, Mamie entame un nouveau chapitre de sa vie. Elle partage la maison avec deux bénévoles et deux autres personnes de la rue. Aujourd’hui, elle a repris confiance en elle et a intégré le centre de formation en alternance de Bruxelles (EFP) : « J’ai travaillé pendant 15 ans en tant qu’infirmière, il est temps de passer à autre chose. Depuis quelques semaines, je prends des cours de gestion à l’EFP. Il s’agit d’une formation de trois cours du soir pendant quatre mois. À l’issue de cette formation, j’espère pouvoir gérer un magasin de vêtements » dit-elle, le sourire aux lèvres. Mamie a de l’ambition pour sa nouvelle vie : « Si tout se passe bien, j’aimerais pouvoir créer ma propre marque un jour. À côté de l’EFP, je suis d’autres formations en marketing digital en journée pour pouvoir lancer ma marque sur internet. C’est l’une des habitantes de cette maison qui m’a conseillée de faire ça » précise-t-elle. Finalement, pour elle, c’est ce qui fait la plus-value de la maison : s’entraider entre colocataires, apprendre des relations humaines. La quadragénère paie son loyer, elle a retrouvé son indépendance, revu ses enfants, et prévoit un jour d’avoir son propre appartement où ils pourront à nouveau vivre avec leur maman.

« Quand je pense aux jeunes qui ont lancé le projet Lazare, je suis épatée. C’est louable », nous glisse-t-elle.

Louable, c’est le mot. Le nom de l’association n’a pas été choisi au hasard. Il résonne comme une référence à Saint-Lazare, premier Saint ressuscité selon la tradition évangélique. La colocation apparaît comme une sorte de renaissance pour les gens qui reviennent de loin. Mamie nous explique que d’autres colocataires sont de confession différente mais, évidemment, ça ne les empêche pas pour autant de vivre au sein de la maison : « Je crois en Dieu. J’ai été élevée avec des valeurs catholiques jusqu’à mes 15 ans. J’ai arrêté d’aller à l’église. Ici, certaines colocs me proposent d’aller à la messe avec elles. Ça me rappelle des souvenirs. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Zoé (prénom d’emprunt) par exemple, est de confession musulmane et ça ne pose problème à personne ».

Zoé poursuit maintenant son cursus scolaire dans un cadre plus adapté à son rythme d’études. Crédits photo : Marine Stroili.

Zoé a 23 ans. Elle est arrivée à la maison Lazare il y a un mois et demi. Elle, n’a jamais connu la rue. En fait, pour Zoé, c’est de devoir jongler entre ses études supérieures en langues et sa famille qui l’a poussé à contacter l’association il y a un mois. Elle et sa famille vivaient à sept dans un deux pièces : un contexte peu propice à son développement personnel et la poursuite de ses études supérieures. Grâce aux conseils d’une assistante sociale et aux aides du CPAS, Zoé a pu emménager rue du Grand Hospice. Cela lui permet désormais de poursuivre sa route, l’esprit serein.

 

La réinsertion selon Lazare

Sur le site internet de l’association Lazare, des mots forts de sens se répètent. «Tisser des liens» entre personnes issues de milieux différents, en intégrant un cercle social. « Accueillir plus et mieux » parce qu’aujourd’hui, neuf maisons en France ont déjà permis à plus de 150 personnes de trouver une chambre dans des colocations partagées. Voilà le message que veut porter Lazare.

L’histoire de Lazare naît d’une simple rencontre. Celle d’Etienne et de son ami Martin. À l’époque, tous les deux sont déjà sensibilisés à la lutte contre le sans-abrisme et décident de partager leur appartement parisien avec trois personnes de la rue. En quelques mois, leur projet se développe. En 2011, Etienne part à Lyon et veut ouvrir de nouvelles colocations solidaires hors de la capitale. C’est à ce moment-là, que l’association Lazare voit le jour et continue de grandir au-delà des frontières. En 2015, deux jeunes Belges sont attirés par le projet et contactent l’association pour leur proposer de créer une branche bruxelloise. C’est finalement Sybille de Malet – aujourd’hui coordinatrice européenne de Lazare -, qui s’occupe d’ouvrir les premières maisons Bruxelloises.

« C’est important pour nous de dire que le projet belge est parti de l’initiative de Bruxellois qui avaient envie de s’investir », raconte-t-elle.

Aujourd’hui, Lazare cherche encore à s’agrandir en Europe. Au bout du fil, Sybille nous parle de la vie qui habite ces maisons.

 

À la colocation Lazare, jeunes actifs et ex sans-abri cohabitent. Leur objectif est simple : lutter contre l’exclusion et la solitude par le contact humain, surmonter les fragilités de chacun dans un quotidien ordinaire. « Quand on passe la porte de l’une de ces colocations, », explique Sybille, « on ne doit pas pouvoir dire qui est bénévole et qui vient de la rue ». Elle ajoute : « Sous nos toits, les étiquettes tombent, tous sont de simples colocataires ». En signant une « convention d’occupation précaire » avec l’association, les personnes en difficulté trouvent un toit sans avoir à signer un bail, ni payer de garantie locative. L’asbl Lazare Belgique, elle, s’occupe de louer les maisons aux propriétaires. Pour les anciennes personnes de la rue, avoir une adresse est la clé afin de pouvoir rebondir et reprendre une vie normale : s’inscrire à la commune, chercher un travail et surtout intégrer un cercle social. La jeune femme insiste : « C’est propre à la colocation : vivre ensemble, s’intégrer au réseau d’amis qui gravitent généralement autour des habitants ». L’important, c’est que personne ne soit materné. Tous dans la maison doivent suivre des règles sans distinction, à commencer par payer le loyer.

Dans les maisons partagées, chaque habitant assume une tâche qui change d’un mois à l’autre. Crédits photo : Marine Stroili.

 

Car si Lazare bénéficie d’un soutien financier grâce aux donations, elle ne reçoit en revanche aucune aide de la Région de Bruxelles-Capitale. En obligeant chaque colocataire à payer une même part du loyer, les maisons Lazare parviennent quasiment à s’autofinancer. Un auto-financement qui, selon Sybille, serait tout de même impossible sans l’État belge. « Le système belge et les aides octroyées par l’État permettent aux habitants de nos maisons de payer le loyer. Indirectement, l’Etat nous aide à rendre ce projet possible », précise-t-elle. Il faut dire que le financement de Lazare ne s’arrête pas là : des dons de particuliers et du groupe Vinci leur permettent – entre autres – de faire des travaux dans les maisons et de financer le site internet de l’association.

Rien n’empêche aux habitants de consulter médecins et psychologues en dehors de la maison. Si entre les quatre murs de la colocation, aucun assistant social n’intervient – car l’objectif et de ne pas rappeler l’éventuelle condition précaire des locataires – les personnes issues de la rue s’engagent tout de même à suivre un accompagnement social en dehors de la maison. Psychologues et médecins, par exemple, peuvent suivre un habitant pendant son séjour chez Lazare, mais l’association elle-même ne sollicitera jamais ces spécialistes si l’initiative ne vient pas de l’habitant concerné. Une vie ordinaire, donc, pour les colocataires. Ou presque, puisqu’ils doivent  respecter certaines règles pré-établies. Par ailleurs, la structure des colocations est encadrée par un responsable de colocation et un responsable de maison. En dehors de ces quelques obligations qui garantissent le bon équilibre de la maison, les colocataires des maisons Lazare sont autonomes et indépendants.

Quant à la place de la religion au sein de la maison, l’association Lazare est fondée sur des valeurs chrétiennes. Sybille insiste sur le fait que « La maison est ouverte aux personnes de confessions différentes et aux non-croyants ». Dans les maisons en revanche, le poids de la religion est bien présent. Dans la colocation de filles à Bruxelles, par exemple, une petite chapelle permet aux habitantes de pratiquer en sérénité. Toutefois, il n’y a pas de pièce de culte pour les personnes de croyances différentes.

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Bien que l’association se base sur des valeurs chrétiennes, les bénévoles insistent sur le fait que toute personne est accueillie, quelles que soient ses croyances. Crédits photo : Marine Stroili.

Constance, portrait d'une habitante engagée

Quand elle parle, tout le monde l’écoute. Elle a cette élocution honnête et claire, les yeux rieurs qui donnent envie de rire avec elle. Elle a 27 ans, elle est photographe, diplômée du Kask, la faculté des arts de la Haute École de Gand. Constance est bénévole à l’association Lazare. Son arrivée dans la colocation de filles marque une transition vers sa vie d’après.

Constance se joint à la conversation avec Mamie, elle paraît stressée :  « J’ai beaucoup de choses à gérer en ce moment. M’investir dans un nouveau stage, passer des entretiens, les projets photo… Et puis, je me marie bientôt alors ça demande un peu d’organisation quand même ! », s’exprime-t-elle vivement. Elle a ce dynamisme qui lui permet de jongler entre tous ses projets et s’investir dans sa vie professionnelle comme à la maison. Elle nous raconte que la première fois qu’elle entend parler de Lazare, c’est par une amie qui est volontaire dans une des maisons françaises.

« J’ai toujours été enthousiasmée par ce projet. Le jour où j’ai entendu parler de l’ouverture de Lazare Belgique, j’ai immédiatement contacté Sybille de Malet » raconte-t-elle.

Dynamique et engagée, Constance n’a pas hésité à intégrer la colocation. Crédits photo : Marine Stroili.

 

À l’époque, Constance s’investit d’abord en participant aux évènements organisés dans la toute première colocation de garçons à Bruxelles. Elle ajoute : « Je trouvais l’ambiance hyper simple et naturelle. Une colocation ordinaire, quoi ». La jeune photographe a conscience que si elle veut emménager dans la colocation de filles, il faudra tout de même faire face à certaines difficultés. « La différence c’est que certaines personnes ont vécu des choses fortes et douloureuses, il faut pouvoir être tolérant et mettre son jugement de côté. C’est ce que ça m’apprend aujourd’hui, de complètement lâcher prise avec ma manière de considérer le monde. Mais finalement, quand une tension se crée, ça vient surtout du fait qu’on est toutes des femmes au caractère fort et aux âges et ambitions différents. Ce n’est pas parce qu’on vient de la rue, ou pas » précise-t-elle. « Dans la vie, on a toujours des attentes en fonction des gens. Depuis Lazare, je pars du principe qu’il n’y a jamais de situation normale », ajoute la jeune photographe.

Malgré l’ambition de faire de ces maisons une colocation ordinaire, chacun est tenu de s’adapter à l’autre et de respecter des règles strictes. Tous les mois, les colocataires ont une tâche attitrée. Ce mois-ci, Constance et Zoé font les courses pour la maison. Mamie s’occupe de laver la salle de bain. Tous les mois aussi, les habitants doivent donner 100 euros pour la nourriture : faire les courses en commun est l’un des principes phares de la maison.

« Chaque fois qu’une personne en situation de précarité ouvre le frigo, rien ne doit lui rappeler qu’elle est dans une situation plus délicate qu’une autre. », explique Constance.

Ce qu’elle retient de cette expérience dans la maison de la rue du Grand Hospice, ce sont les moments de joie qu’elle partage avec ses colocataires, quelle que soit leur histoire : « Le jour où Mamie a revu ses enfants par exemple, j’étais tellement heureuse de rentrer à la maison et de pouvoir partager cette joie avec elle. »

Focus : quelques chiffres sur le sans-abrisme à Bruxelles

Combien sont-ils?
Il est difficile de recenser le nombre exact de sans-abri à Bruxelles. Néanmoins, des dénombrements ont été entrepris par la Strada, un centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri. Le 7 novembre 2016, 3.386 sans domicile fixe ont été recensés, contre 4.094 le 6 mars 2017, sans compter les personnes non comptabilisées, soit parce qu’elles étaient dans un centre de nuit, soit parce qu’elles n’ont tout simplement pas été aperçues cette nuit-là.

Une augmentation dûe au Plan hiver, comme l’explique François Bertrand, chargé de mission à la Strada : « en dénombrant les personnes les nuits qui précèdent le déclenchement du dispositif hivernal, il manque forcément toute une série de personnes qui sont hébergées chez des amis, de la famille, qui trouvent leur propre solution, hors du réseau d’aide de sans-abri ».

Qui sont-ils?
Les hommes sans-abri sont majoritaires. Ainsi, sur les 4094 personnes sans-abris dénombrées début 2017, 2459 étaient des hommes, ce qui représente 60% du total. On compte ensuite 21% de femmes, 16% d’enfants âgés de moins de 18 ans, et 3% dont le genre est inconnu.

Répartition par genre des personnes dénombrées pendant la nuit du 6/03/2017 en région bruxelloise
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Sans-abri, sans logement ou logement inadéquat : quelles différences, quelles solutions?
Dans son rapport de 2017, la Strada fait la distinction entre trois catégories de personnes sans domicile fixe en fonction du lieu où elles passent la nuit. On compte ainsi trois catégories.

Pour leur venir en aide, un dispositif hivernal a été mis en place par le Samusocial. Ce plan hiver met plusieurs centres d’accueil à disposition des personnes sans-abri, de mi-novembre à fin mars. A ce jour et depuis le 30 janvier, la capacité d’accueil maximale du dispositif hivernal est ouverte. Chaque soir, entre 1.150 et 1.200 personnes sont hébergées dans les centres du Samusocial. Notons qu’en plus des places offertes par le Samusocial, la Croix Rouge met à disposition quelques 190 places aux personnes dans le besoin.

Malgré un réel besoin évident et une offre de services, beaucoup de personnes sans-abris ne sollicitent pas d’aide, comme le dévoile le rapport de l’année 2017 de La Strada. Les raisons sont diverses. Il y a la peur d’agression ou de vol, le fait que le lieu d’hébergement est trop bruyant ou qu’il y a trop de monde. Derrière le manque de sécurité suivent, le manque d’intimité ou l’absence de droit de séjour. Dans l’infographie ci-dessous figurent en détails ces raisons qui poussent les personnes sans domicile fixe à ne pas demander d’aide.

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La problématique du sans-abrisme persiste à Bruxelles. Il existe, certes, des solutions d’urgence qui proposent des hébergements temporaires, mais sans contexte propice à se refaire une place dans la vie active. Les colocations Lazare semblent être une des belles solutions à la réinsertion. Aujourd’hui 85% des anciens sans-abri passés par Lazare ont retrouvé un travail.

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