À quoi ressemble la noblesse belge d’aujourd’hui ? Probablement pas à l’image dépassée des séries télévisées qui figent la noblesse au XVIIIᵉ siècle
Pull bleu, jean noir, sneakers aux pieds, le style vestimentaire de ce professeur de chimie à l’ULB présente, a priori, toutes les caractéristiques d’un individu lambda. Son nom, Thierry Visart de Bocarmé, donne pourtant un indice. Thierry appartient aux quelque 34.500 nobles du royaume. Méconnu du grand public, ce milieu discret et énigmatique peut faire naître de nombreux préjugés. Qu’en est-il vraiment ? Plongée dans le monde de l’aristocratie belge.
Les nobles sont pluriels et ce titre ne se perçoit pas de la même manière par tous. Pour Violette (nom d’emprunt), s’anonymiser est important car la charge est lourde. Elle ne sait pas pourquoi sa famille est devenue noble. “Cela ne m’intéresse pas. Mes ancêtres sont Flamands d’origine, c’est tout ce que je sais”. Les premières histoires familiales dont elle a connaissance proviennent du règne de Léopold II (1865-1909). Son grand-père a hérité d’un château, comme beaucoup d’autres nobles, et a su faire fructifier sa fortune grâce au Congo.
Nous sommes repérés comme tel et cela engendre des fantasmes.
Son problème n’est pas tant d’avoir un titre ou un nom particulier, mais plutôt la charge mentale que cela entraîne, surtout aux yeux des autres. “Se faire cataloguer et railler pour un statut que je n’ai pas choisi a toujours été lourd à porter”. En revanche, elle a compris que ces brimades ne viennent pas de nulle part. L’entre-soi est une réalité qui l’exaspère. Elle comprend donc l’image négative que la société peut associer à ce milieu. Je n’ai été en rallye qu’une seule fois dans ma jeunesse et je n’y retournerai plus jamais”, précise-t-elle. Elle ne se vante pas d’être noble et il lui faut du temps avant de pouvoir le confier aux personnes qu’elle rencontre.
Son aversion pour la noblesse provient de ses parents. Avant la Seconde Guerre mondiale, sa mère et son père vivaient dans l’abondance. “Ils étaient pourtant catholiques”. Résistants durant la guerre, les Allemands les ont envoyés respectivement en prison et en camp de concentration. C’est alors qu’ils se sont rendu compte qu’ils étaient comme tout le monde. Cet évènement marquant a engendré plusieurs mariages avec des personnes non-nobles pour Violette, ses frères et sœurs. Chose considérée comme inconcevable pour sa famille avant la guerre.
Le site des Affaires étrangères belge définit les différents titres de noblesse en Belgique par ordre d’importance :
Aujourd’hui être noble ne signifie plus grand chose, je ne vois aucune différence avec les autres personnes autour de moi.
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Être noble ne consiste absolument en rien. Je reste attaché à mon titre mais je n’en tire aucun avantage.
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Aujourd’hui, être noble, c’est plus une petite carte de visite.
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Je ne me considère pas différente du reste de la population, nous ne sommes pas des Aliens.
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Si l’on mettait les quelques 34.500 nobles belges vivant les uns à côté des autres, on risquerait d’avoir une photo de famille hétéroclite. Certains sont friands de chasse, d’autres astronautes, chanteurs populaires ou encore professeurs d’université baskets aux pieds. Bien loin de l’image classique des livres d’histoire où les nobles portaient pourpoint et perruque. Pour comprendre ce qui compose la noblesse belge actuelle, un peu d’histoire s’impose.
Une bonne partie descend d’ancêtres anoblis avant la naissance de la Belgique en 1830, sous l’Ancien Régime. La question même de l’origine de la noblesse médiévale est très floue. Nous ne savons pas si l’ascendance est germanique, sénatoriale, romaine, mérovingienne ou carolingienne.
Si la noblesse jouissait pendant la période féodale d’une position stable fixée par des textes légaux, la Révolution française a changé la donne. En France, l’Assemblée constituante a définitivement supprimé le statut légal de la noblesse le 19 juin 1970. La République française ayant annexé nos régions en 1795, la noblesse y a également été supprimée. Ensuite, lorsque Guillaume Ier a régné sur nos provinces de 1814 à 1830, il crée une nouvelle noblesse, incluant beaucoup de familles anciennement nobles et rétablit leur statut privilégié.
Finalement, les Belges auront le dernier mot après la révolution de 1830 : 880 nobles deviennent belges et forment la noblesse du pays. Pour rappel, on en compte environ 34.500 en 2022.
Le statut légal nobiliaire, inchangé jusqu’à aujourd’hui, est édicté dans la Constitution de 1831 : “Le Roi a le droit de conférer des titres de noblesse, sans pouvoir jamais y attacher aucun privilège.” Pour Paul Janssens, professeur émérite à l’Université de Gand et spécialiste de la noblesse, “l’égalité de tous les Belges devant la loi ramène la noblesse moderne à une distinction honorifique », explique-t-il avant d’ajouter. « Cela dit, la noblesse formait encore un groupe social homogène, partageant un style de vie et des valeurs communes, quel que soit son statut juridique.”
Pourquoi la pratique perdure chez nous ?
L’engouement républicain qui envahit l’Europe au XIXe siècle a provoqué la disparition progressive des anoblissements au sein des monarchies. La pratique paraissait déjà surannée. Aujourd’hui, elle ne s’est maintenue que dans trois pays : en Espagne, au Royaume-Uni et en Belgique. En nombre de faveurs accordées par année, la Belgique est en tête du trio. Paul Janssens nous explique cette spécificité belge : “La question reste ouverte. La noblesse permet peut-être, parmi d’autres institutions, de renforcer le caractère et l’unité de la Belgique. Personne n’a la réponse. Cela dit, il faut rappeler que les nobles sont très nombreux au Congrès national, qui adopte en 1831 la constitution la plus libérale de l’Europe.”
Jusque dans les années 1970, l’anoblissement évolue peu, caractérisé par un entre-soi de nobles francophones masculins catholiques. Les candidats proposés étaient en fait déjà assimilés au milieu. Renaat Van Elslande, ministre social-chrétien flamand des Affaires étrangères de 1973 à 1977, pose la première pierre de la noblesse actuelle. Il menace d’arrêter de signer des actes nobiliaires, tant qu’il n’y aura pas de Flamands dans les listes.
La réelle métamorphose de la pratique est l’œuvre de son successeur, Henri Simonet. D’après Paul Janssens, il “préconisait l’ouverture de la noblesse à tous les mérites, dans tous les secteurs, indépendamment de la langue utilisée, du sexe, de l’opinion politique religieuse ou philosophique”. Deuxième changement majeur, il a proposé d’exclure “l’hérédité des nouvelles concessions de noblesse, sauf pour des mérites cumulés de plusieurs générations”. Pour mettre en œuvre ces principes, il a suggéré la création d’une commission d’avis sur les concessions de faveurs nobiliaires, chargée de former des listes de candidats à proposer au Roi. Elle existe depuis 1978. Ses membres, dont les nobles constituent une minorité, sont supposés représenter la diversité de la société civile. Ils sont désignés par l’entourage royal et la commission elle-même.
La pratique de l’anoblissement reste très fréquente aujourd’hui, chaque année plus d’une dizaine de Belges reçoivent les faveurs nobiliaires.
Si l’augmentation de la diversité des anoblis est “indéniable” pour Paul Janssens, l’inclusion des femmes a encore du chemin à parcourir. La liste des anoblis d’Albert II reste très “testostéronée”. Celle de Philippe montre, par contre, une légère amélioration, avec 28 anoblissements de femmes sur 116 au total (de 2013 à 2022).
La noblesse actuelle est devenue une noblesse personnelle.
De 1978 jusqu’aux premières années du règne du Roi Philippe, la majorité des diplômes de noblesse restaient héréditaires. Ce n'est plus le cas depuis 2018. Dorénavant, tous les nouveaux anoblissements sont accordés à titre personnel, c’est-à-dire sans transmission aux descendants. Au Royaume-Uni et en Espagne, ils restent tous transmissibles. La différence entre le nouvel anoblissement belge et les distinctions honorifiques des pays républicains devient anecdotique. Donc, la question de passation de titre a trait au passé, mais pas complètement. Sur les presque 35.000 nobles de Belgique, la plupart appartient à un régime ancien d’une noblesse héréditaire. Pour défendre les intérêts de l'ancienne et de la nouvelle noblesse, une institution existe.
L'Association de la Noblesse du Royaume de Belgique (ANRB) date de 1937. Elle regroupe tous les membres de la noblesse qui souhaitent l'intégrer. Le but de cette ASBL est de maintenir le contact entre ces familles nobles. Les valeurs de solidarité y sont présentes : les personnes dans le besoin peuvent y venir chercher des vêtements. L'ANRB fonctionne par cotisation. Pour un adulte, il s'agit de 45 euros par an et pour un adolescent, le montant s'élève à 25 euros. Les événements organisés sont également payants.
Le Chevalier Marc de Scoutheete de Tervarent est Secrétaire général de l'ANRB. Selon lui, le gotha belge se distingue par les valeurs qu'il défend : l'attachement à la famille et au pays, la bienséance et la poursuite du bien commun. “Par rapport à d'autres pays, la noblesse belge est vivante et bien intégrée dans la société.” La comtesse Sophie de Liedekerke Beaufort, vice-présidente exécutive, est du même avis. “Il n'y a aucune exclusivité dans la noblesse, les valeurs peuvent être partagées par tous. Elle rajoute : “La décoration se porte sur le vêtement, tandis que le titre de noblesse permet l'intégration d'une catégorie sociale.”
© Tarik Si Sadi
Avoir la nationalité belge est un second critère d’anoblissement. De nombreuses règles juridiques encadrent le port du titre par les Belges. Les citoyens belges ne peuvent être anoblis que par la Belgique. Les titres étrangers accordés à des Belges ne sont pas reconnus. Porter un titre nobiliaire étranger en tant que Belge est même puni par le Code pénal. Les personnes de nationalité étrangère appartenant officiellement à la noblesse d’un autre pays, sont quant à elles, autorisées à porter leur titre en Belgique. Toutes ces règles sont précisées sur le site des Affaires étrangères belge.
© Capture d’écran du site ejustice
Depuis plusieurs décennies, la Commission d’avis essaye d’apporter plus de diversité parmi les candidats. Si la majorité reste masculine et catholique, des personnalités de confession juive ont été récemment récompensées. La baronne Simone Weinberger, présidente du Centre communautaire laïc juif pendant dix ans, en est un exemple. Jusqu’à ce jour, aucune personne musulmane n’a été anoblie, mais “la Commission recherche ce cas de figure”, assure Paul Janssens.
Un titre de noblesse, ça se gagne, mais ça se perd aussi, donc gare aux écarts de conduite. Perdre son titre de noblesse s’appelle la dérogeance. À titre d’exemple, la famille de Charles de Craecker, est issue d’une noblesse allemande exilée en Hollande avant la révolution belge. La famille est restée fidèle à Guillaume Ier d’Orange, roi des Pays-Bas, après l’indépendance ce qui a entrainé leur dérogeance.
Marie-José Simoen, 79 ans, a été la Secrétaire générale honoraire du Fonds national de la recherche scientifique. L’année dernière, le Roi Philippe a décidé de l’anoblir pour service rendu à la patrie. En juillet dernier, le Palais royal l’appelle pour lui annoncer la nouvelle. Puis au mois d’octobre, une lettre de la ministre des Affaires étrangères, Sophie Wilmès, officialise son anoblissement : elle apprend qu’elle va devenir baronne. Elle sera considérée comme noble le 21 juillet ou le 15 novembre prochain, lors de l’une des deux cérémonies organisées par le souverain. Pour elle, ce titre de noblesse est “une reconnaissance envers la recherche et non une reconnaissance personnelle”, c’est davantage une récompense professionnelle.
Ma devise sera ose savoir.
Le processus d’anoblissement comprend plusieurs étapes. Madame Simoen a d’abord choisi le dessin de ses armoiries. “Il sera composé d’un livre ouvert rappelant la science, un cerf rappelant le côté de ma famille indomptable et un écusson avec une rose pour représenter la féminité. » Très fière d’avoir reçu cette distinction, la future “baronne de la recherche”, comme elle aime se définir, a quand même été “étonnée du coût d’une telle procédure” et a hésité à accepter le titre. La lettre patente, diplôme de noblesse, et le dessin des armoiries sont réalisés par un artiste indépendant et coûtent environ 3.000€. À cela s’ajoutent des droits d’enregistrement et de chancellerie de minimum 751,20€.
(Marie-José Simoen © DR)
Si vous aussi vous pensez avoir les qualités nobiliaires, il existe un quizz pour le savoir. Il a été publié dans le dossier de 2017 « Noblesse is business » du journal L’Écho.
© Capture d’écran du quizz de L’Écho
Vous l’aurez compris, Le panorama de la noblesse belge se diversifie. La chanteuse Annie Cordy, le cycliste Eddy Merckx ou encore l’autrice Amélie Nothomb font partie de la noblesse. Qui sera la prochaine célébrité à se faire anoblir ? Le chanteur Stromae, la comédienne Virginie Efira, l’infectiologue Emmanuel André… ou peut-être vous ?
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