Joan Lismont revient tout juste d’une réunion au ministère de l’éducation. Une autre de plus dans une longue file entre réforme des titres et services et pacte d’excellence. Agenda rempli en cette période où le gouvernement joue ses dernières cartes sur l’enseignement avant les prochaines élections. Lismont, 25 ans d’expérience dans le Sel-Setca de la FGTB, s’occupe de défendre (parfois d’améliorer) les droits des enseignants dans les écoles libres. Une côte syndicale catholique, dans un corps socialiste et traditionnellement laïque. Sur sa table, le projet de Décret adopté en mars par le Parlement francophone : une longue liste de mesures pour “éliminer les obstacles à l’engagement ou au maintien de membres du personnel de l’enseignement”. Le contexte est celui de la pénurie car il y a peu d’enseignants.
Beaucoup abandonnent le métier après quelques années, attirés par les sirènes des métiers plus stables et mieux reconnus. Un phénomène que Lismont considère européen : “un peu partout en Europe, il y a moins de demandes pour devenir professeur. C’est un travail de la fonction publique, mais peu valorisé. Il faut se confronter tous les jours à des enfants ‘rois’ qui ne respectent pas les professeurs et dont les parents ont aussi été des enfants ‘rois’ » dit-il. Égocentriques, indifférents aux exigences des autres, les enfants ‘rois’ refusent les règles de base de la vie collective. Comme celles de vivre dans une école. Ces couronnés de l’enfance représentent désormais une raison d’inquiétude pour beaucoup d’enseignants, aussi bien nouveaux qu’anciens dans le métier. “ Un enseignant de 50 ans s’est retiré de la profession pendant six mois à cause de gamins de 7 ans, incontrôlables et qui faisaient de ses cours un calvaire.” Question parfois de petits gestes. Lismont mime un enfant qui fait signe d’un couteau qui tranche une gorge. À la façon d’un truand. C’est un des nombreux exemples qu’il croise pendant ses rondes dans les écoles. Une réalité en net contraste avec l’image artificielle des publicités de la Campagne Pourquoi pas prof ? , lancée en Mars 2019 par la Ministre de l’éducation Marie-Martine Schyns.
“On est dans un système de quasi-marché, où la rigueur public existe rarement. Toutes nos écoles sont en concurrence. Les directions, surtout dans l’enseignement catholique, évitent de dénoncer les violences pour une question de concurrence et de réputation de l’école, explique le syndicaliste. Dans un tel système, les parents deviennent des clients, qui souvent menacent de retirer leurs enfants s’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent. Donc, beaucoup d’écoles et des professeurs capitulent pour sauver leur emploi ou pour protéger leur école”, conclut-il.
Pour protéger les enseignants, les syndicats arrivent à obtenir des résultats surtout pour des affaires de violence physique. Exemple de petite victoire : une voiture d’un enseignant abîmée par un élève a été reconnu comme accident de travail. Les violences psychologiques sont par contre difficiles à démontrer. Réseaux sociaux, whatsapp, youtube sont les nouveaux lieux où la violence se manifeste contre les enseignants ou contre d’autres élèves (la deuxième est en forte augmentation). Ce type d’attaques morales laissent des traces digitales, grâce auxquelles on peut démontrer plus facilement les responsabilités. Quand l’offense est menée dans le cas concret, il faut avoir des témoins, qui sont souvent d’autres élèves, peu enclin à accuser leur camarades.
Le décrochage scolaire des enseignants
Selon un étude sur la carrière des enseignants débutants, menée en 2013 par Bernard Delvaux de l’UCL, il y a entre 35 et 40% d’enseignants qui quittent le travail dans les écoles pendant les premières 5 années. “Les professeurs qui partent – souligne Lismont – sont surtout ceux qui n’ont pas des titres pédagogiques. Partent aussi ceux qui ont des titres universitaires qui leur permettent de faire d’autres choses. Les instituteurs et les Agrégés de l’enseignement secondaire inférieure (AESI) sont par contre les personnes qui ont tendance à rester le plus longtemps dans les écoles (80% plus au moins)”. Une permanence parfois liée à une meilleure préparation pédagogique, parfois à l’impossibilité de s’en sortir de leur boulot.
Un facteur clé du ‘décrochage’ scolaire des profs est la difficulté de reconnaître l’ancienneté. Ce phénomène est dû en grande partie aux différents réseaux d’enseignement : catholique et public, communal et provincial. “Quand on fait notre carrière dans une école ou un réseau, explique Lismont, l’ancienneté compte seulement dans ce réseau. Si d’une école catholique, par exemple, je veux passer dans une école publique, mon ancienneté n’est pas prise en considération et je dois recommencer à zéro. Très difficile donc d’être stabilisé et nommé”, justifie-t-il.
La proposition syndicale de créer un réseau unique public se heurte pourtant à des résistances. “Mon syndicat essaye d’éliminer ce système des réseaux différents, mais les employeurs tiennent à leur autonomie. Et certains enseignants préfèrent aussi ce système, pour avoir moins de compétition contre des enseignants provenant d’autres réseaux. Les politiciennes n’osent pas rouvrir la boîte parce qu’ils ont un peu peur des guerres scolaires”, explique Joan Lismont. L’ancienne friction entre catholiques et laïcs, qui a conduit aux conflits dans le milieu de l’enseignement des années 1950, entraîne les enseignants d’aujourd’hui dans un état de précarité qui risque d’être quasi-éternel.
La pénurie liée à la reconnaissance de l’ancienneté touche aussi les enseignants des écoles techniques, qui viennent souvent des entreprises. Ils commencent avec une ancienneté “zéro”, même s’ils ont déjà accumulé un certain nombre d’années d’expérience dans les usines. “On arrive, après des années de bureaucratie et de lutte, à leur reconnaître au maximum 10 ans d’ancienneté salariale. La pénurie, admet Lismont, nous a un peu aidé dans ce processus”.
Quand la pénurie touche la bourgeoisie
Les mesures pour arginer la pénurie sont été tardives. “En Belgique on a commencé à s’inquiéter de la pénurie simplement lorsqu’elle a touché les écoles bourgeoises. Quand elle concernait des écoles, par exemple, à Molenbeek, le problème ne semblait pas si grave”. D’autre part, la pénurie, pour certains enseignants, a eu aussi des conséquences positives. “J’ai connu une enseignante d’origine africaine, qui avait étudié l’histoire romane, le latin et la littérature, raconte le syndicaliste. À cause de ses origines et malgré un CV excellent, elle avait subi des discriminations pendant des années. Elle était engagée que dans des écoles difficiles et dans des quartiers périphériques. À partir du moment où la pénurie est devenue assez grave, les employeurs ne pouvaient plus se permettre ce genre de discriminations. Depuis quelques années, elle a trouvé un travail dans une école à Uccle, considérée comme une des meilleurs de Bruxelles”.
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