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Faire société par le jeu

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Faire société par le jeu

Faire société par le jeu

Publié le 30-04-2024 par , , et

L’indémodable jeu de société. De sa place dans nos vies, en passant par sa conception, pour en comprendre son but social: focus sur un loisir en constante évolution.

Petites et petits, nous avons apprécié les moments de convivialité autour des jeux de société. En famille, entre amis, ces moments avaient toujours de quoi nous séduire. Mais en grandissant, nombreuses sont les personnes qui délaissent ce loisir. Pourtant aujourd’hui, l’amour du jeu de société rassemble. Des salons de colocations aux bars, en passant par les espaces de jeux en ligne, il n’a jamais été aussi simple de lancer une partie avec ses proches ou des inconnu.e.s.

Mais à quand remonte la dernière fois que vous avez joué à un jeu de société ? Que diriez-vous de lancer les dés ?

 

Que la partie commence
Partie fictive de jeu de l'oie. © Photomontage, Valentine Guerrier et Élise Allaire.

En effet, Colin est simplement un étudiant attablé avec quelques amis autour d’un jeu de société. Après une trentaine de minutes de réflexion, de doutes, quelques coups bas, mais dans une ambiance bon enfant, il espère enfin remporter cette partie de Cluedo®. Cette petite soirée a été improvisée, « histoire de décompresser après une grosse journée à l’unif », explique Colin.

Une soirée conviviale

Ici, les soirées jeux rythment la vie de ses habitants. Adeline, étudiante à l’ULB, partage l’appartement avec sa sœur Axelle. Ce soir, elle a invité ses deux amis Colin et Rachel ainsi que son petit frère : Aymeric. Avec un mot d’ordre : la convivialité. « On essaye de faire au moins une soirée jeu par semaine, et là j’en ai profité pour inviter d’autres personnes et s’amuser », s’enthousiasme Adeline.

C’est très ritualisé. Je sors tout et après on décide ensemble à quoi on veut jouer.

Le groupe arrive petit à petit dans la colocation. Chacun pose chaussures, manteau et parapluie dans l’entrée. Peppa le chat, perturbé par tout ce monde, préfère se réfugier dans une chambre. Adeline sort une dizaine de boîtes de jeux rangées dans le vieux meuble sous la télé. « C’est très ritualisé. Je sors tout et après on décide ensemble à quoi on veut jouer », raconte-t-elle. Très rapidement, les quatre amis se mettent d’accord sur le Cluedo®. Adeline a prévu de quoi grignoter et boire pendant la partie. Le reste du groupe commence à installer le plateau. Rachel et Laurie s’occupent de mélanger et distribuer les cartes, tandis que Colin prend connaissance des règles. Tout se fait de manière naturelle, chacun rigole et apprend à connaître les autres.

Le jeu de société n’est plus seulement l’apanage des enfants et des familles. Il s’invite aussi dans les colocations de jeunes. © Élise Allaire.

Le portrait qu’ils font d’eux-mêmes ne résistera pas longtemps à la partie. Colin qui se présente comme quelqu’un de calme s’énervera à plusieurs reprises (toujours avec humour) contre le tirage de ses cartes. Rachel, pour qui l’honnêteté est quelque chose d’important, n’hésitera pas à jeter des regards plus ou moins discrets sur les cartes que possède sa voisine. Mais tout ça est vite pardonné, le but de la soirée étant de passer du « bon temps », souligne Axelle. 

Parti(es) Chez « Cubitus »

Il y a un an et demi, « Cubitus » a décidé de fonder son second bar à jeux, avenue Georges Henri à Woluwe-Saint-Lambert. En effet, si certains préfèrent la tranquillité d’une colocation pour se retrouver autour d’une partie, d’autres choisissent de se rencontrer dans ces lieux publics. « Cubitus », le gérant du bar, y organise chaque semaine des soirées « tables ouvertes ». Le concept est simple : dès 16 heures, le bar ouvre. Il ne reste plus qu’à se diriger vers les immenses étagères qui regorgent de jeux de société, en choisir un, et s’asseoir avec qui veut bien y jouer. Des joueurs et joueuses de tout âge, intrigué.e.s, déambulent de table en table pour partager un moment convivial. 

 

Grâce à un vaste choix de jeux de société, ce genre de bars attire un public très diversifié. © Élise Allaire

Ces moments de partage autour d’un jeu de société, c’est ce qui a motivé « Cubitus » à monter son bar. Passionné de jeu, le gérant voulait transmettre cette flamme au plus grand nombre. « Jaime initier les gens au jeu de sorte qu’ils pourront eux-mêmes transmettre leurs connaissances à d’autres », ajoute-t-il. Cette envie de transmettre est aussi partagée par les habitués comme Victor et Benjamin. Ce soir-là, ils accueillent avec bienveillance Virginie qui met les pieds dans un bar à jeux pour la première fois. Le duo va donc commencer sa soirée en présentant des jeux et leurs règles à la nouvelle arrivante.

 

Rien qu’à Bruxelles, une petite dizaine de bars et de cafés adoptent le concept du jeu de société en parallèle de leur activité. © Élise Allaire

 

À mesure que les gens arrivent, les groupes fusionnent. « Une soirée chez Cubitus ça crée forcément des liens », lance Maxime en tirant une table pour gagner quelques centimètres et permettre à des retardataires comme Maureen de prendre place en bout de table.

Maureen est, elle aussi, une habituée du bar à jeu pratiquement depuis l’ouverture. Souffrant d’anxiété sociale, elle apprécie ces soirées où elle peut rencontrer de nouvelles personnes : « Quand on s’assoit autour d’une table, on a juste besoin de se concentrer sur la partie en cours. Pas besoin de faire de “small talk” », précise-t-elle.

Si les joueurs et joueuses profitent d’un produit fini – le jeu – et lancent une partie sans réfléchir, il faut néanmoins que quelqu’un se creuse la tête, invente et créé cette multitude de jeux. En effet, sans l’imagination et la créativité des créateur.trices de jeu, ces moments de convivialité dans la sphère privée ou publique n’existeraient pas.

 

 

 

Anatomie d'une boîte
Olivier Grégoire, Bruxellois de cœur, mais Français d’origine, a déjà six jeux édités à son actif. © Photomontage, Valentine Guerrier et Élise Allaire.

Tout commence par une idée. Une petite graine qui germe peu à peu dans le cerveau en constante ébullition d’Olivier Grégoire. À 53 ans, le Bruxellois de cœur, mais Français d’origine, ne cache pas son franc-parler et déborde de passion pour les jeux de société. Il a, à son actif, six jeux édités et deux autres en cours de création.

Les idées pour ses jeux, Olivier Grégoire les a tout au long de la journée. « Quand on est créateur on peut se dire ‘eh, mais ça ferait un bon jeu’ à n’importe quel moment ; qu’on soit en réunion ou en train de jouer, tout simplement. » En réalité, c’est plus compliqué puisqu’entre l’instant où l’idée germe et la mise en rayon du jeu – s’il est produit – environ 3 à 5 années s’écoulent.

 

Si l’idée d’un jeu de société naît dans l’esprit de son créateur, sa conceptualisation est de nos jours entièrement effectuée grâce à des outils numériques. © Élise Allaire.

 

Pour Olivier, il faut d’abord penser la mécanique du jeu qui se conceptualise aujourd’hui grâce à l’ordinateur. « Avec le numérique les possibilités sont infinies. Par exemple, Tabletopia (un portail en ligne de création de jeux de vidéos, NdlR) me permet de reconstituer en 3D sur un logiciel toutes les pièces du jeu que j’ai imaginées. » Tant qu’il n’a pas envisagé toutes les possibilités qui existent, Olivier n’est pas satisfait de son travail. Une fois cette étape franchie, le prototype du jeu est testé par ses amis. Ce moment peut être riche en apprentissage pour le créateur. Contre toutes attentes, ses proches utilisent souvent le jeu d’une manière très différente de celle qu’il avait envisagée. Mais ce moment peut aussi être très frustrant. Moqueur, Olivier Grégoire confie : « Parfois je vais me dire, ‘mais ils sont cons c’est facile pourtant’. »

Ce qui fait la valeur d’un jeu, c’est avant tout les interactions qu’il crée.

Une fois que le prototype lui convient, Olivier part vendre son idée à des éditeurs. La relation avec ces derniers varie. Pour le créateur, fan du 7e art, une comparaison avec le cinéma s’impose. « Je ne suis que scénariste, quand ces entreprises sont à la fois productrices et réalisatrices. »

Olivier n’est pas illustrateur, il le sait. Il laisse donc sa création dans les mains d’un autre. Pour son premier jeu, il a vendu son idée à une maison d’édition et c’est un an plus tard qu’il a reçu le produit fini, dans sa boîte aux lettres. Sur des projets plus récents, il connaissait mieux les éditeurs et a pu suggérer quelques pistes, sans pour autant s’imposer. Graphiste n’est pas son métier.

Le jeu reste un produit « au sens noble du terme », précise Olivier Grégoire. Même si créer des jeux est un « métier-passion », il occupe un autre poste à côté pour pouvoir payer ses factures. « Quand on signe un contrat à 4.000€ on peut se dire chouette mais quand on sait qu’on a bossé 5 ans dessus, ramené à l’heure ça ne fait pas grand-chose », reconnaît Olivier. Selon lui, rares sont les créateurs qui vivent uniquement du jeu de société. Lui, continue toujours à imaginer de nouveaux jeux, adaptés à tous les portefeuilles. Il insiste : « Ce qui fait la valeur d’un jeu, ce sont avant tout les interactions qu’il crée. »

 

Le saviez-vous ? 

Le jeu de société préféré des Belges en 2023 est le Rummikub, selon le site indépendant spécialisé dans le jeu de société The ToyZone. Il s’agit d’un jeu mêlant à la fois réflexion et suites de chiffres. L’objectif est simple : être le ou la premier.ère à se débarrasser de toutes ses tuiles numérotées de son chevalet en les plaçant sur la table. Pour cela, il suffit de les combiner entre elles de multiples manières. On peut jouer au Rummikub de 2 à 4 personnes, en famille ou entre amis.

Chaque année en Belgique, le concours « Toys & Games of the Year » élit les meilleurs jeux et jouets, y compris les jeux de société. En 2023, Jules Messaud, un créateur de jeux belge, était lauréat dans la catégorie « Jeu de stratégie » avec son jeu Akropolis. De plus, Asmodee Belgium, éditeur et distributeur de jeux, s’est démarqué dans les catégories de « jeux pour enfants » et « jeux de logique et de réflexion ».

Ne pas « créer un jeu juste pour créer un jeu »

Morgane Van Dam est co-autrice du jeu L’Atelier des sols vivants, un jeu pédagogique mélangeant à la fois des cartes et un plateau sur le thème des sols terrestres et de leurs usages. Elle le dit d’entrée, « La création d’un jeu de société m’est un peu tombée dessus.» Après 5 années d’études dans l’ingénierie biologique et agronome, la jeune femme fait un double constat : la science est complexe et en décalage total avec la société et le système de l’enseignement belge est dépassé.

Partant de là, la créatrice du jeu a cherché un moyen d’expliquer facilement quelque chose de très complexe au plus grand nombre. Avec quelques années d’expérience dans la pédagogie active et un attrait pour les jeux de société depuis qu’elle est étudiante, l’idée de créer un jeu de cartes lui vient directement à l’esprit. Avec un ami étudiant, elle développe et améliore le concept du jeu et ils créent ensemble une série de plateaux, chacun unique, pour accompagner les cartes. Le projet prend de l’ampleur et ils reçoivent même des fonds de l’Union européenne. La co-autrice en conclut dès lors que l’UE a « un vrai intérêt pour le secteur du jeu de société. »

On distingue les jeux « traditionnels » des jeux « modernes ». Ces derniers sont plus innovants et vont un cran plus loin dans la conception. © Site officiel de l’Atelier des sols vivants.

Mais pour créer un jeu qui fait écho à la société et qui ait un impact, « il faut surtout cerner l’enjeu important qu’on souhaite transmettre », souligne Morgane Van Dam. Pour elle, aujourd’hui, le jeu devrait être un outil pour transformer certains aspects de la société. Elle n’avait pas envie « de créer un jeu juste pour créer un jeu ». C’est ce qui lui a plu directement : activer des leviers par le biais de l’amusement, leviers qui auraient été inaccessibles par une approche plus classique. Le succès de son jeu est pour elle la preuve ultime qu’on peut apprendre tout en s’amusant et en jouant. En terme de transmission, le jeu prône des valeurs de démocratisation du savoir, d’innovation dans la façon d’apprendre et de communication respectueuse des opinions.

Quand on demande à Morgane Van Dam en quoi son jeu est utile à la société, elle répond que L’Ateliers des sols vivants est une sorte de jeu de rôles qui permet de faire réfléchir les gens à leurs propres pratiques. Le jeu invite au dialogue et aux échanges d’opinions à la fin de la partie. L’idée étant d’avoir reçu suffisamment d’informations scientifiques au préalable pour avoir une opinion éclairée. Voilà en quoi la créatrice estime que son jeu permet de faire société.

 

Reflet des sociétés
La journaliste Hélène Delforge est convaincue du rôle éducatif des jeux. © Photomontage, Valentine Guerrier et Élise Allaire.

L’apprentissage de normes fait partie intégrante des jeux de société. Et les parties de jeux aident, de façon non-négligeable, à développer des compétences sociales et sociétales. Pour Hélène Delforge, co-autrice du livre Histoire du jeu de société : 40 jeux qui ont tout changé, dès l’enfance « ces jeux apprennent aux enfants les notions de règles et de valeurs morales, comme le partage, indispensables à leur éducation et à leur développement dans la société. »

Le jeu de société ne doit donc pas juste divertir, mais aussi enseigner. Et c’est ce qu’il a fait à travers les siècles. Si le jeu de société a existé dès l’Antiquité, ses buts sociaux ont évolué au fil du temps de sorte qu’il peut être perçu comme « un indicateur de transformations sociales, culturelles et démographiques », selon Vincent Berry, sociologue et maître de conférences à la Sorbonne (Paris).

Mais finalement pourquoi les qualifie-t-on de jeux « de société » ?

Simplement parce que ces jeux « font société » souligne Hélène Delforge. Par-là, elle entend que le jeu rassemble autour d’une même table des personnes qui acceptent, ensemble, d’adhérer à des règles communes le temps d’une partie. Le jeu de société est, en fait, construit comme une sorte de version miniature et fictive de la société. Pour Hélène Delforge, on y répète des interactions sociales, comme le fait d’utiliser de l’argent dans le Monopoly. Une étude de Gilles Brougère, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Paris 13, suggère également que tout jeu de société, au moment de sa création, s’insère dans une société déterminée qui influence la thématique, le but du jeu, etc. En ça, il est en quelque sorte le reflet d’une société.

D’un point de vue plus pratique, il fallait également pouvoir les distinguer des jeux (comme le Cache-Cache ou le Colin Maillard), et des sports (qui impliquent un effort physique).

Par exemple, dans l’entre-deux-guerres – en 1931 – est édité pour la première fois le jeu de la Bataille navale. Comme son nom l’indique, il avait initialement pour but de mimer l’élaboration de stratégies militaires navales. Peu de temps après, lors de la Seconde Guerre mondiale, les jeux de société sont utilisés comme outils de propagande. Les Allemands inventent le jeu Bombes sur l’Angleterre (de l’allemand Bomber über England) qui contient une carte de l’Angleterre. Le but était alors de viser les villes du pays à l’aide de bombes, représentées par de petites boules en métal.

Plus tard, dès les années 1980, avec la montée du libéralisme économique, ce sont les jeux de compétitions – où la quête du succès individuel est primordiale – qui s’imposent. Dans l’ère du temps, en 1979, le Trivial Poursuit® voit, par exemple, le jour.

La crise économique de 2008 marquera la fin de l’âge d’or des jeux de compétitions. Les jeux de coopération et de collaboration sont, dès lors, privilégiés.

Il existe peu d’études sur le jeu de société. La littérature académique est donc lacunaire et mérite d’être complétée. © Élise Allaire.

Un secteur en constante évolution

Les articles de presse annonçant le « retour en force » des jeux de société sont nombreux. L’ancienne journaliste Hélène Delforge appelle à « relativiser cette hyper tendance ». Elle explique que le secteur est en constante évolution depuis le début des années 2000. La crise du Covid va braquer les projecteurs sur les jeux de sociétés. Temps libre oblige, les Belges ont, eux aussi, semble-t-il, davantage joué. Ainsi, Carine Maréchal, gérante d’un magasin de jeu expliquait au Soir avoir vu ses ventes augmenter de 37 % en 2020 par rapport à l’année précédente.

Malgré tout, depuis la fin de la crise Covid, le marché « retourne à une croissance semblable à celle d’avant », assure Hélène Delforge. Elle insiste aussi sur le fait que les gens se sont tournés vers des « valeurs sûres » du jeu (comme le Monopoly® ou le Uno®).

Si l’industrie fonctionne aujourd’hui, c’est qu’elle a su fédérer au siècle dernier une première génération de joueurs qui ont grandi avant d’avoir des enfants auxquels ils ont transmis cette habitude. Habitude qui va se perpétuer avec la génération suivante. Si l’arrivée du jeu vidéo a pu soulever quelques craintes dans le secteur, elle lui a finalement été bénéfique. En effet, « loin de s’effacer devant leur cousin numérique, les pratiques de jeux de société […] se sont non seulement maintenues et ont, pour certaines, augmentées », résume Vincent Berry.

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