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Jeunes artistes : comment fait-on pour vivre de sa musique ?

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Jeunes artistes : comment fait-on pour vivre de sa musique ?

Jeunes artistes : comment fait-on pour vivre de sa musique ?

Publié le 09-05-2024 par , et

Ataraxy est DJ. Solstice est chanteuse et pianiste. Charly Kid est rappeur. Trois univers différents, liés par la musique et par l’ambition de vivre de sa passion.

 

Quand le salariat et le monde professionnel ne vendent pas de rêve, il peut être utile d’en avoir en réserve : la musique, la scène, attirent de plus en plus de jeunes artistes en quête d’épanouissement.

Entre sacrifices et liberté, entre contraintes et bénéfices, entre galères et bonheur, à quoi la vie d’artiste ressemble-t-elle vraiment lorsque l’on n’a pas – encore – la reconnaissance et le succès d’une tête d’affiche ?

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Le rappeur Charly Kid dans son studio d'enregistrement. ©Léonard Creismeas

Tout projet musical a une introduction. Une première piste qui pose une ambiance, qui plante un décor, qui présage de la suite. Pour des musiciennes et musiciens qui s’essaient à la vie d’artiste, les premiers pas dans la musique, que ce soit dans l’enfance ou dans l’adolescence, sont souvent décisifs.

Ataraxy nous a rencontrés aux Galeries Horta à Bruxelles, devant le C12. Cette boîte techno, dont l’intérieur recouvert de graffitis attire de nombreux fêtards la nuit, recèle un calme inhabituel le jour.  Ataraxy connaît bien le lieu : souvent il vient y passer des soirées dans la fosse ; plus rarement, il s’y produit sur scène. Le Wavrien de 24 ans, étudiant en graphisme publicitaire, est derrière les platines depuis près de deux ans. En 2022, c’était à la Turbean, sur le campus de l’ULB, qu’il s’est produit pour la première fois : “Après ce concert à l’ULB, je me suis dit : c’est ça que je veux faire,” confie-t-il avec enthousiasme.

Son premier concert aux Apéros ULBains. © TikTok, @ataraxy_dj

 

La Turbean, c’est aussi là que nous avons rencontré Solstice, une chanteuse et compositrice de 26 ans. Elle a déposé sa fille à la crèche ce matin, et au moment où nous la retrouvons, elle termine sa lettre de motivation pour s’inscrire en master de gestion culturelle à l’ULB. Cette tâche n’occupe que la première moitié de sa journée : l’après-midi, elle nous emmène au studio de son oncle par alliance à Forest. Elle doit y terminer plusieurs morceaux de son prochain EP, et, grâce à l’aide de son précieux producteur qui la conseille, son morceau Sarah, en fin de journée, est prêt à être envoyé à son ingénieur son qui finalisera le mix.

À deux pas de là, autre studio, autre ambiance. Charly Kid, un rappeur underground de 28 ans, nous accueille au dernier étage d’un petit immeuble s’élevant au-dessus d’un centre d’art urbain dédié au street art, rue Roosendael. Il est invité dans ce studio, qui appartient à un membre de son groupe Mahvelous Mob, et dont l’insonorisation est assurée par un matelas scotché à la porte d’entrée. Écartant les cadavres de Club-Mate sur son plan de travail, lui aussi apporte les dernières touches à différents morceaux de sa prochaine mixtape, sur laquelle il travaille depuis six mois.

Charly Kid dans son studio à Forest © Léonard Creismeas

 

À la croisée des chemins

Sans son parcours militant, Solstice aurait pu prendre encore beaucoup de temps avant de se lancer dans la musique. C’est par sa présence dans les milieux associatifs et par ses passages dans des Zones à Défendre qu’elle a pu s’entourer d’amis passionnés de communication ou d’audiovisuel. Précieux dans la conception d’une stratégie marketing et dans la réalisation de clips. C’est là qu’elle a rencontré son compagnon actuel, dont la famille est implantée dans le secteur de la musique depuis des décennies. Au cours de ses 40 ans de carrière, son producteur actuel, son oncle par alliance Guy Waku, a notamment composé pour MC Solaar, Lara Fabian, ou encore Papa Wemba. Et quand Solstice a partagé ses maquettes avec sa belle-famille, forte de ses vingt années d’expérience au piano et une dizaine en chant et en composition, son talent lui a ouvert des portes. Depuis, elle bénéficie d’un réseau de producteurs et d’ingénieurs son, une chose inespérée trois ans plus tôt.

Solstice lors d’une session dans le studio de Guy Waku © Jeremy El Alaoui

 

Sans son séjour Erasmus, Matisse, aujourd’hui connu, sous le nom d’Ataraxy, ne serait peut-être pas devenu DJ. À  21 ans, au Portugal, il vit dans une colocation où traine une console de mixage. Il aime la musique, a du temps libre et des amis pédagogues qui lui apprennent le DJing. De retour à Bruxelles, il prend son courage à deux mains et active ses contacts pour jouer un set à la Turbean. L’ambiance plaît, l’audience et ses pairs le valident, et, de fil en aiguille, les portes des boîtes techno s’ouvrent progressivement à lui.

Quand je fais de la musique, je le fais pour qu’elle soit une prolongation de mon existence de tous les jours.

Sans son entourage Charly Kid n’aurait sans doute pas rappé. Plusieurs de ses amis ont, ainsi, participé à l’effervescence de la scène rap namuroise au début des années 2010. Entraîné par ses pairs dans les soirées open-mic, dans le milieu des freestyles et des battles de rap dans la rue, c’est par mimétisme qu’il découvre et aiguise son sens du kickage et de la punchline.

Mais dans ce milieu compétitif, bien que talentueux et encouragé par ses collègues, il ne se sent pas à sa place : la technique pour la technique, la démonstration sans l’émotion, ne le convainquent pas à suivre le mouvement pendant trop longtemps. Il arrête la musique et et se tourne vers des études en cinéma à Bruxelles, qu’il n’achèvera pas. Mais le rap continue de lui trotter dans la tête. Il renoue avec la musique, sort un premier projet qui lui donnera un début de reconnaissance et d’épanouissement: “Quand je fais de la musique, je le fais pour qu’elle soit une prolongation de mon existence de tous les jours.”

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Guy Waku a notamment composé pour MC Solaar, Lara Fabian, ou encore Papa Wemba. ©Jérémy El Alaoui

Depuis plusieurs années, le marché de la musique est saturé: environ 100.000 titres seraient ajoutés, chaque jour, sur les plateformes de streaming. La compétition fait rage, ceux qui réussissent à se démarquer et à réellement vivre de leur art sont rares. Beaucoup ne sont pas prêts à tout pour percer et préfèrent l’authenticité.

Pour Didier Zacharie, journaliste Culture au « Soir », il est effectivement essentiel de “rester fidèle à ce qu’on est, à ne pas chercher le gros contrat juteux seulement parce que c’est un gros contrat juteux, mais faire ce qu’on sait faire le mieux”. C’est aussi ce que pense Charly Kid, bien conscient d’être un rappeur underground. “Si je perce, je sais que ça sera sur un malentendu. Ma musique, c’est d’abord à moi qu’elle doit plaire, et je suis conscient qu’elle n’a pas le potentiel pour plaire au plus grand nombre.”

 

Je préfère accoucher d’un produit brut qui me ressemble totalement, plutôt que d’un produit trop raffiné qui s’éloigne de mon essence : je préfère le charbon au diamant.

 

Il partage la mentalité des rappeurs d’internet qui font de la musique avant tout par passion. “Si je finis un morceau, c’est qu’il me plaît et je ne le jetterai sûrement pas. Je ne me prends pas la tête sur des morceaux qui ne me plaisent pas.

Dans cette optique, les corrections et la post-prod sont ou déléguées ou négligées : “Les erreurs et les imperfections dans mes morceaux, je peux vivre avec. Elles reflètent mon état d’esprit du moment, et au pire elles m’enseigneront une leçon pour la prochaine fois. Je préfère accoucher d’un produit brut qui me ressemble totalement, plutôt que d’un produit trop raffiné qui s’éloigne de mon essence : je préfère le charbon au diamant.”

Si Solstice compose et enregistre certaines pistes seule, elle aime la musique pour son côté collectif. Cela fait longtemps que la chanteuse a abandonné l’idée de se produire en solo sur scène. Systématiquement, elle fait appel à des choristes ou à des musiciens plutôt qu’à des boucles pré-enregistrées, même si en conséquence les cachets doivent être divisés. Mais à cette démarche de partage se superpose aussi une quête artistique personnelle. “Il est important de se trouver artistiquement, et cela peut être difficile dans une industrie dans laquelle on nous demande d’avoir une identité bien définie. Comment être cohérente et fidèle à soi-même, quand on est quelqu’un d’éclectique, qui a envie d’essayer plein de choses ?”

 

Ataraxy dans sa « deuxième maison », le C12 à la galerie Horta. © Sara Sulas

 

De son côté, Ataraxy considère que la musique, en tant que passion, peut également servir de thérapie, et fournir une source de motivation quand rien d’autre ne va plus. “J’ai eu des périodes de dépression pendant lesquelles je ne savais plus rien faire, sauf de la musique et aller mixer sur scène. Ça n’était même pas l’argent, mais vraiment la passion qui me donnait la force de sortir.” Fidèle à lui-même, il n’hésite pas à laisser transparaître ses humeurs dans ses sets. De playlists dansantes et gaies, il peut passer la semaine suivante à des ambiances plus sombres.

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Le marché du CD s’est effondré, les plateformes de streaming sont devenues hégémoniques et ne rapportent quasiment rien aux petits artistes. ©Jérémy El Alaoui

« Je veux du bif, de la moula, du caramel », disait Booba dans un morceau pour parler de son rapport à l’argent. L’argent représente le nerf de la guerre pour pouvoir faire de la musique : il est nécessaire pour acheter du matériel, payer les sessions d’enregistrement, etc. Le milieu de la musique a évolué. Le marché du CD s’est effondré, les plateformes de streaming sont devenues hégémoniques et ne rapportent quasiment rien aux petits artistes. Pour gagner un peu d’argent, il reste la scène et la débrouille. « L’argent que je gagnais, je le réinvestissais directement dans la musique », explique Solstice qui vit grâce aux aides. « Depuis la fin de mes études, je n’ai jamais travaillé, je vis essentiellement grâce au chômage, ça me permet de pouvoir consacrer plus de temps à ma musique.» Le statut d’artistes (récemment réformé), explique-t-elle, n’est pas facile à obtenir. Pour y prétendre, il est nécessaire de justifier un certain nombre de contrats.

Je mène une vie de bohème en quelque sorte.

Charly Kid est lui aussi au chômage, mais il préfère s’en amuser. « Je mène une vie de bohème en quelque sorte. L’année passée, j’ai reçu un article 60 du CPAS, j’ai été obligé de travailler pendant un an dans un magasin de meubles. Plus jamais ! J’ai détesté chaque jour. Maintenant, je vais juste faire mon truc le plus possible… Et quand j’ai besoin d’un peu plus d’argent, je vends mes sapes sur Vinted. Ça m’ennuie parfois, mais je préfère faire ça plutôt que m’enfermer dans un taf que je n’aime pas. »

Encore étudiant, Ataraxy travaille, quant à lui, à l’accueil du Fuse (NdlR : célèbre boîte de nuit bruxelloise), et réussit à tirer de l’argent de ses prestations en tant que DJ. Il pense arrêter ses études au terme de sa deuxième année de bachelier pour pouvoir se consacrer 100% à sa passion. « Je gagne un peu d’argent grâce à ma musique et mes prestations, mais pour l’instant, je ne considère toujours pas ça comme un vrai métier, mais davantage comme une passion. »

Dans le milieu, les labels ont aussi longtemps représenté une source potentielle de revenus, mais les rapports avec les artistes ont évolué avec le temps. “Le travail des labels a beaucoup changé depuis les années 90”, explique le journaliste Didier Zacharie. “Avant, ils découvraient les talents et les aidaient à se développer, à se vendre, etc. Aujourd’hui, ils signent des artistes qui ont déjà une fan base (grâce aux réseaux sociaux, concerts, etc) et des « chiffres » conséquents, et aussi, de plus en plus, une image propre bien définie.”

Charly Kid s’est fait contacter par plusieurs labels, mais a préféré décliner les propositions reçues. Il avait l’impression de ne pas être démarché pour les bonnes raisons, et préférerait rejoindre un label qui lui assure authenticité et liberté. Solstice, quant à elle, a échangé plusieurs fois avec des labels ou leurs représentants. Un label lui a conseillé de porter un soutien-gorge push-up. Elle en avait contacté un autre, via la plateforme Groover : “J’ai juste reçu une réponse, et c’était pour me conseiller de changer mon nom de scène. Pour moi, ça n’a servi à rien.”

Pour se faire remarquer, les trois prennent forcément en considération leur image sur les réseaux sociaux. “Parfois, j’ai l’impression de devoir me forcer pour poster du contenu », avoue Solstice. “Je perds mon temps à essayer de savoir si le téléphone est bien posé, si je suis assez jolie, si le contenu va être intéressant. J’ai l’impression de perdre en spontanéité.” Alors que faire? Ne rien publier? La chanteuse a aussi fait tester les services d’un community manager. Trop cher pour elle. “J’en avais engagé un pendant 2 mois. Au final, ça n’a servi à rien et je ne pouvais pas continuer à le payer.”

Ne pas poster, c’est aussi rompre le lien avec son public, Charly Kid l’a remarqué : “Ça fait trois mois que je ne poste plus grand chose, juste une story de temps en temps, parce que je voulais me concentrer sur la musique. Du coup, je n’ai plus vraiment d’interactions sur mon compte.”

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Le disquaire Doctor Vinyl est, notamment, spécialisé dans la New Beat. ©Sara Sulas

Si la vie d’artiste ne paie pas aujourd’hui, pourra-t-elle payer plus tard ?

Charly Kid vit au jour le jour. Il se concentre sur un projet en cours de finalisation, et compte entamer une campagne marketing à son image sur les réseaux sociaux. Ils pourraient aussi refaire des dates sur scène avec son groupe Mahvelous Mob, d’ici quelques mois. À terme, il aimerait tirer un peu d’argent de ses productions en vendant sa musique sur un support physique ou en concevant une marque de vêtements.

Solstice est en train de finaliser son EP. Un projet de 7 titres qui tournera autour des femmes : “Je me suis rendu compte en écrivant quelques chansons qu’elles tournaient toujours autour des femmes. Je n’ai pas encore trouvé de titre au projet mais je ne me mets pas trop la pression, ça viendra quand ça viendra.” Pour la suite, Solstice espère pouvoir défendre son projet sur scène, mais n’est pas complètement obsédée par l’envie de devenir populaire. “Franchement, la maternité m’a fait beaucoup grandir. J’ai toujours espoir d’y arriver, mais pas au point de me stresser ou de bousiller ma santé. Mon objectif reste toujours de faire un master en gestion culturelle pour essayer de combiner ma passion et mon travail.”

Pour l’instant, Ataraxy, très indépendant, ne suit pas d’agenda : « Je fais des mixtapes pour mon propre plaisir et pour le plaisir de ceux qui les écouteront. Lorsque je veux jouer et enregistrer, je n’ai pas d’horaire ou de limite de temps, j’ai déjà mes projets universitaires qui m’imposent des délais.” Il aimerait à terme se consacrrer à sa musique à plein temps. « Je ne veux pas stresser ni me sentir mal à l’aise. Faire de la musique est quelque chose de spontané, quand l’inspiration vient, j’en profite. Quant au succès, ça viendra au moment où ça viendra. Pour l’instant je m’amuse. »

Geert Sermon, aka Doctor Vinyl, a signé le documentaire « The Sound of Belgium ». © Sara Sulas

 

Dans tous les cas, rester authentique sans se compromettre demeure la priorité. Une démarche que valide Geert Sermon, propriétaire du magasin de vinyles Doctor Vinyl et grande figure du milieu électro de Bruxelles ces trente dernières années. La persévérance est la clé : pour se frayer un chemin dans un monde où tout est à portée de main. “Il faut toujours travailler dur et ne jamais lâcher. Si tu insistes, c’est comme un coup, tu commences à frapper dessus, et tu continues. À un moment ou à un autre, ça va passer, mais il faut avoir beaucoup de patience. C’est une valeur qui manque aujourd’hui. C’est bien d’avoir des rêves mais si on n’a pas d’ambition, on va nulle part.”

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