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Kanal : une ville dans la ville

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Kanal : une ville dans la ville

Kanal : une ville dans la ville

Publié le 09-04-2021 par , , et

Avec son extension prévue pour 2024, le Kanal – Centre Pompidou veut s’imposer comme centre culturel urbain, moderniste et inclusif. Projet ambitieux ou résolument utopique ?

Au rond-point de la place de l’Yser, les passants se bousculent. Les voitures se talonnent et se klaxonnent, toutes sur les starting-blocks dans l’attente du feu vert. La façade du showroom du Kanal – Centre Pompidou, paisible et imposante, contemple la scène.  

Inauguré en 2018, le Kanal – Centre Pompidou n’avait établi ses quartiers que dans une partie de l’iconique garage Citroën. Mais d’ici 2024, la Fondation Kanal, en charge du projet, aura réinvesti l’intégralité des anciens ateliers. Un musée d’art moderne et contemporain, un musée d’architecture et de nombreux espaces publics dédiés aux arts et à la détente se partageront 40.000 mètres carré au cœur de la ville de Bruxelles. Un projet titanesque, initié par le gouvernement Vervoort dès 2016, dont l’ambition est d’incarner le «musée du 21e siècle».

L’espoir des uns attise les craintes des autres. Si certains y voient un projet prometteur et positif pour la Région bruxelloise, d’autres lui reprochent un manque d’inclusivité. Situé au cœur du Quartier Nord, à la lisière entre la ville de Bruxelles et Molenbeek-Saint-Jean, le défi pour Kanal sera de concilier des publics aux horizons très divers et un projet d’art moderne réputé peu accessible.

Les riverains : près des yeux, loin du cœur
Le bâtiment qui surplombe la ferme Maximilien est considéré comme l'entrée du lotissement surnommé Little Chicago. © Pauline Denys

Avant d’être le centre d’art moderne et contemporain de demain, Kanal, c’est surtout une bâtisse très connue dans le quartier. «Ma grand-mère a toujours connu ce bâtiment, c’est très emblématique pour les Bruxellois», raconte Arnaud, guide au sein du centre culturel Kanal – Centre Pompidou.

Les riverains sont habitués à côtoyer ce mastodonte de verre et de béton construit dans les années 1930. À l’époque, André Citroën rêvait déjà d’un projet de «ville multiculturelle avec cinéma et salles d’exposition», explique Jean Lolivier, riverain et guide touristique passionné d’urbanisme. À cause de la crise financière des années 1930, ce projet ne sera finalement pas mené à terme.

Le bâtiment deviendra l’emblématique garage Citroën, dont le logo trônera sur le toit pendant plusieurs décennies. Désormais, ce symbole n’y figure plus. Ce sont les lettres K-A-N-A-L en majuscules qui recouvrent la façade sud, surplombées de la mention «Centre Pompidou».

Les navetteurs qui sortent à l’arrêt Yser sont invités à se rendre au Kanal – Centre Pompidou © Pauline Denys

Un chantier dont on ne sait pas grand chose 

Depuis le quai de Willebroeck on peut apercevoir une partie du chantier de construction. C’est en tout cas la vue qu’Alexandre Lefebvre, directeur de la ferme du parc Maximilien, partage au quotidien avec ses employés, visiteurs et animaux. Occupé à gérer les affaires de la ferme, que ce soit en matière d’accueil des groupes d’enfants, d’entretien des enclos ou de récolte de miel dans ses ruches, il avoue ne pas se soucier plus que cela des activités de son grand voisin. «On n’est pas encore au courant des détails techniques. On sait juste que c’est le Centre Pompidou, qu’il y a pas mal de choses culturelles qui vont se développer en rapport avec l’art mais pour le moment ça s’arrête là.»

En toute sincérité, je n’étais pas au courant du projet.

Il n’est pas le seul à n’avoir qu’une vague idée ou ne pas savoir du tout de ce qui sera proposé à l’intérieur du musée. Rose tient un magasin d’alimentation africaine qui débouche sur le square Sainctelette. Son épicerie offre une vue directe sur le Kanal – Centre Pompidou. Pourtant, elle ne semble pas informée de leur projet de rénovation. «En toute sincérité, je n’étais pas au courant. C’est par vous que je l’apprends.»

Le théâtre Kaai, réputé pour ses œuvres contemporaines, est le bâtiment mitoyen du Kanal – Centre Pompidou. Les employés du théâtre sont, quant à eux, bien au courant du projet. Dina, la réceptionniste voit d’un œil plutôt positif la mise en chantier du centre culturel, qui ne sera séparé du Kaai que par quelques murs. «Ça peut rapporter plus de clients, plus de personnes qui viennent regarder, plus d’artistes. Pour moi, c’est plutôt une bonne nouvelle.»

Une reconversion de ce site automobile en quelque chose de plus culturel, pour nous, c’est tout à fait positif.

Pour le directeur de la ferme urbaine du parc Maximilien, le projet a du sens. «C’est un ancien site qui servait à la promotion de l’automobile et ce n’est pas tellement dans l’optique de notre projet qui veut préserver l’environnement. Donc, si on a une reconversion de ce site automobile en quelque chose de plus culturel, pour nous, c’est tout à fait positif.»

Depuis la ferme du parc Maximilien, on aperçoit la façade est de Kanal – Centre Pompidou. © Pauline Denys

Le guide de Kanal, Arnaud, dit avoir eu de bons retours de la part de visiteurs qui se présentaient comme riverains au musée. «Pour l’instant, les gens sont plutôt réjouis des perspectives que cela va ouvrir en matière de redynamisation du quartier. L’art contemporain et l’art moderne s’adressent plutôt à un public de niche. Ça ne parle pas vraiment à tout le monde. Mais les riverains qui viennent, comprennent le sens des travaux qui sont menés.»

Entre élitisme et inclusivité

Jean Lolivier habite au 18e étage de la tour à appartements qui donne sur la ferme urbaine et le Kanal – Centre Pompidou. Il a un avis tranché sur ce projet de «ville culturelle dans la ville» qui se voudrait mixte et inclusive. «La mission de la direction serait de créer des synergies entre les gens et malheureusement on se rend compte que ça reste un lieu très élitiste.»

Il explique, qu’à l’origine, il y avait vraiment une idée de faire participer les gens du quartier au projet, mais que ceci ne se serait avéré être qu’une belle intention. En guise d’exemple, il parle des fêtes organisées au sein du musée. «Si je vous mets de la musique électronique pointue avec 4.500 personnes, est-ce que cela prend en compte les gens de l’immeuble ? Eux, jusqu’à 4 heures du matin, ils ne parviennent pas à dormir.»

Finalement, Rose, la gérante de l’épicerie reste bien plus terre à terre. Elle ne comprend pas pourquoi promouvoir un tel espace culturel en pleine pandémie. «Avec tout ce qui se passe en ce moment, je ne vois pas trop l’intérêt. Tout est fermé, on ne peut rien faire. On ne sait pas à quel moment ça va s’arranger. Donc avoir un projet de cette ampleur, est-ce vraiment bénéfique ?»

 

 

Les propriétaires : les défis de la cohabitation
Les nuisances liées à la destruction de l'ancien bâtiment administratif de Citroën ont agacé les mitoyens. © Pauline Denys

Entre l’entrée de Kanal et l’imposant chantier, deux immeubles résistent aux pelleteuses. Du 8 au 11 place de l’Yser, une trentaine d’appartements sont enclavés sur le site de ce gigantesque espace culturel. L’Atelier de Recherche et d’Action Urbaines (ARAU) s’était déjà intéressé à cet étrange arrangement en 2018. Les conclusions tirées étaient cinglantes : le Kanal envahissait le quotidien des habitants à coup de décibels démesurés. Les travaux faisaient trembler les murs de l’immeuble et les concerts duraient jusque tard dans la nuit. Selon l’ARAU, le quotidien de ces habitants était un véritable enfer. Presque trois ans après cette étude, la situation a-t-elle évolué ? Les propriétaires de ces appartements nous ont ouvert leur porte. Les esprits se sont apaisés et le silence règne la plupart du temps. La démolition du bâtiment est terminée. Désormais, les propriétaires sont surtout curieux de ce que va devenir le projet Kanal.

Rencontre avec les habitants au cœur de Kanal

Mathijs, propriétaire au 10 place de l’Yser : « Mon appartement bougeait pendant la démolition. »  © Robin Rubio

 

Mathijs habite ici depuis quelques années. Il télétravaille depuis le début de la pandémie et a assisté à l’avancée des travaux depuis sa fenêtre. Ce propriétaire se souvient des vibrations de son appartement quand les travaux de démolition ont commencé. Mathijs est soulagé que ce soit terminé, mais surtout, qu’il n’y ait pas eu de dégâts. «J’ai fait le choix de vivre en ville, je sais qu’il peut y avoir du bruit», explique Mathijs. Il s’attend à de nouvelles nuisances, les travaux sont loin d’être finis, mais il reste optimiste. «Je pense que ce sera magnifique», s’exclame-t-il. «Je ferai un tour sur le rooftop, au restaurant et au musée bien sûr.» De sa fenêtre, Mathijs peut voir le showroom du Kanal en chantier. Bientôt, il aura droit à des concerts privés.

Guillermo, propriétaire au 10 place de l’Yser : « On s’est souvent plaint ces derniers mois. » © Robin Rubio

Un étage plus bas, Guillermo profite de la même vue. Il a emménagé pendant l’été 2020 en connaissance de cause. Les travaux ne lui faisaient pas peur. Jusqu’à ce qu’il jette un œil aux plages horaires que la Fondation Kanal lui avait envoyées après son emménagement. Les travaux commençaient avant 7h le matin, et pouvaient se poursuivre bien après 21h. «Cela a duré plusieurs mois, pendant une période difficile puisque nous étions presque tous bloqués chez nous», raconte Guillermo. «Cela a été difficile à gérer pour certains voisins.» Au-delà des travaux, ce sont aussi les concerts qui ont parfois dérangé Guillermo. «On ressent énormément les vibrations quand ils utilisent les basses. Ce n’est pas forcément très agréable un dimanche soir.» Pour lui en revanche, le pire est déjà derrière. Les nuisances se font rares, il peut retrouver du calme. La seule question qu’il se pose concerne la vue qu’il aura. Sa principale source de lumière provient d’une fenêtre qui donne directement sur l’immense bâtiment. Il attend des réponses de la part de la Fondation Kanal quant à l’avenir de sa vue. Pour autant, il est emballé par l’espace culturel proposé. Guillermo est un grand amateur d’art. Des tableaux célèbres l’entourent au quotidien. Sur sa table trône un puzzle du « Baiser » de Gustav Klimt. Il profitera du musée et de ses événements avec plaisir.

 

Guillermo évoque les discussions entre les propriétaires et les administrateurs de Kanal.

 

Mirasbek, habitant du 10 place de l’Yser : « Heureusement, mon appartement est assez loin du centre de concert. » © Robin Rubio

 

Quelques portes plus loin, Mirasbek est aussi enthousiaste quant à la suite des événements. Il y voit une opportunité d’embellir le quartier et d’attirer plus de monde. Ce voisin soutient le projet, potentielles nuisances sonores comprises. Mirasbek fait partie des chanceux qui sont plus éloignés du showroom. Il n’est donc pas vraiment dérangé par les événements et ne s’inquiète pas de leur régularité. Il suit l’avancée de Kanal de près et compte profiter de la nouvelle offre culturelle.

 

 

Les cartons de déménagement sont prêts

La perspective d’un centre culturel n’a pas séduit Carmen, qui a plié bagage. © Robin Rubio

De l’autre côté de l’immeuble, c’est une autre ambiance. Les habitants sont beaucoup plus proches des travaux et des événements organisés. Carmen habite dans cet immeuble depuis six ans. Aujourd’hui, elle fait le choix de déménager. Les travaux sous ses fenêtres lui font vivre un enfer. Avec son compagnon, elle avait déjà envisagé de partir. Ils n’ont pas de terrasse et se sentent un peu à l’étroit. Le projet Kanal a été l’élément déclencheur. «Combien d’années ça va encore durer ?», s’interroge Carmen. Sans perspective de fin, elle et son compagnon se sont sentis pris au piège. Pour eux, la seule solution était le déménagement.

Si les avis divergent donc au sein de l’immeuble place de l’Yser, la situation semblerait en tout cas meilleure que celle pressentie par l’ARAU en 2018. Les habitants interrogés sont partiellement rassurés, voire emballés par la nouvelle version de Kanal.

La culture au centre de l'utopie urbaine
En 2024, le Kanal – Centre Pompidou devrait ouvrir ses portes au public sous sa forme définitive. © Hélène Seynaeve

À quelques pas des immeubles, l’entrée de Kanal située le long du Quai de Willebroeck laisse deviner l’agitation des travaux. Des machines vrombissent, des ouvriers s’agitent et les gravats dansent avec la poussière. Depuis le trottoir, on aperçoit un vaste hangar, aux murs nus et aux poutres apparentes.

Yves Goldstein, directeur de la Fondation Kanal, arpente les allées de l’ancien atelier du garage Citroën. «Il y aura deux grandes allées, comme des galeries urbaines, avec quatre entrées. Là, on aura un auditorium, une bibliothèque publique, un café…»

Son ambition ? Métamorphoser le bâtiment Citroën en une ville artistique dans la ville. «L’idée, c’est d’en faire un lieu qui fourmille de mille et une activités. Pas un endroit où les gens viennent, déposent leur veste à droite, prennent leur billet à gauche et entrent dans une salle d’exposition», s’enthousiasme Yves Goldstein. Une surface de 20.000 mètres carrés, soit l’équivalent de trois terrains de football, sera dédiée à des espaces publics ouverts et gratuits. Trois constructions neuves agencées dans la structure historique accueilleront 12.500 mètres carrés d’expositions payantes. «On veut garder l’espace le plus ouvert possible. On pourra brancher son matériel audio et danser en groupe, répéter avec sa fanfare, ou chanter avec sa guitare. De manière complètement libre et populaire.»

Un souffle nouveau sur le canal

Dès l’achat de l’ancien garage Citroën en 2015, la volonté de la Région Bruxelles-Capitale était de proposer un pôle culturel au cœur de la zone urbaine qui longe le canal. Selon Yves Goldstein, elle aurait voulu s’associer et récupérer les œuvres du Musée d’art moderne et contemporain à Bruxelles fermé depuis 20 ans. «Le paradoxe à Bruxelles, c’est que c’est une ville bouillonnante de culture, mais sans musée d’art moderne et contemporain», constate Yves Goldstein.

La montée de la N-VA au gouvernement fédéral en 2014 aurait coupé court à ce partenariat. Les musées relevant d’une compétence fédérale, le parti nationaliste s’opposait à ce que l’État s’engage avec la Région bruxelloise pour porter le projet. Ils envisagent alors de s’associer au Centre Pompidou à Paris, estimant qu’ils partagent un ADN similaire. En 2017, les deux centres culturels parviennent à un accord. Pendant dix ans, le Centre Pompidou fournira des œuvres et de l’expertise. En échange, Kanal s’acquittera d’une redevance de 10 millions d’euros sur dix ans. Une alliance qui a suscité de nombreuses controverses, des collaborateurs la jugeant essentiellement stratégique et destinée à forcer la main du politique. 

Yves Goldstein est confiant. «Il y aura de grandes baies vitrées ouvrables, pour laisser passer l’air en été et donner le sentiment que c’est un espace ouvert.» © Pauline Denys

Si la Fondation bénéficie de subsides de la Région Bruxelles-Capitale pour les frais de fonctionnement et de rénovation, elle souhaite développer ses ressources propres pour financer la création. Malgré les incertitudes liées à la crise sanitaire, Yves Goldstein demeure optimiste. «On veut pouvoir compter sur nous-mêmes pour développer des projets artistiques plus ambitieux.»

Et de l’ambition, les équipes en ont, à revendre. Des projets et des partenariats en tous genres, allant de l’association de quartier à des artistes de renom, côtoieront des espaces ouverts au public. Le tout sera orchestré pour que chaque millimètre respire la dimension culturelle de cette ville dans la ville.  «On ne doit pas se sentir comme au café Belga. L’idée serait que les artistes aménagent les espaces eux-mêmes à certains moments, qu’ils proposent des plats sur la carte», argumente Yves Goldstein. Un projet vertigineux qui ne fait pas l’unanimité.

L’inclusivité : la troisième roue du carrosse ? 

L’inclusion des riverains au sein de ce projet vertigineux fait, ainsi, l’objet d’inquiétudes. Yves Goldstein réfute l’argument selon lequel le prix serait un frein et promet des tarifs accessibles. Pour le directeur, la frontière serait plutôt d’ordre psychologique. «Il y a une série de publics, dans ce quartier-ci comme dans d’autres, qui considèrent que le musée n’est pas un endroit pour eux, parce qu’ils n’y ont pas été avec leurs parents ou pendant leur scolarité. Ce sont des lieux qui ne leur appartiennent pas. Nous, ce qu’on propose, c’est justement de désacraliser le musée.»

Pour Anne Pontegnie, ce travail de désacralisation et d’inclusivité ne serait qu’une façade. «J’avais proposé un travail de réflexion et de consultation. D’une part, je voulais mobiliser des intellectuels, des musées, des scientifiques qui pouvaient informer. D’autre part, je proposais d’établir un panel représentatif du quartier et de la ville. L’objectif aurait été de réfléchir conjointement à ce que pourrait devenir un centre comme Kanal.» Découragée par l’absence de changements concrets et par des débats qu’elle estime superficiels, elle finit par rendre les armes. En novembre 2020, elle quitte le Comité d’avis scientifique et académique de la Fondation chargé de réfléchir à la gestion de l’espace.  

Conscient de ces défis, Yves Goldstein se dit ouvert à la discussion mais considère que l’inclusion est un processus. Pour Anne Pontegnie, ce débat devrait également s’attaquer aux sphères de pouvoirs au sein du projet. Le conseil d’administration notamment incarnerait un establishment culturel, peu à même d’assurer un renouveau du musée. Elle avait essayé d’impliquer des associations féministes, décoloniales et LGBT, peu confiantes quant au fait d’être incluses dans le processus de décision. «À raison», se désole-t-elle. «Le Kanal pourrait être un endroit polyvalent, un lieu utile où les différentes communautés se rencontrent. Mais l’inclusivité ça va tant qu’elle est de surface, quand il s’agit de laisser un peu de pouvoir, c’est différent.»

Mixité de façade ?
Kanal s'invite jusque dans la bouche de métro Yser. © Pauline Denys

La question de la cohabitation et de la gentrification est centrale dans le Quartier Nord. Juste autour du rond-point de l’Yser, un hôtel de passe, une boutique de réparation de vélos et une multitude de dépanneurs se partagent l’espace avec le Kanal – Centre Pompidou. Pendant la période estivale, le canal en lui-même rassemble jeunes des quartiers huppés et une population plus précaire dans des bars temporaires. 

La gentrification est la tendance à l’embourgeoisement d’un quartier populaire (Larousse). Selon la sociologue Emmanuelle Lenel, la gentrification est un terme employé pour désigner la migration des populations précaires engendrée par l’arrivée d’une population plus aisée.

Le potentiel de cette zone urbaine hybride n’est pas passé inaperçu aux yeux des autorités. En 2015 le gouvernement de la Région bruxelloise initie le Plan Canal dont l’objectif est de redynamiser le tissu socio-économique et favoriser la cohésion sociale. 

Le centre culturel installé dans l’ancien garage Citroën s’inscrit dans cette volonté. À l’instar d’autres métropoles, Bruxelles veut se doter d’une infrastructure culturelle à l’identité forte et au potentiel rayonnement international. Paris a le Centre Pompidou, Londres a le Tate, Barcelone a le MACBA, les grandes villes à travers le monde s’échinent à revitaliser leur territoire avec un grand bâtiment culturel. C’est l’effet Bilbao en référence au musée Guggenheim sorti de terre en 1997 pour redynamiser la ville portuaire espagnole.

Malgré les promesses de cohésion sociale et d’inclusion défendues par les initiateurs du Plan Canal, certains craignent que l’objectif d’enrichissement collectif ne soit pas atteint.

Dommages collatéraux des politiques de mixité sociale

Aménagement de parc, équipement de mobilité douce (piste cyclable, rue piétonne ou encore transports en commun), construction d’infrastructures culturelles,… Les moyens de revalorisation des quartiers précaires sont nombreux pour attirer des populations aisées. Mais d’après ce qui est annoncé, le Plan Canal mettrait aussi un point d’honneur à créer de l’harmonie et de l’enrichissement culturel en tirant parti des différences entre les populations déjà présentes et les nouveaux arrivants. Dans le cas du Kanal – Centre Pompidou, c’est essentiellement le Quartier Nord, niché entre la ville de Bruxelles et Molenbeek-Saint-Jean, qui est concerné.

Une forme de colonisation.

Inter-environnement Bruxelles (IEB), une association qui œuvre pour la réappropriation du territoire par ses habitants, s’inquiète de l’impact du Plan Canal sur la commune de Molenbeek. Mohamed Benzaouia, chargé de mission pour l’IEB souligne que ces politiques de mixité sociale «mettent en concurrence les habitants historiques et les nouveaux arrivants». Selon lui, on observe, certes, de la création d’emploi dans ces territoires redynamisés, mais ces emplois demandent des qualifications que les personnes précaires n’ont pas. En parallèle, le nombre d’emplois «non-qualifiés» est en baisse. Il compare cette situation à une «forme de colonisation». Les nouveaux arrivants s’approprient le territoire avec leurs pratiques et leurs habitudes, donnant l’impression aux habitants historiques de perdre l’identité de leur quartier.

Emmanuelle Lenel, sociologue et chargée de cours à l’Université Saint-Louis, nuance ces propos. Si elle ne remet pas en question les conflits engendrés par les politiques de mixité sociale, on ne peut pas parler, selon elle, d’appropriation du quartier par les nouveaux arrivants. Elle préfère qualifier le phénomène de «développement parallèle».

Les projets de revalorisation du quartier destinés aux habitants fraîchement arrivés se développent en parallèle de ses fondements. La sociologue attire l’attention sur le fait que les habitants d’origine ont «leurs commerces, leurs lieux de culte, leurs lieux et formes de sociabilité», et sont donc déjà bien ancrés dans le quartier. Les nouvelles infrastructures, comme les espaces verts, les pistes cyclables ou les centres culturels, se développent en parallèle pour séduire les nouveaux arrivants en créant un sentiment de sécurité et de bien-être. Selon elle, ce même phénomène serait à l’œuvre dans le cas de Kanal – Centre Pompidou. 

La canal sépare Bruxelles en deux

De manière parfois caricaturale, le canal est considéré comme une frontière entre un Bruxelles huppé et un Bruxelles populaire. © Pauline Denys

Kanal : l’utopie de la cohésion

Selon Mohamed Benzaouia, à terme le Kanal – Centre Pompidou vise une clientèle composée à 60% de touristes étrangers. À l’écoute de cette ambition, les projets de construction d’hôtel ont fleuri dans le quartier. Le chargé de mission de l’IEB s’inquiète que ces constructions   «mettent en contradiction l’habitabilité et la ‘touristification’ du quartier». Les hôtels favorisent l’arrivée de commerces destinés aux touristes, occupant les lieux sans se préoccuper du mode de vie des habitants du quartier. Mais ce qui inquiète le plus, c’est la hausse des loyers. Avec l’arrivée de nouveaux habitants et d’une masse de touristes, les loyers sont susceptibles d’augmenter, mettant dehors les habitants les plus précaires.

Cette gentrification inquiète certains géographes et urbanistes. Mais Emmanuelle Lenel, sociologue, n’est pas sûre que l’installation d’une population plus aisée autour du Kanal – Centre Pompidou «aura pour effet de faire partir les populations les plus précaires». Du moins pour l’instant. Elle n’exclut tout de même pas que le quartier commencera à se gentrifier dans le futur.

Si le Kanal – Centre Pompidou ne met pas dehors les personnes précaires, il faut qu’il réussisse à les faire passer le pas de sa porte. Emmanuelle Lenel arrive au même constat que le directeur Yves Goldstein : la difficulté sera l’appropriation du centre culturel par les habitants précaires du quartier, qui n’ont pas eu l’habitude de fréquenter des musées d’art moderne et contemporain. Elle ajoute néanmoins que Kanal devrait se préoccuper de ce qu’il a à leur offrir, en s’adaptant à leurs pratiques culturelles et à leurs goûts. Mohamed Benzaouia, lui, affiche un avis plus tranché et suggère «d’aller faire de la mixité dans les quartiers de bourges, comme Uccle.»

La bâtisse de Kanal impose. Sa taille et ses couleurs criardes sont à l’image de l’envergure du projet. © Pauline Denys

Depuis son immeuble, Jean Lolivier observe la baie vitrée du showroom du Kanal – Centre Pompidou de loin. Lui qui habite le quartier depuis plus de quinze ans s’interroge sur l’avenir d’Yser et sur les promesses faites aux résidents. «Il faudrait trouver un juste milieu et c’est un peu le problème. On rêve de quelque chose d’un côté, et ça, c’est la gentrification, et on a une réalité de l’autre. Mais il n’y a personne qui essaye de penser à une phase transitoire qui permette de passer de l’un à l’autre, sans chasser personne, mais en essayant d’apprendre à vivre ensemble.»

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