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L’étonnante opacité du registre de transparence européen

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L’étonnante opacité du registre de transparence européen

L’étonnante opacité du registre de transparence européen

Publié le 12-01-2022 par et

Si le registre de transparence de l’Union européenne a pour vocation de rendre les liens entre les institutions et les lobbies plus transparents, les données restent incomplètes.

Dans les couloirs feutrés des institutions, le jeudi soir autour d’un verre place du Luxembourg, ou encore dans les restaurants du quartier européen, lobbyistes, officiels et autres fonctionnaires européens multiplient les occasions de se croiser. Basés dans le même quartier de Bruxelles, leur proximité alimente les imaginaires d’une Union européenne enchevêtrée avec des intérêts privés.

Neuf des dix plus gros lobbies européens en termes de dépenses, tous secteurs confondus, se situent dans un rayon d’1,5 km, soit moins d’un quart d’heure à pied, du Parlement et de la Commission européenne. En cliquant sur le bouton en bas à gauche, vous pouvez calculer la distance entre deux points. La Commission européenne et le Parlement européen sont en rouge.

 

Face à la méfiance, les institutions ont répondu avec un registre de transparence. Les règles du jeu : les lobbies s’inscrivent, déclarent une série d’informations (estimation des coûts annuels de lobbying, nombre de lobbyistes, sujets d’intérêts…), et s’engagent à respecter un Code de conduite commun, moyennant notamment l’accès aux locaux du Parlement ou encore aux Commissaires et hauts fonctionnaires. Obligatoire depuis peu, mais non contraignant, les données qui s’y trouvent sont pourtant incomplètes, datées et peu harmonisées, compliquant le travail de ceux qui voudraient s’y pencher.

Les données du registre de transparence de l’UE sont mises à jour régulièrement. Suite à l’accord interinstitutionnel de juin 2021, introduisant un registre obligatoire et s’appliquant au Conseil européen dès juillet de la même année les lobbies ont jusqu’en mars 2022 pour actualiser leurs informations. Selon les dernières statistiques du registre de transparence, cela concerne 75% des enregistrements
Lobbyisme à l’UE : un business déséquilibré qui pèse des millions

Cabinets d’avocats, associations professionnelles ou think tanks (laboratoires d’idées) : tous peuplent le monde très prisé du lobbyisme européen et déboursent des milliers, voire des millions d’euros, pour influencer la procédure législative.

Si dans l’imaginaire collectif, le lobbyisme a une connotation négative, il vise en réalité toutes les stratégies d’influence du processus législatif, y compris des campagnes de communication d’ONGs. Son existence se justifie même en démocratie : les lois européennes s’appliquant à des millions de citoyens, il paraît judicieux de consulter des experts ou entreprises du secteur. « L’élaboration des lois nécessite de s’engager avec différentes parties prenantes – des ONGs aux entreprises – et le lobbying est un élément normal du processus politique », déclarait ainsi Frans Timmermans, Vice-Président de la Commission européenne à nos confrères d’Euractiv en février 2019. 

Il peut donc s’agir d’une activité démocratique… À condition que chacun puisse exercer un poids similaire dans les discussions. Or, sur 12.965 organisations enregistrées, près de 51% sont des entreprises ou des associations industrielles, contre 27% d’ONGs. Le Secrétariat commun du registre de transparence estime à son tour que seuls 29% des enregistrés ne représentent pas d’intérêts commerciaux. 

L’écart est flagrant également au niveau des dépenses investies dans le lobbying. Au total, les dépenses estimées sur une année fiscale sont de 2 290 037 947€. Plus de la moitié de ces dépenses (53,78%) sont engagées par des entreprises ou par des associations industrielles avec un budget total de 1.231.543.823€, alors que les dépenses des ONG ne représentent que 22.23%, soit 509.086.736€. 

Les dépenses estimées varient de 10.000€ pour des organisations comme Professoriliitto, un syndicat de professeurs universitaires finnois, ou Fair Actionune ONG suédoise poussant à la responsabilité sociale des entreprises, à près de 9.250.000€ pour la European Chemical Industry Council (Cefic), principale association professionnelle de l’industrie chimique. Seules 311 organisations, soit 2,39% des lobbies, déclarent dépenser au-dessus d’1 million d’euros par an. 

 

Un registre de transparence peu transparent

S’il a le mérite d’exister, le registre de transparence ne permet pas d’éclaircir totalement le paysage du lobbying. « Les données sont très éprouvantes, elles ne sont pas claires », s’exaspère Vicky Cann, chercheuse au sein de Corporate EU Observatory. En cause : un registre non contraignant juridiquement (legally binding), malgré l’accord interinstitutionnel de 2021 qui promet un registre obligatoire. « Les institutions utilisent une stratégie de ‘carotte et de bâton’  pour encourager les lobbies à s’enregistrer, mais vous pouvez toujours faire du lobbying sans l’être. Or, puisqu’il n’est pas contraignant, les sanctions liées à des données fausses ou incomplètes sont faibles. » En conséquence, les données reflètent peu ou mal la réalité.

Toutes les rencontres ne se valent pas…

Premier écueil : toutes les rencontres ne doivent pas figurer dans le registre de transparence. « Si vous voulez rencontrer un Commissaire, un membre de son cabinet ou un directeur général, vous devez être enregistré. Mais il y a d’autres fonctionnaires qui travaillent à la Commission et vous n’avez pas besoin d’être enregistré pour faire du lobbying auprès d’eux », explique Vicky Cann.

Même son de cloche du côté du Parlement et du Conseil européen. « Les rapporteurs, shadow rapporteurs (rapporteurs fictifs, qui représente le point de vue de son groupe politique sur un sujet, ndlr.) et les présidents de comités ont l’obligation de déclarer leurs rencontres, mais seulement dans le cadre des dossiers dans lesquels ils ont ce rôle particulier. Les autres députés peuvent déclarer volontairement, mais aucun système n’existe pour les assistants parlementaires ou les conseillers en politique, alors que personnellement, en tant que lobbyiste de la transparence, c’est avec eux que j’ai le plus de contacts », raconte Vitor Teixeira, Senior Policy Officer chez Transparency International. Du côté du Conseil, cette obligation ne concerne que les membres du Secrétariat, qui ont peu d’influence sur le processus législatif, ainsi que la représentation permanente de l’État en fonction à la présidence tournante. Les autres États membres ne sont pas concernés.

… ni tous les budgets

Avec le nouvel accord, les règles d’encodage des dépenses varient en fonction du type de structure. En effet, la version mise à jour des consignes d’encodage propose trois manières de déterminer son budget en fonction que l’on soit des lobbyistes « in-house », des groupes de consultants ou des ONGs. « Les deux premières ne doivent indiquer que leurs coûts de lobbying estimés, mais pour les ONG on demande le budget total », s’indigne Vitor Teixeira. Par exemple, dans les coûts estimés, les deux premières catégories doivent indiquer les coûts liés à leurs locaux au prorata de ce qu’ils utilisent pour les activités de lobbying. Les ONGs en revanche, doivent indiquer la totalité de leur budget, gonflant artificiellement leurs dépenses. « C’est problématique parce qu’en tant qu’ONG, on ne fait pas que du lobbyisme, on travaille aussi au niveau local ».

Une mesure qu’il juge également trompeuse : un chercheur ou un journaliste, de premier abord, aura l’impression que les montants sont comparables, alors qu’ils sont calculés différemment. « Personnellement, je trouve ça discriminatoire, tu demandes à différents acteurs des exigences différentes pour être dans le même registre. »

Liaisons dangereuses, ou du moins occultes

Corporate EU dénonce également l’absence de clarté au niveau des liens que des intérêts privés entretiennent avec des groupes d’étude. Ainsi en septembre 2020, et dans le cadre d’une étude plus large concernant les pratiques d’influence de la Big Tech, elle accusait les GAFAM de ne pas déclarer leurs liens financiers avec les think tanks. Non seulement le périmètre d’influence des géants de la tech en devient moins transparent, ils créent également l’illusion que leurs intérêts sont soutenus par des organisations indépendantes.

L’opacité touche aussi les domaines de travail des lobbies. « Différentes entreprises, lorsque vous leur demandez sur quoi elles travaillent diront qu’elles s’intéressent aux politiques climatiques ou énergétiques, ce qui manque de précision », s’insurge Vicky Cann. « Il y a des contradictions au sein des entrées en elles-mêmes. » Ainsi dans le cadre de leur rapport The lobby network: Big Tech’s web of influence in the EU, publié en septembre 2021, Corporate EU a dû croiser le registre de transparence avec d’autres sources pour aboutir sur une base de données ne contenant que les entreprises dont le core business était bien le digital.

Un manque de volonté politique

L’idée d’un registre de transparence ne date pas d’hier. À l’origine de cette envie de clarté dans les comptes et les intérêts des lobbies, on retrouve un homme en particulier : Siim Kallas. Commissaire européen à l’administration et à la lutte anti fraude, il plaide d’abord, en 2005, l’adoption d’un registre obligatoire. Dans le reportage The Brussels Business de Mathieu Liétaert et Friedrich Moser, le lobbyiste Craig Holman témoigne de la croyance du Commissaire en ce registre imposé aux organisations mais déclare que « Siim Kallas s’est retrouvé confronté aux réalités politiques ». Lors de l’inauguration du registre de transparence de la Commission, en 2008, Siim Kallas fait un discours dans lequel il justifie sa décision de baser le registre sur le volontariat : « Je suis convaincu que c’est la meilleure façon d’agir et que c’est ce que tout le monde attend ». Ce n’est qu’en 2021 que le registre devient “obligatoire” et appliqué au Conseil, soit  16 ans après le plaidoyer de Siim Kallas.

Si le chemin était semé d’embûches, c’est que les lobbies ne sont pas les seuls à avoir émis des résistances à ce que le registre devienne obligatoire. « Le parlement était un problème. Une partie des députés estimaient qu’un registre obligatoire irait contre leur liberté de mandat », explique Vitor Teixeira. Une vision qu’il conteste, dans la mesure où les députés représentent les citoyens qui les ont élus. « Lors du vote sur la règle obligeant les rapporteurs à déclarer certaines rencontres, celle-ci n’est passée que par quatre voies. Ce qui signifie que près de la moitié des députés n’y étaient pas favorables. »

Le Conseil s’était longtemps opposé à prendre part au registre – et ne le fait que de manière frileuse avec l’accord Interinstitutionnel de juin 2021 après cinq ans de négociations. La proposition d’accord avait été introduite par la Commission Juncker en 2016. Et pour les associations, le résultat n’est pas satisfaisant « La nouvelle Commission a voulu s’en débarrasser le plus vite possible, et les règles finalement adoptées sont décevantes. »

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