L’Avenue du Port aligne plusieurs parcelles de terrain devenues communes au nom du partage de l’art, de la culture ou encore de jardins potagers. Le concept de réappropriation d’espaces à l’abandon n’est pourtant pas nouveau.
Des lieux désaffectés et réaffectés comme terrains de tous les possibles. Ces espaces-là ont un nom: les friches. Si, en principe le terme fait partie du vocabulaire agricole et désigne une terre vierge ou laissée à l’abandon, il se décline aussi bien avec d’autres adjectifs tel que culturel, urbain ou encore industriel. Les friches urbaines ou industrielles, ce sont souvent des bâtiments abandonnés qui ont été investis par un nouveau souffle de vie. La réappropriation de ces endroits par divers acteurs a souvent pour but de créer une expérience communautaire. Cette autre version d’une vie collective, éphémère, qui pousse comme une végétation sauvage, attire plusieurs adeptes du recyclage. Le concept ne date pourtant pas d’hier.
À Bruxelles, par exemple, les friches du Moyen-Âge s’appelaient terres communes. Ces terres communes étaient couplées avec des parcelles privées et des habitations pour assurer l’autonomie alimentaire de la ville. Ceci dit, ce n’était pas leur seule attribution. Dans une volonté de protéger certaines catégories de la population, la création de nouveaux modes d’existence se développe à la même époque.
Une vie en marge de la société
En 1252, les béguines, ces femmes célibataires ou veuves, membres d’une communauté mi-laïque, mi-religieuse fondée à la fin du XIIe, reçoivent des territoires provenant des terres communes. Considérées comme inaptes à la vie en société, les béguines ont su créer une autre vie collective. Les béguinages deviennent des lieux de refuge et de liberté. Toutefois, il fallait bien assurer l’indépendance du béguinage et procurer des occupations à ses résidents. À Bruxelles, le béguinage faisait dans la dentelle et l’agriculture pour subvenir au prix de leur liberté.
« Grâce au béguinages, les reclus de l’époque, les abandonnés, les marginaux purent s’organiser à leur manière et échapper à la violence sociale qui s’exerçait à leur encontre », écrit Nimetulla Parlaku, cinéaste, dans le journal de Culture et Démocratie de juin 2017 consacré aux friches.
L’affirmation renvoie à la dimension primaire et anarchiste de l’occupation des friches. Si au départ, l’acte d’investir une propriété qui n’a plus de propriétaire apparent est revendicateur, il a tendance à évoluer vers un acte constitutionnalisé.
Revenons-en à nos béguines du Moyen-Âge qui sont devenues un ordre à part entière. D’abord considérées comme indésirables, les béguines ont été assimilées au dogme ecclésiastique. Le gouvernement de l’époque a fini par les intégrer à nouveau dans la société. La stratégie politique consistait certainement à étendre le contrôle de l’occupation du territoire.
Entre huile de coude et crise pétrolière
Avant que Bruxelles ne devienne « ma belle », l’emplacement était plutôt boueux et peu accueillant. Entre une route et une rivière, il en a fallu des bras d’hommes pour défricher, assainir et canaliser afin de construire une ville où s’installer. Mais grâce à son emplacement, l’économie de commerce et d’artisanat a permis une urbanisation progressive de la région. Qui dit urbanisation, dit construction. Et c’est bien la construction de plus en plus d’édifices qui a permis a la friche de s’installer.
En 1973, la Belgique n’est pas épargnée par la crise pétrolière qui sévit à un niveau mondial. Peu après, avec la fédéralisation montante, la capitale connaît une grosse baisse de régime financier. L’opportunité de rêve pour les spéculateurs immobiliers et petits revenus d’acheter des maisons ou immeubles à bon prix. Seul bémol: les édifices se trouvent souvent situés dans des quartiers qui tombent en ruines. « La ville elle-même était devenue une énorme friche, un gigantesque terrain vague où n’importe quelle construction était en sursis », affirme Nimetulla Parlaku.
Il faut attendre quelques années avant qu’un nouveau mode d’occupation n’apparaisse. La région bruxelloise change les règles du jeu en instaurant une taxe sur les immeubles abandonnés. Les bâtiments cessent donc de tomber comme au Tetris. Ils sont redécouverts sous un autre jour et on leur prête enfin une valeur patrimoniale. Enfin, pour éviter des squats sauvages et des coups de forces de collectifs d’artistes dans les usines esseulées, il suffit de trouver un accord avec le proprio. Occupation et maintenance des lieux en échange d’une exemption de taxe. L’idée semble plutôt attirante pour tous ceux qui n’ont pas de grands moyens financiers de mener des projets à bien, ou pour ceux qui recherchent une autre manière de vivre.
À l’heure qu’il est, l’occupation de friches à Bruxelles est devenue un mode de vie à part entière, un art ou une fonction: les défricheurs sont les explorateurs d’un nouveau monde. Un monde où l’on pourrait vivre sous un toit, sans avoir à payer un loyer. Pourtant, ce nouveau monde est souvent éphémère et incertain. Parfois les raisonnements politiques prennent du temps à prendre forme; et du jour au lendemain décident que telle ou telle zone abandonnée du territoire de la ville sera réassignée à une remise en beauté. Une histoire qui se répète inlassablement dans la question du territoire et de sa gestion.