La contreculture en friche

Laetizia Barreto et Andréa Lupianez

La contreculture en friche

La contreculture en friche

Laetizia Barreto et Andréa Lupianez
Photos : Laetizia Barreto & Andréa Lupianez
Ou lorsque l'espace urbain abandonné se fait réinvestir pour son loyer abordable.

À Bruxelles, si l’on se promène le long du canal de la Senne et que l’on suit les moulins à vent de plastique coloré, on peut dénicher quelques trésors. Si on prend le temps d’y regarder de plus près, si on s’arrête un instant en face de Tour et Taxis, on réalise que les lieux abandonnés qui meublent cette rive ont été (ré)investis.

Nous avons ainsi flâné, le long de ces terrains vagues ou friches afin d’explorer cette thématique.

Recyclage d’espaces, balade historique

Au quai des péniches, le marin d'Hugo Pratt, auteur de la Bande dessinée Corto Maltese, le marin de Hugo Pratt, remplit à lui seul 4 murs. © Laetizia

L’Avenue du Port aligne plusieurs parcelles de terrain devenues communes au nom du partage de l’art, de la culture ou encore de jardins potagers. Le concept de réappropriation d’espaces à l’abandon n’est pourtant pas nouveau.

Des lieux désaffectés et réaffectés comme terrains de tous les possibles. Ces espaces-là ont un nom: les friches. Si, en principe le terme fait partie du vocabulaire agricole et désigne une terre vierge ou laissée à l’abandon, il se décline aussi bien avec d’autres adjectifs tel que culturel, urbain ou encore industriel. Les friches urbaines ou industrielles, ce sont souvent des bâtiments abandonnés qui ont été investis par un nouveau souffle de vie. La réappropriation de ces endroits par divers acteurs a souvent pour but de créer une expérience communautaire. Cette autre version d’une vie collective, éphémère, qui pousse comme une végétation sauvage, attire plusieurs adeptes du recyclage. Le concept ne date pourtant pas d’hier.

À Bruxelles, par exemple, les friches du Moyen-Âge s’appelaient terres communes. Ces terres communes étaient couplées avec des parcelles privées et des habitations pour assurer l’autonomie alimentaire de la ville. Ceci dit, ce n’était pas leur seule attribution. Dans une volonté de protéger certaines catégories de la population, la création de nouveaux modes d’existence se développe à la même époque.

Une vie en marge de la société

En 1252, les béguines, ces femmes célibataires ou veuves, membres d’une communauté mi-laïque, mi-religieuse fondée à la fin du XIIe, reçoivent des territoires provenant des terres communes. Considérées comme inaptes à la vie en société, les béguines ont su créer une autre vie collective. Les béguinages deviennent des lieux de refuge et de liberté. Toutefois, il fallait bien assurer l’indépendance du béguinage et procurer des occupations à ses résidents. À Bruxelles, le béguinage faisait dans la dentelle et l’agriculture pour subvenir au prix de leur liberté.

« Grâce au béguinages, les reclus de l’époque, les abandonnés, les marginaux purent s’organiser à leur manière et échapper à la violence sociale qui s’exerçait à leur encontre », écrit Nimetulla Parlaku, cinéaste, dans le journal de Culture et Démocratie de juin 2017 consacré aux friches.

L’affirmation renvoie à la dimension primaire et anarchiste de l’occupation des friches. Si au départ, l’acte d’investir une propriété qui n’a plus de propriétaire apparent est revendicateur, il a tendance à évoluer vers un acte constitutionnalisé.

Revenons-en à nos béguines du Moyen-Âge qui sont devenues un ordre à part entière. D’abord considérées comme indésirables, les béguines ont été assimilées au dogme ecclésiastique. Le gouvernement de l’époque a fini par les intégrer à nouveau dans la société. La stratégie politique consistait certainement à étendre le contrôle de l’occupation du territoire.

Entre huile de coude et crise pétrolière

Avant que Bruxelles ne devienne « ma belle », l’emplacement était plutôt boueux et peu accueillant. Entre une route et une rivière, il en a fallu des bras d’hommes pour défricher, assainir et canaliser afin de construire une ville où s’installer. Mais grâce à son emplacement, l’économie de commerce et d’artisanat a permis une urbanisation progressive de la région. Qui dit urbanisation, dit construction. Et c’est bien la construction de plus en plus d’édifices qui a permis a la friche de s’installer.

En 1973, la Belgique n’est pas épargnée par la crise pétrolière qui sévit à un niveau mondial. Peu après, avec la fédéralisation montante, la capitale connaît une grosse baisse de régime financier. L’opportunité de rêve pour les spéculateurs immobiliers et petits revenus d’acheter des maisons ou immeubles à bon prix. Seul bémol: les édifices se trouvent souvent situés dans des quartiers qui tombent en ruines. « La ville elle-même était devenue une énorme friche, un gigantesque terrain vague où n’importe quelle construction était en sursis », affirme Nimetulla Parlaku.

Il faut attendre quelques années avant qu’un nouveau mode d’occupation n’apparaisse. La région bruxelloise change les règles du jeu en instaurant une taxe sur les immeubles abandonnés. Les bâtiments cessent donc de tomber comme au Tetris. Ils sont redécouverts sous un autre jour et on leur prête enfin une valeur patrimoniale. Enfin, pour éviter des squats sauvages et des coups de forces de collectifs d’artistes dans les usines esseulées, il suffit de trouver un accord avec le proprio. Occupation et maintenance des lieux en échange d’une exemption de taxe. L’idée semble plutôt attirante pour tous ceux qui n’ont pas de grands moyens financiers de mener des projets à bien, ou pour ceux qui recherchent une autre manière de vivre.

À l’heure qu’il est, l’occupation de friches à Bruxelles est devenue un mode de vie à part entière, un art ou une fonction: les défricheurs sont les explorateurs d’un nouveau monde. Un monde où l’on pourrait vivre sous un toit, sans avoir à payer un loyer. Pourtant, ce nouveau monde est souvent éphémère et incertain. Parfois les raisonnements politiques prennent du temps à prendre forme; et du jour au lendemain décident que telle ou telle zone abandonnée du territoire de la ville sera réassignée à une remise en beauté. Une histoire qui se répète inlassablement dans la question du territoire et de sa gestion.

God save the friches !

© Andréa

Située dans le quartier de Molenbeek, l’Avenue du Port s’avère une référence incontournable lorsque l’on s’intéresse aux friches, nous décidons de partir en mission exploratoire. 

Bruxelles, nous y voilà installées depuis septembre. Nous n’y avions jamais mis les pieds avant. L’expérience est donc nouvelle et sans idée préconçue. Une aubaine pour découvrir la ville dans tous ses recoins, en dehors des sentiers touristiques.
Au fil de notre exploration, nous nous posons la question de savoir si cette métropole cosmopolite abrite quelconques mouvements contre-culturels. Quelques recherches plus tard, il s’avère que oui.

Les friches semblent ainsi être une étape incontournable de cette aventure non balisée. Ces bâtiments abandonnés, recouverts de tags pour la plupart, longent l’avenue du port. Délaissés de leur fonction première, les voilà investis par des citoyens aux motivations diverses, mais avec une même volonté, créer du commun.

Au cours de notre investigation, nous rencontrons Maxime, responsable de la communauté à la Communa. Ce collectif tend à favoriser l’émergence de projet grâce à l’occupation de ces bâtiments oubliés. Au fil de notre discussion, nous lui demandons ce que créer du commun, veut justement dire.

« Ce n’est pas s’attarder sur toutes les différences qui nous séparent, mais sur le plus petit dénominateur qui nous rassemble ».

Donc pour faire simple, ces lieux sont l’occasion de créer des espaces de partage et d’interaction.

Les styles se mélangent, les esthétiques et les projets également. Tout du moins, c’est ce que nous en avons entendu. Nous décidons donc d’aller nous y aventurer, de vérifier par nous-mêmes.

God save the friches ! from Andréa LUPIANEZ on Vimeo. Crédit photo : Andréa Lupianez. Crédit Musique : Theresa. Retrouvez l’artiste sur Soundcloud ou sur Facebook

Cette incursion dans les friches bruxelloises nous a fait réaliser une chose essentielle, à savoir qu’il est impossible de regrouper ces mouvements sous un même étendard. Certains se revendiquent contre-culturels et en marge de la société, voient l’occupation de ces bâtiments comme un moyen d’expression de leurs revendications, tandis que d’autres sont plus nuancés, prêts à consentir que les pouvoirs publics puissent jouer un rôle dans cette création du commun.

Maxime le dit lui-même, « l’occupation c’est un moyen et non une fin en soit ». Le squat 2.0 en somme. Condition intrinsèque à cette situation, la précarité. « On préfère parler de temporaire plus que de précaire », rétorque Maxime. Soit, mais il n’empêche que tous ces habitants temporaires doivent un jour faire face à leur éviction.

Pour les résidents de l’avenue du port, le départ est prévu au plus tard pour 2019. Leur remplaçant ? Un parc. Nous nous demandons alors si la destruction de ces édifices n’est pas une réelle perte ? La ville, n’est-elle pas plus riche et plus belle lorsque ses citoyens participent à la faire grandir, non pas au sens littéral, mais bien figuré ? Après tout, les communautés qui s’y sont établies ont contribué au fil des ans à la création d’un patrimoine, tant matériel qu’humain.

Voilà maintenant huit mois que nous avons posé nos valises à Bruxelles et cette ville ne cesse de nous dévoiler ses multiples facettes. L’Avenue du Port ne fera malheureusement plus partie de ces dernières. Avis aux visiteurs, c’est maintenant ou jamais.

La fin d'une ère

Romain (en haut à droite sur l'escabeau), en plein ouvrage. L'entièreté de la fresque a été dessiné pour l'occasion. © Laetizia

Samedi 28 avril, l’Allée du Kaai célébrait la fin de son existence. Après quatre années de bons et loyaux services, le temps est venu de passer à autre chose. 

« Je sens que cette zone de Bruxelles mute malicieusement, c’est un caméléon. De par sa physionomie confuse, ce site va nous échapper » déclare Maria Delamare, artiste plasticienne et architecte (Culture et Démocratie, juin 2017). Il semblerait qu’elle ait vu juste, la ville mute, les espaces se transforment, leur fonction évolue. Et l’Allée du Kaai ne fait pas exception à la règle.

D’ici un an, tout sera rasé, au profit d’un parc. En attendant, ce samedi 28 avril, c’est sous un soleil timide que les bruxellois étaient venu nombreux pour célébrer la fin de ce lieu emblématique. Entre démonstration de skate, concerts et brocante, les visiteurs pouvaient se délecter de quelques plats faits maison.

Crédit musique : Theresa. Retrouvez l’artiste sur Soundcloud ou sur Facebook

Le destin de ce lieu était inévitable et ses habitants en étaient pleinement conscients lorsqu’ils ont décidé de l’investir. C’est l’essence même de leur démarche : le temporaire. Bien que les adieux se fassent dans la joie, certains ne peuvent s’empêcher d’avoir un pincement au cœur. « Bien sûr que c’est quelque chose d’important pour nous la fin de l’Allée du Kaai. On y a investi beaucoup de temps, d’énergie et puis d’argent aussi, car les peintures on les a faites à nos frais », explique Romain, en pleine séance de graff pour l’occasion.

Depuis 2014, l’Allée du Kaai était le premier projet d’occupation temporaire d’une telle envergure à Bruxelles. Son passage aura marqué l’ADN de la ville, montrant que le commun peut se créer à grande échelle.

Gentrification : la peste du 21ème siècle ?

© Andréa

L’Allée du Kaai, située en face de Tour et Taxis, sera d’ici peu démolie et remplacée par un parc. Le projet de construction de ce dernier n’est pas récent, et lorsque l’on observe le quartier et les transformations qu’il a subies, nous ne pouvons nous empêcher de penser à un phénomène en particulier, celui de la gentrification.

La gentrification est un phénomène qui se définit selon le Larousse, par une « tendance à l’embourgeoisement d’un quartier populaire ». Bien que quelque peu simpliste, cette définition tend à avoir sa part de vérité. « Il s’agit d’un concept critique de transformation urbaine en cours dans certains quartiers populaires », explique Mathieu Van Criekingen, géographe à l’ULB. S’intéressant notamment de près aux politiques urbaines, il explique que le phénomène de gentrification se produit en deux étapes. Il y a dans un premier temps un réinvestissement massif de capitaux, tant publics que privés. Ce qui conduit ensuite à une appropriation et une dépossession de ces lieux par certaines catégories sociales. Au final, on assiste à une transformation sociale de la composition des quartiers et de leur utilisation.

Le quartier de Molenbeek est frappé de plein fouet par cette gentrification. Le long du canal, on distingue clairement deux rives opposées. D’un côté les vestiges d’un quartier populaire, de l’autre l’avènement d’une bourgeoisie locale avec ses bars, magasin bio et musées contemporains. Le constat est alors flagrant : le nouvel environnement n’est clairement pas en adéquation avec la population première.

L’institutionnalisation : un conflit d’interêt ? 

La gentrification que connait le quartier et en particulier la zone de Tour et Taxis est à la fois massive et brutale. Les projets immobiliers pullulent dans cette zone où argent public et privé se mélangent. Face à Tour et Taxis se dresse l’Allée du Kaai, emblème de l’urbanisme transitoire. Ce dernier, que certains qualifient également d’urbanisme temporaire, vise à occuper des lieux en attendant que des projets pérennes y émergent. Dans ce cas-ci, ce sont une ASBL, Toestand, et une salle de concert, le Barlok, qui ont investi ces friches.
L’enjeu pour les pouvoirs publics est double. L’occupation de ces bâtiments est à la fois un gain financier puisqu’ils se voient exemptés de fournir une surveillance. Et un pont entre l’antérieur et l’avenir, dans un contexte d’injection de capitaux qui s’adresse à nouveau, à un public différent de celui déjà présent.
L’implication des pouvoirs publics dans ce type de projet d’occupation pose la question de la connivence. En effet, une certaine ambiguïté tend à émerger lorsque les acteurs de ces collectifs se trouvent en relation direct avec les autorités locales. La perception de salaires et de subventions, ne pose-t-elle pas la question de la limitation de la liberté d’action ? L’institutionnalisation représente les deux faces d’une même pièce, d’un côté elle légitime les acteurs, de l’autre elle les pervertit.

Entre passé et présent : un phénomène à plusieurs vitesses

La gentrification n’est pas récente, on en retrouve les premières traces à Londres, dès les années 60. Le terme est alors utilisé pour la première fois, par la sociologue Ruth Glass, pour désigner un phénomène se produisant dans divers quartiers autour de la City : l’apparition de populations plus aisées dans des quartiers jusqu’à lors considérés comme populaires.
Il n’existe cependant pas de modèle universel de gentrification, et le phénomène tend à différer au sein des mêmes villes. « La gentrification que la rue Antoine Dansaert a connu dans les années 80 n’est pas la même que celle qui a lieu à Tour et Taxis en ce moment même » explique Mathieu Van Criekingen, « à Dansaert il y a eu la somme de différents investisseurs alors qu’à Tour et Taxis, il s’agit d’un seul et même acteur. Au final, les choses sont en apparence différentes, mais le résultat est le même ».
Le phénomène n’est apparu à Bruxelles que tardivement par rapport à d’autres villes. Les premiers signes remontent aux années 80 et 90 et restent concentrés au centre historique, avant de s’amplifier et de s’étendre à l’aube du 21ème siècle. Cette apparition tardive est multifactorielle selon Mathieu Van Criekingen. « Il y a le contexte historique, sociologique ou encore institutionnel. Il ne faut pas oublier que la région Bruxelles-Capitale n’existe que depuis 1989. De plus, Bruxelles est une petite ville en comparaison de Paris ou Londres. Lorsque l’on fait cinq kilomètres ici, on est à Uccle, alors que cinq kilomètres à Manhattan, et bien on est toujours dans Manhattan. Le centre-ville est facile d’accès ».

Qu’elle soit lente ou rapide, venant de multiples acteurs ou non, qu’il s’agisse de démolition ou de rénovation, la gentrification reste une violence sociale. Car bien qu’en apparence elle insuffle un regain de nouveauté, elle ne fait que mettre une couche de vernis sur une réalité par toujours très reluisante : elle contribue à l’éviction d’habitants de leur espace de vie, d’activité, de subsistance en somme, sans proposer de solution de remplacement.