Des vêtements hors du commun

Adéola Desnoyers de Marbaix-Bordé, Rahma Adjaj, Corentin Laurent, Gaëtan Perez

Des vêtements hors du commun

Des vêtements hors du commun

Adéola Desnoyers de Marbaix-Bordé, Rahma Adjaj, Corentin Laurent, Gaëtan Perez
Photos : Adéola Desnoyers de Marbaix-Bordé, Corentin Laurent, Gaëtan Perez
11 juin 2018
L'habit ferait-il le moine ?

Quand certains préfèrent cantonner l’habit à sa fonction purement pratique, d’autres ont fait de cette routine universelle un véritable moyen d’expression et un catalyseur d’identité.

Les villes grandissent et sont composées d’anonymes. Certains ne supporte pas cette cape d’invisibilité, ils ont besoin de s’exprimer et d’être entendus. Des vêtements très colorés des « sapologues » congolais aux textiles sombres des gothiques, en passant par ceux qui étudient la mode et se cherchent une esthétique à tout prix : le vêtement est un moyen de communiquer dans l’ère du temps. Reportage dans le quotidien de personnes pour qui l’habit ne rime pas avec ennui.

Gravure coloriée à la main de la série

Les vêtements définissent qui nous sommes aux yeux du monde et parlent pour nous avant même que l’on ai pu ouvrir la bouche. Moyen d’expression, ils laissent transparaître nos désirs et notre rapport à la société. Serait-ce de la sociologie ?

Qui n’a jamais dit que les goûts et les couleurs ne se discutaient pas ? Qui n’a jamais émis un jugement sur autrui à cause de son tee-shirt, sa chemise ou sa paire de basket ? Qui peut se targuer de n’avoir jamais présupposé les goûts musicaux d’une personne sur simple base de son accoutrement ? Pas grand monde ! Il en va de même pour l’humeur d’une personne, ce qu’elle dégage, son statut social, ses revendications, sa philosophie, ses hobbies…

Le vêtement ostentatoire

La question du rapport entre l’identité et le style vestimentaire taraude plus d’un esprit. Certaines personnes consacrent leur vie à étudier ce phénomène. C’est le cas d’Anthony Delannoy, enseignant en culture mode à L’Ecole Supérieure des Arts et techniques de la mode à Paris et spécialisé dans les styles vestimentaires alternatifs.  Nous l’avons contacté pour éclairer nos lanternes dans les méandres de ce petit monde de l’habillement.

« Certains choisissent la musique, la politique, l’écriture comme moyen d’expression. Le vêtement c’est d’abord un des moyens le plus facile pour être visible », nous explique-t-il.

Concrètement les choix que nous opérons dans notre garde-robe font appel à des symboles que chacun peut interpréter différemment. On vise donc à susciter une réaction ou un sentiment particulier chez ceux qui nous regardent.

Se faire remarquer, c’est sortir du cadre. Être alternatif, ce n’est pas s’habiller comme tout le monde. Mais que signifie réellement être alternatif ? Sur quoi peut-on se baser pour qualifier un style par cet adjectif ?  Anthony Delannoy nous répond non sans ironie, « en toute sincérité, aujourd’hui, je ne sais plus trop ce que ça veut dire. J’ai le sentiment qu’il y a une uniformisation des styles, ce qui était autrefois bon marché a été récupéré par la mode et le luxe, jusqu’à brouiller les frontières ».  Finalement, quand tous les codes sont déconstruits par ceux qui font la mode, être alternatif ne serait-ce pas simplement revenir à un certain classicisme ?

Pour exister par l’habit, être excentrique ne suffit pas. Il faut justifier cette excentricité par une revendication. Les punks, par exemple, possédaient un message politique : dans les années 70, dans le contexte de la fin de la guerre du Vietnam et du scandale du Watergate, le but était de montrer une rupture avec l’ancienne génération. Ailleurs, pour les sapeurs congolais il était question d’affirmation culturelle face au colonisateur, en s’accaparant son style vestimentaire et ses manières. D’après Anthony Delannoy, « la mode est d’autant plus forte quand elle révèle une attitude, une façon de penser ».

Les punks, les gothiques, les hippies, les skateurs, les dandys… Autant de style qui sont entrés dans l’histoire. Mais aujourd’hui, quels sont les styles alternatifs qui émergent ? Quel est le prochain look qui pourra faire son entrée dans le panthéon ? Et bien, à en croire le professeur de l’ESMOD, il n’y en a pas vraiment : « Aujourd’hui, c’est plutôt la volonté de tout décoordonner qui prend le pas. Il ne faut rien associer ensemble, on mélange tout volontairement pour être agressif à l’œil. »

L’habit-sociologie

François Godart est un sociologue qui s’est également penché sur ce phénomène. Dans son livre, Sociologie de la mode, il dévoile certaines caractéristiques inhérentes à ce milieu. L’auteur constate que les innovations dans la mode apparaissent quand les traditions disparaissent. C’est un moyen de rupture classique avec les codes de la société en général.

De manière plus individuelle, la façon de s’habiller se manifeste dans un espace entre la personne et la société. Elle permet de signaler au monde son appartenance ou non à un groupement social mais aussi d’exprimer ses convictions philosophique, politique, culturelle ou religieuse. Pour illustrer ce propos, nous pouvons prendre le cas d’Elio Di Rupo, ex-Premier ministre belge, président du parti socialiste et bourgmestre de Mons, qui s’est créé une identité vestimentaire propre avec son célèbre nœud papillon rouge, qui rappelle ses convictions politiques.

Mais la mode est aussi un moyen d’être en relation avec les autres. L’identité peut être multiple et l’homme politique vêtu de rouge, lors d’une apparition en public, peut aussi marquer son appartenance à un club sportif en portant ses couleurs.  La mode serait donc un élément essentiel dans la construction identitaire des individus, un canal d’expression de ses choix. Coco Chanel le dira sûrement mieux que nous :

« La mode n’est pas quelque chose qui existe uniquement dans les vêtements. La mode est dans l’air, portée par le vent. Elle est dans la rue.» Vaste programme.

Dans l'atelier des étudiants en stylisme de La Cambre, à Bruxelles (Crédit photo : Gaëtan Perez)

C’est le récit d’une matinée passée au milieu des bobines de fils, et des épingles à couture. À discuter excentricité et identité avec ceux qui feront sans doute la mode de demain. Ils ont entre 17 et 22 ans et portent ce qui leur tombe sous  la main.

Sur le trottoir, les étudiants en avance profitent des premiers rayons de soleil du mois de mai. L’atelier du professeur Jakobs n’ouvre qu’à dix heures. En attendant, on se claque la bise et on grille une dernière cigarette avant de monter finaliser les préparatifs du défilé de fin d’année.

Quelques minutes plus tard, le professeur arrive devant le bâtiment, lui aussi, une cigarette à la main. Veste « bleu de travail », lunettes rondes posées sur le bout du nez, cheveux court sur les côtés, longs sur le haut, il nous invite à monter rencontrer ses élèves de première année, mais attention, « pas de photos des créations, on ne doit rien montrer avant le 1er juin ! » Dans l’ascenseur de l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, l’ambiance est bon enfant.

Professeur et étudiants passent en revue les tenues de chacuns : énormes chaussures à plateforme pour Loubna, veste de costume d’homme et robe écarlate pour Louise, total look noir pour Clément. « Vous êtes mal tombés, ils sont tous plutôt sobres aujourd’hui » commente Steve Jakobs. Mais arrivés dans l’atelier, force est de constater que la classe de première année en stylisme et création de mode est un poil plus colorée qu’une promotion de futurs avocats ou médecins. « Ça c’est parce que vous n’avez pas vu les looks des élèves en sculpture et peinture, difficile de faire plus excentriques… », plaisante un jeune femme en passant. Serions-nous au bon endroit ?

Coupe au bol, strass et kimono

Depuis 1947, l’ENSAV de La Cambre accueille chaque année environ 650 étudiants répartis dans 18 départements artistiques : céramique, dessin, cinéma d’animation, scénographie, design textile… sans oublier stylisme et création de mode. Avec une épreuve d’admission en trois étapes, cela va sans dire que la compétition est rude :

« Forcément, il y avait beaucoup d’excentriques au concours d’entrée, mais ce ne sont pas toujours ceux que le jury choisit de garder. Parfois ce n’est que du vent et ça se remarque très vite », dixit Salomé, 20 ans.

L’étudiante en première année a raison. Avec sa petite robe noire, ses bottines, ses cheveux blond platine et son rouge à lèvres grenat, personne n’irait la qualifier d’extravagante, et pourtant elle est bien là. À ses côtés, Tommy, 17 ans, accroche le regard. Pourtant avec ses boucles d’oreilles à strass et son kimono rose à fleur, il le jure, il n’a rien d’un excentrique.

« Finalement ce n’est qu’une question de ce qui est communément admis dans la société et surtout des milieux dans lesquels on évolu. Dans cet atelier je me fond dans la masse des élèves, mais c’est une toute autre histoire quand je prend le métro…», concède-t-il.

Toute la classe est unanime, si les habitants de Bruxelles sont plus tolérants que d’autres en matière de style, il y a encore du chemin à faire en ce qui concerne l’ouverture d’esprit. « J’ai étudié quelques années à Manchester avant de venir ici et le regard des gens est complètement différent là-bas. J’aurais pu me balader avec une culotte sur la tête que personne ne m’aurait rien dit. Ici, il y a des choses que je n’ose pas porter. » Cette fois-ci, c’est Mathilde qui a prit la parole. À 21 ans, la jeune femme a déjà un style soigné : coupe au bol peroxydée, chemise boutonnée jusqu’au col et épingle à nourrice en guise de boucle d’oreille. Ce qui l’étonne toujours autant, c’est de voir à quel point ce sont souvent les jeunes générations qui la toise du regard dans les transports en commun, comme si l’originalité n’était pas bien vue lorsqu’on à entre 13 et 18 ans.

« Ça arrive bien plus souvent que des personnes agées me sourient ou m’arrêtent dans la rue pour me complimenter. Je crois que eux, ça les amusent. », poursuit-elle.

La tolérance pour les singularités de chacun s’acquiert-elle avec l’âge ? Après tout, c’est bien souvent dans les cours de récréation que la différence est un oiseau de mauvais augure.

Jeune styliste recherche identité visuelle

Au milieu des rouleaux de tissus, des mètres ruban et des mannequins de couture, Steve Jakobs donne les directives. Ici ou découpe, là-bas on coud, partout on s’affaire. Le défilé de fin d’année, qui se déroulera dans la grande halle de Schaerbeek, est dans tous les esprits. Les étudiants n’ont qu’une idée en tête : réussir à se démarquer au milieu des autres. N’est pas styliste de renom qui veut et ça, Mathilde l’a bien compris :

« On doit sortir du lot dans un secteur clairement compétitif. bien sûr que nos professeurs nous demandent d’être originaux dans nos créations plutôt que de suivre la tendance. On ne peut pas produire des choses qui ont été vues et revues 100 fois, ça poserait problème. Ils attendent de nous un certain degrés d’innovation, même en première année. »

Si certains étudiants misent sur leur style personnel, d’après le professeur Jakobs, c’est avant tout sur leur travail qu’ils sont jugés: « Je n’émet aucun jugement sur ce que mes élèves décident de porter, il y en a qui peuvent être très bien habillés et ne rien produire d’intéressant. Ce n’est pas ce qu’ils choisissent le matin dans leurs armoires qui va leur donner des points. »

Pour réussir, la créativité des élèves devraient d’abord servir dans les ateliers avant de les aider à se faire remarquer en soirée. L’un n’empêchant pas l’autre, le haut du panier de la promotion se divise entre jeunes gens discrets et cadets fantasques, que rien ne semble empêcher de collaborer.  « En fait, leur identité, ils se la crée au fur et à mesure de leur formation. Je parle de celle qu’ils infusent dans leurs créations, de ce qui leur donnera un métier. J’aime croire que c’est un chemin naturel », poursuit Steve Jakobs.

La démarche de créer des vêtements pourrait-elle avoir des effets salutaire qu’on ne lui connaissait pas ? Comme une séance chez le psychologue, coudre des ourlets ou apprendre à faire des fronces serviraient la quête identitaire de jeunes étudiants. Rien n’est impossible.

Autour d’une dernière cigarette, les élèves du professeur Jakobs poursuivent la conversation que nous avions lancé un peu plus tôt. Louise, une des deuxième années qui s’est greffée au petit groupe sur le trottoir, réfléchit à voix haute :

« Finalement, le fait de faire des vêtements nous force sans le vouloir à ne jamais être dans la convention. Et puis c’est une école d’art, alors ont se retrouve forcément entre excentriques. Ici, il y a une nouvelle norme, la nôtre. » Sur cette dernière réflexion, les mégots sont rapidement jetés dans le caniveau. Il y a un défilé à terminer.

À Matongé, le rappeur Jumo Barjo et ses compères (Crédit photo : Corentin Laurent)

Michel, Nassima, Anne et Jumo ne se connaissent pas. Qu’ils aiment le noir ou les couleurs, les enseignes de luxe ou les friperies qui vendent au kilo, les tatouages ou les piercings, le rap ou la musique de cabaret, quelque chose les unit sans qu’ils le sachent : l’amour d’un style bien peaufiné, pour ne pas dire travaillé.

Il y a quelque chose dans l’harmonie de leurs vêtements avec leur personnalité qui donnent envie de les écouter. Et de les regarder.

C'est l'heure de l'étude, au lycée Molière (Crédit photo : Corentin Laurent)

En Belgique, huit écoles privées imposent l’uniforme ou un code couleur. Cette rigueur vestimentaire s’applique aussi dans le monde du travail où il contribue à l’image de marque.

Comme tous les matins, avant d’aller au travail, Claire réajuste sa blouse verte devant le miroir. La blouse est assortie d’un t-shirt d’un blanc immaculé et d’un pantalon chino beige. Claire travaille pour Yves Rocher, une marque de cosmétique. « Cet uniforme contribue à l’image écolo, naturelle et propre que la marque veut se donner » confie Claire en attachant ses longs cheveux blonds.

Après avoir été boycotté dans les écoles en mai 68, l’uniforme revient en force autant dans le monde professionnel que scolaire. L’uniforme professionnel contribue à constituer l’imaginaire de la marque. Les grandes enseignes l’ont bien compris, que serait Starbucks sans son code couleur noir et vert ou Air France sans ses stewards chiquement vêtus ?

Rendre égaux

Avant d’être récupéré par le marketing, l’uniforme trouve ses racines dans l’histoire romaine. Il est intrinsèquement lié à la figure du militaire. Il permet de mettre en avant le collectif au profit de l’individuel. Il inspire ordre et rigueur. Il réapparaît ensuite en Angleterre au XVIe siècle dans les écoles populaires. Les écoles anglaises ont gardé la tradition du vêtement uniformisé et codifié.

« L’école anglaise met beaucoup en avant le respect de l’autre et veut éviter l’entre-soi, l’uniforme permet de véhiculer ces valeurs en nous rendant égaux » livre Adrialina, une estonienne qui a immigré à l’âge de neuf ans en Angleterre, « l’uniforme est ce qui m’a le plus marquée quand je suis arrivée à Manchester, mais cela arrangeait mes parents car nous étions pauvres. »

Favoriser l’égalité des chances en gommant les différences sociales est un argument avancé par les partisans de l’uniforme. Mais est-il encore une manière d’estomper les inégalités ?

L’uniforme, rempart à l’hypersexualisation

A Bruxelles, seules les écoles privées imposent un uniforme ou un code couleur. Au lycée Molière, à deux pas du bois de la Cabre, les jeunes filles sont vêtues de jupes corolles bleues tandis que les jeunes hommes portent des cravates au blason de l’école. « C’est une école qui accueille des enfants aisés en difficulté scolaire, le port d’un blazer rend ces jeunes hommes déjà un peu adulte » défend Aymeric Terlinden, le directeur pédagogique, en arborant sa veste en Tweed. Dans la rue, ces élèves se font remarquer. Ils se distinguent socialement des autres enfants. Ils font d’ores et déjà partie d’une certaine élite.  

Nathalie, une mère de famille maubeugeoise, a décidé de scolariser ses deux filles dans un lycée catholique privé de la ville « cette décision allait dans le sens de l’éducation que je souhaite leur donner : les sensibiliser à la surconsommation et découvrir les gens au-delà de leur physique. Souligne-t-elle coiffée d’un carré parfaitement coupé. C’est aussi pour éviter l’hypersexualisation du corps féminin ». L’uniforme attire de nouveaux adeptes chez les défenseurs d’une école plus rigoriste et hermétique à la société de consommation.

« L’identité que je véhicule »

Ses détracteurs voient pourtant en lui une forme d’hypocrisie. Comme l’affirme à La Libre, Laurent Divers, directeur du collège Pie 10 “l’uniforme irait à l’encontre du sentiment naturel de distinction, très présent chez les adolescents. Cette standardisation frustrerait la créativité des enfants et prônerait un certain conformisme social”. Un conformisme déjà ancré dans notre société, où l’image de marque et la normalisation sont les maîtres mots. L’uniforme n’en serait qu’une étape vers le monde du travail.

« Porter une chemise blanche et une veste, me permet d’avoir plus de crédibilité et cela joue sur l’identité que je véhicule » affirme Yhoan, employé de banque à Bruxelles.

L’uniforme scolaire et professionnel contribue à façonner une identité, notion socio-philosophique qui demeure la principale quête de l’être humain.

Chemise blanche et pull bleu. À l'école, Roman et Mathias sont au régime

Roman et Mathias sont tous les deux inscrits à l’institut Saint-André, dans la commune d’Ixelles. Et tous les jours ils portent du bleu, du bleu et encore du bleu…

Chacun a son avis sur le sujet. Pour certains, ils gomment les inégalités sociales. Pour d’autres, il apprend rigueur et discipline. Papa, maman, la maîtresse, le professeur se sont déjà tous exprimés sur l’uniforme de leurs enfants ou de leurs élèves mais pourquoi ne pas donner la parole à ceux qui l’enfile chaque matin ?