Bruxelles met l’Abattoir sur le grill

Louise Granier, Abel Morina, Claire Schlinger

Bruxelles met l’Abattoir sur le grill

Bruxelles met l’Abattoir sur le grill

Louise Granier, Abel Morina, Claire Schlinger
Photos : Claire Schlinger
22 janvier 2020

Le site de l’Abattoir d’Anderlecht et ses environs dans la ligne de mire de la Région Bruxelles-Capitale. La volonté de « revitalisation » des autorités publiques se traduit par la mise en place de deux contrats urbanistiques. Cependant, ce site est loin d’être à l’état léthargique. Au contraire : en pleine activité, il fournit de l’emploi aux populations immigrées et imprègne une atmosphère populaire où des langues et cultures des quatre coins du monde cohabitent. Le risque de gentrification que la rénovation implique, met en danger cette mosaïque à l’équilibre fragile. La mixité de langues parlées par les habitants n’est pas prise en compte dans les processus de « concertation citoyenne » malgré le travail d’acteurs locaux militants. Fatalement, les voix des premiers concernés se voient écartées du débat…

Le site de l’Abattoir d’Anderlecht, à la longévité étonnante pour un abattoir en pleine ville, a lancé l’activité industrielle du quartier en bord de canal. Une mosaïque d’activités économiques en découle. Populaires pour la plupart : commerce de voitures d’occasion spécialisé dans l’exportation vers l’Afrique, à quelques rues de là dans le quartier de Cureghem, boucheries Hallal, débits de boissons roumains…

Volonté de revitalisation

Des activités mises sur le fil du rasoir par la volonté de « revitalisation » des autorités publiques de la ville de Bruxelles. La gentrification est en cours et des contrats d’urbanisme comme le Contrat de Rénovation Urbaine (CRU) Poincaré et le Plan d’Aménagement Directeur (PAD) Heyvaert vont convertir des parcelles environnantes. « Ce sont des projets, des budgets, un peu comme un gros contrat de quartier où la Région investit le double de moyens » explique Claire Scohier, chargée de mission au sein de l’asbl Inter-Environnement Bruxelles (IEB). Soit 22 millions d’euros.

Le projet phare de ces deux outils d’aménagement régionaux : la création du Parc de la Sennette. Ce parc urbain « linéaire » prendra la forme d’un maillage vert suivant le tracé de l’ancien court d’eau de la Petite Senne, aujourd’hui asséchée. En vue de relier le site des Abattoirs à la porte de Ninove.

Par ce biais, la Région vise à « améliorer le cadre de vie du quartier ». Les mots d’ordre de sa politique urbanistique ? « La lutte contre l’exclusion, l’appropriation de l’espace public, l’accès au logement, la propreté » ou encore « un paysage urbain productif » comme le mentionne le Centre d’expertise régional et initiateur de la stratégie de développement du territoire de la Région de Bruxelles-Capitale « perspective.brussels » en charge du projet sur son site web. Cette montée en grade de l’échelon communal à l’échelon régional permet également de définir des périmètres de lifting urbanistique « à cheval entre les communes », comme l’explique Claire Scohier, « typiquement, si on prend le CRU ici, il est à cheval entre les quartiers de Molenbeek et d’Anderlecht ».

En parallèle également : une reconversion des parcelles où les promoteurs immobiliers érigent des logements visant à accueillir une classe plus aisée. L’acteur majeur : l’opérateur immobilier Citydev. « Le mécanisme, c’est un subventionnement public de projets immobiliers privés à destination des classes moyennes » explique Emmanuel Lenel, chercheuse en sociologie à l’Université Saint Louis, « donc il y a une fourchette de revenus qui permet de se porter candidat acquéreur sur des logements City Dev ». Ces résidences sont déjà visibles dans tout le quartier. Rue de la Bougie, Rue de Birmingham…  La région cherche donc à induire de la mixité sociale en attirant une classe plus aisée.

Dans un quartier historiquement populaire.

En effet, depuis les premières vagues de migration « appelée » dans les années 1960 pour fournir de la main d’œuvre au cœur des industries lourdes bordant le canal de Bruxelles à la migration de réseautage actuelle, le quartier des abattoirs demeure un quartier d’accueil de ces primo-arrivants issus des quatre coins du monde : Liban, Maroc, Turquie, Roumanie, pays d’Afrique Subsaharienne, Syrie… En leur fournissant du travail, plus ou moins formel, leur permettant de s’établir en Belgique, souvent au sein de leur communauté linguistique d’origine.

Ainsi qu’est-ce que la Région souhaite « revitaliser » ? Car actuellement, ces activités économiques populaires que sont l’abattoir, le marché ou le commerce de voitures d’occasion fonctionnent. Loin d’être à l’état « létal » que le terme « revitalisation » laisse entendre.

« L’usage de ce mot imprime quelque chose, une dynamique qui ne correspond pas du tout à la réalité », commente Claire Scohier.

La main d’œuvre répond à l’appel, la clientèle également. Ces activités sont cependant fragilisées car elles ne répondent pas à cette vision « hygiéniste » de la ville et à certaines évolutions de conscience. Vision qui privilégie une baisse des activités économiques populaires en faveur d’une augmentation des activités en adéquation avec des fonctions résidentielles. C’est-à-dire : la création d’espaces verts, d’espaces récréatifs et de logements par exemple.

Le site de l’Abattoir et ses environs est donc le théâtre de tensions entre les intérêts politiques et financiers des autorités publiques et la volonté d’acteurs locaux tels que les asbl Inter-Environnement Bruxelles ou Forum Abattoir, d’inclusion et de maintien des activités actuelles dans la rénovation du quartier. Car ce quartier est riche d’une mixité de nationalités inouïe, qui ne sont pas forcément prises en compte dans le projet urbanistique des autorités publiques.

Un équilibre fragile mis sous tension

« Les autorités publiques parlent du site des abattoirs et ses environs comme s’il s’agissait d’une terre en friche à coloniser », continue Claire Scohier, « Ce qui n’est pas du tout le cas. Ici, c’est un quartier avec son histoire, son bâti.

« Ce n’est pas encore du patrimoine industriel vide, à l’abandon. C’est un quartier en pleine activité, avec des choses très ancrées ».

Aussi, s’immerger sur le site de l’Abattoir au cours d’une journée permet de rendre compte de cette mixité de langues parlées et des tensions inhérentes aux activités actuellement pratiquées et peut-être bien en sursis…

Mixité de langues et mise à l’écart

Les populations de passage sur le site de l’abattoir mettent donc en évidence la mixité inouïe de langues parlées sur ce site. Cependant, on observe une ségrégation temporelle. Elles ne font pas le même type d’activité au même moment. Et cette mixité des langues ne semble pas être considérée par les autorités publiques dans leur politique de « concertation citoyenne » dans la mise en place du PAD Heyvaert ou du CRU Poincaré par exemple. Les associations telles que Forum Abattoir ou IEB ont cette volonté de dépeindre avec précision la réalité du terrain afin que les caractéristiques ou les points essentiels au bon déroulement ou au maintien de l’activité actuelle soient prises en compte et respectées dans le travail de revitalisation du quartier.

Mais dans ce travail de documentation et d’information des acteurs populaires du site, l’obstacle linguistique peine à être contourné. Cataline Sénéchal, animatrice et chercheuse pour Forum Abattoir, rencontre cet obstacle dans son travail : « Même avec les langues dont je dispose qui ne sont pas mes langues maternelles, il y a une grande difficulté à aller dans les détails », raconte-t-elle.

«  Et quand on fait de la participation citoyenne, on doit avoir un rapport idéalement égalitaire avec les gens avec qui on discute. Fatalement, mon interlocuteur va être dans la fragilité parce qu’il n’arrive pas à exprimer le fond de sa pensée dans une langue qui n’est pas la sienne ».

L’asbl Forum Abattoir doit donc mettre en place une autre approche pour pallier cette difficulté de communication avec des acteurs locaux issus des quatre coins du monde. « Il faut regarder autrement du coup : regarder ce que les gens font et observer. Pour déterminer les besoins et ce qui est essentiel à l’activité qui doit être conservée et considérée », continue Cataline Sénéchal, « malheureusement, on passe vraiment à mon avis à côté de toute une série d’avis, de perception. Tout ce qu’on ne peut pas entendre, comprendre, tout ce qu’on ne peut pas voir, ou voir faire ».

Ainsi, le manque de temps ou de moyens humains tels que des interprètes empêche un contournement optimal de cet obstacle linguistique. Donc les populations habitant actuellement le quartier, dans la ligne de mire des autorités publiques ne peuvent même pas prendre part aux processus de décisions qui impacteront leur quotidien. Leurs voix ne sont pas entendues, car il semble n’y avoir aucune volonté de les comprendre. Elles sont écartées du débat.

En plus de cet obstacle linguistique, le modèle-même de « concertation citoyenne » prôné par le PAD Heyvaert et le CRU Poincaré pose également question. Les réunions de participation organisées en juin 2018 n’ont pas fait l’unanimité au sein des habitants et travailleurs, déjà peu nombreux. Les outils pédagogiques mis en place non plus. La synthèse du PAD Heyvaert mise en ligne sur le site de perspective.brussels est incompréhensible par un public non averti. « On a essayé par exemple, Cataline et moi, de vulgariser le PAD, parce qu’il est à l’enquête publique », raconte Claire Scohier, « parce que nous, en lisant, ça va. Mais on se rend bien compte que l’habitant lambda d’Heyvaert, il lit ça, c’est imbuvable ». Elle pointe par exemple le fait que tout bêtement, le nom des rues ne figure à aucun moment sur les cartes du périmètre du PAD Heyvaert.

Corentin Sanchez, présent aux réunions de concertation citoyenne du PAD Heyvaert, met également en lumière ce manque de prise en compte des réalités socio-culturelles du quartier. « Par les autorités, il n’y a rien qui est mis en place. Une des dernières réunions où je suis allé, du PAD Heyvaert, c’était en français. Même pas en néerlandais, juste vaguement », raconte-t-il, « Il y a donc la question de la langue et des canaux d’information. Par exemple, les avis émis lors de cette réunion ne sont pas pris en compte dans l’enquête publique. La réunion elle-même ne sert à rien : il faut aller écrire sur le site internet son petit avis et le poster », continue-t-il, « il y avait donc des habitants qui se plaignaient de ça. Ils disaient : « Venez dans le quartier, venez directement parler aux gens. Parce qu’ils ne viennent pas ici » ».

Les habitants et travailleurs du quartier impacté par les contrats d’urbanisme du PAD Heyvaert et du CRU Poincaré ont également pointé cette impression de ne pas être réellement entendus. Comme le rapporte le rapport de synthèse des réunions de concertation citoyenne du PAD Heyvaert, mis en ligne sur le site web de perspective.brussels. Les observations consignées du public étant entre autres le « regret que la phase de participation n’ait pu commencer que tardivement alors que l’élaboration du PAD est déjà très avancée ». La « crainte quant au risque de manque de transparence du processus de décision ». Une « proposition de procédure différente incluant davantage de participation ». Ou encore, une « observation sur le fait que les séances publiques devraient s’organiser dans les quartiers afin de toucher plus de monde ».

Ainsi, dans les faits, ces réunions tournent davantage autour d’informations que de concertations sur des décisions déjà arrêtées en amont. Et la question de la langue des personnes impactées n’est pas prise en compte. Pour beaucoup, ils ne parlent pas français ou néerlandais. Ou du moins n’ont pas une maîtrise suffisante pour échanger dans le cadre de ces séances maniant des grands concepts.

« C’est dramatique toutes ces langues qui arrivent dans le quartier, qui se mélangent, et qui ne sont pas entendues ! » conclut Corentin Sanchez.

Des voix sont donc écartées du débat. De par un obstacle linguistique que la Région ne se donne pas les moyens de contourner. Le lifting urbanistique de ce quartier populaire est en marche, à la marge des acteurs locaux d’origine étrangère.

On se trouve donc actuellement à un moment charnière de la vie de cet Abattoir et de ses environs, bouillon de langues des quatre coins du monde. Et le rapport de forces pourrait basculer en faveur des autorités publiques. Car ces activités économiques populaires, aussi ancrées soient-elles sont loin d’être indélogeables et se voient grandement fragilisées.

« Aujourd’hui, le site est en activité. Ça fonctionne avec des défauts, mais ça fournit de l’emploi, il y a toute une économie, une synergie entre les types de populations que ça attire. Si tu touches à ça, cet équilibre, il est très fragile », conclut Claire Scohier, « c’est pris en partie en considération. Mais tu sens que derrière cette facette, ils veulent quand même passer à autre chose. Et ça, c’est très très présent ».

Ainsi, le site de l’Abattoir, tel qu’on le connait aujourd’hui, avec sa mosaïque de langues et de cultures pourrait bien à terme ne plus être…