Les populations de passage sur le site de l’abattoir mettent donc en évidence la mixité inouïe de langues parlées sur ce site. Cependant, on observe une ségrégation temporelle. Elles ne font pas le même type d’activité au même moment. Et cette mixité des langues ne semble pas être considérée par les autorités publiques dans leur politique de « concertation citoyenne » dans la mise en place du PAD Heyvaert ou du CRU Poincaré par exemple. Les associations telles que Forum Abattoir ou IEB ont cette volonté de dépeindre avec précision la réalité du terrain afin que les caractéristiques ou les points essentiels au bon déroulement ou au maintien de l’activité actuelle soient prises en compte et respectées dans le travail de revitalisation du quartier.
Mais dans ce travail de documentation et d’information des acteurs populaires du site, l’obstacle linguistique peine à être contourné. Cataline Sénéchal, animatrice et chercheuse pour Forum Abattoir, rencontre cet obstacle dans son travail : « Même avec les langues dont je dispose qui ne sont pas mes langues maternelles, il y a une grande difficulté à aller dans les détails », raconte-t-elle.
« Et quand on fait de la participation citoyenne, on doit avoir un rapport idéalement égalitaire avec les gens avec qui on discute. Fatalement, mon interlocuteur va être dans la fragilité parce qu’il n’arrive pas à exprimer le fond de sa pensée dans une langue qui n’est pas la sienne ».
L’asbl Forum Abattoir doit donc mettre en place une autre approche pour pallier cette difficulté de communication avec des acteurs locaux issus des quatre coins du monde. « Il faut regarder autrement du coup : regarder ce que les gens font et observer. Pour déterminer les besoins et ce qui est essentiel à l’activité qui doit être conservée et considérée », continue Cataline Sénéchal, « malheureusement, on passe vraiment à mon avis à côté de toute une série d’avis, de perception. Tout ce qu’on ne peut pas entendre, comprendre, tout ce qu’on ne peut pas voir, ou voir faire ».
Ainsi, le manque de temps ou de moyens humains tels que des interprètes empêche un contournement optimal de cet obstacle linguistique. Donc les populations habitant actuellement le quartier, dans la ligne de mire des autorités publiques ne peuvent même pas prendre part aux processus de décisions qui impacteront leur quotidien. Leurs voix ne sont pas entendues, car il semble n’y avoir aucune volonté de les comprendre. Elles sont écartées du débat.
En plus de cet obstacle linguistique, le modèle-même de « concertation citoyenne » prôné par le PAD Heyvaert et le CRU Poincaré pose également question. Les réunions de participation organisées en juin 2018 n’ont pas fait l’unanimité au sein des habitants et travailleurs, déjà peu nombreux. Les outils pédagogiques mis en place non plus. La synthèse du PAD Heyvaert mise en ligne sur le site de perspective.brussels est incompréhensible par un public non averti. « On a essayé par exemple, Cataline et moi, de vulgariser le PAD, parce qu’il est à l’enquête publique », raconte Claire Scohier, « parce que nous, en lisant, ça va. Mais on se rend bien compte que l’habitant lambda d’Heyvaert, il lit ça, c’est imbuvable ». Elle pointe par exemple le fait que tout bêtement, le nom des rues ne figure à aucun moment sur les cartes du périmètre du PAD Heyvaert.
Corentin Sanchez, présent aux réunions de concertation citoyenne du PAD Heyvaert, met également en lumière ce manque de prise en compte des réalités socio-culturelles du quartier. « Par les autorités, il n’y a rien qui est mis en place. Une des dernières réunions où je suis allé, du PAD Heyvaert, c’était en français. Même pas en néerlandais, juste vaguement », raconte-t-il, « Il y a donc la question de la langue et des canaux d’information. Par exemple, les avis émis lors de cette réunion ne sont pas pris en compte dans l’enquête publique. La réunion elle-même ne sert à rien : il faut aller écrire sur le site internet son petit avis et le poster », continue-t-il, « il y avait donc des habitants qui se plaignaient de ça. Ils disaient : « Venez dans le quartier, venez directement parler aux gens. Parce qu’ils ne viennent pas ici » ».
Les habitants et travailleurs du quartier impacté par les contrats d’urbanisme du PAD Heyvaert et du CRU Poincaré ont également pointé cette impression de ne pas être réellement entendus. Comme le rapporte le rapport de synthèse des réunions de concertation citoyenne du PAD Heyvaert, mis en ligne sur le site web de perspective.brussels. Les observations consignées du public étant entre autres le « regret que la phase de participation n’ait pu commencer que tardivement alors que l’élaboration du PAD est déjà très avancée ». La « crainte quant au risque de manque de transparence du processus de décision ». Une « proposition de procédure différente incluant davantage de participation ». Ou encore, une « observation sur le fait que les séances publiques devraient s’organiser dans les quartiers afin de toucher plus de monde ».
Ainsi, dans les faits, ces réunions tournent davantage autour d’informations que de concertations sur des décisions déjà arrêtées en amont. Et la question de la langue des personnes impactées n’est pas prise en compte. Pour beaucoup, ils ne parlent pas français ou néerlandais. Ou du moins n’ont pas une maîtrise suffisante pour échanger dans le cadre de ces séances maniant des grands concepts.
« C’est dramatique toutes ces langues qui arrivent dans le quartier, qui se mélangent, et qui ne sont pas entendues ! » conclut Corentin Sanchez.
Des voix sont donc écartées du débat. De par un obstacle linguistique que la Région ne se donne pas les moyens de contourner. Le lifting urbanistique de ce quartier populaire est en marche, à la marge des acteurs locaux d’origine étrangère.
On se trouve donc actuellement à un moment charnière de la vie de cet Abattoir et de ses environs, bouillon de langues des quatre coins du monde. Et le rapport de forces pourrait basculer en faveur des autorités publiques. Car ces activités économiques populaires, aussi ancrées soient-elles sont loin d’être indélogeables et se voient grandement fragilisées.
« Aujourd’hui, le site est en activité. Ça fonctionne avec des défauts, mais ça fournit de l’emploi, il y a toute une économie, une synergie entre les types de populations que ça attire. Si tu touches à ça, cet équilibre, il est très fragile », conclut Claire Scohier, « c’est pris en partie en considération. Mais tu sens que derrière cette facette, ils veulent quand même passer à autre chose. Et ça, c’est très très présent ».
Ainsi, le site de l’Abattoir, tel qu’on le connait aujourd’hui, avec sa mosaïque de langues et de cultures pourrait bien à terme ne plus être…