C’est le récit d’une matinée passée au milieu des bobines de fils, et des épingles à couture. À discuter excentricité et identité avec ceux qui feront sans doute la mode de demain. Ils ont entre 17 et 22 ans et portent ce qui leur tombe sous la main.
Sur le trottoir, les étudiants en avance profitent des premiers rayons de soleil du mois de mai. L’atelier du professeur Jakobs n’ouvre qu’à dix heures. En attendant, on se claque la bise et on grille une dernière cigarette avant de monter finaliser les préparatifs du défilé de fin d’année.
Quelques minutes plus tard, le professeur arrive devant le bâtiment, lui aussi, une cigarette à la main. Veste « bleu de travail », lunettes rondes posées sur le bout du nez, cheveux court sur les côtés, longs sur le haut, il nous invite à monter rencontrer ses élèves de première année, mais attention, « pas de photos des créations, on ne doit rien montrer avant le 1er juin ! » Dans l’ascenseur de l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, l’ambiance est bon enfant.
Professeur et étudiants passent en revue les tenues de chacuns : énormes chaussures à plateforme pour Loubna, veste de costume d’homme et robe écarlate pour Louise, total look noir pour Clément. « Vous êtes mal tombés, ils sont tous plutôt sobres aujourd’hui » commente Steve Jakobs. Mais arrivés dans l’atelier, force est de constater que la classe de première année en stylisme et création de mode est un poil plus colorée qu’une promotion de futurs avocats ou médecins. « Ça c’est parce que vous n’avez pas vu les looks des élèves en sculpture et peinture, difficile de faire plus excentriques… », plaisante un jeune femme en passant. Serions-nous au bon endroit ?
Coupe au bol, strass et kimono
Depuis 1947, l’ENSAV de La Cambre accueille chaque année environ 650 étudiants répartis dans 18 départements artistiques : céramique, dessin, cinéma d’animation, scénographie, design textile… sans oublier stylisme et création de mode. Avec une épreuve d’admission en trois étapes, cela va sans dire que la compétition est rude :
« Forcément, il y avait beaucoup d’excentriques au concours d’entrée, mais ce ne sont pas toujours ceux que le jury choisit de garder. Parfois ce n’est que du vent et ça se remarque très vite », dixit Salomé, 20 ans.
L’étudiante en première année a raison. Avec sa petite robe noire, ses bottines, ses cheveux blond platine et son rouge à lèvres grenat, personne n’irait la qualifier d’extravagante, et pourtant elle est bien là. À ses côtés, Tommy, 17 ans, accroche le regard. Pourtant avec ses boucles d’oreilles à strass et son kimono rose à fleur, il le jure, il n’a rien d’un excentrique.
« Finalement ce n’est qu’une question de ce qui est communément admis dans la société et surtout des milieux dans lesquels on évolu. Dans cet atelier je me fond dans la masse des élèves, mais c’est une toute autre histoire quand je prend le métro…», concède-t-il.
Toute la classe est unanime, si les habitants de Bruxelles sont plus tolérants que d’autres en matière de style, il y a encore du chemin à faire en ce qui concerne l’ouverture d’esprit. « J’ai étudié quelques années à Manchester avant de venir ici et le regard des gens est complètement différent là-bas. J’aurais pu me balader avec une culotte sur la tête que personne ne m’aurait rien dit. Ici, il y a des choses que je n’ose pas porter. » Cette fois-ci, c’est Mathilde qui a prit la parole. À 21 ans, la jeune femme a déjà un style soigné : coupe au bol peroxydée, chemise boutonnée jusqu’au col et épingle à nourrice en guise de boucle d’oreille. Ce qui l’étonne toujours autant, c’est de voir à quel point ce sont souvent les jeunes générations qui la toise du regard dans les transports en commun, comme si l’originalité n’était pas bien vue lorsqu’on à entre 13 et 18 ans.
« Ça arrive bien plus souvent que des personnes agées me sourient ou m’arrêtent dans la rue pour me complimenter. Je crois que eux, ça les amusent. », poursuit-elle.
La tolérance pour les singularités de chacun s’acquiert-elle avec l’âge ? Après tout, c’est bien souvent dans les cours de récréation que la différence est un oiseau de mauvais augure.
Jeune styliste recherche identité visuelle
Au milieu des rouleaux de tissus, des mètres ruban et des mannequins de couture, Steve Jakobs donne les directives. Ici ou découpe, là-bas on coud, partout on s’affaire. Le défilé de fin d’année, qui se déroulera dans la grande halle de Schaerbeek, est dans tous les esprits. Les étudiants n’ont qu’une idée en tête : réussir à se démarquer au milieu des autres. N’est pas styliste de renom qui veut et ça, Mathilde l’a bien compris :
« On doit sortir du lot dans un secteur clairement compétitif. bien sûr que nos professeurs nous demandent d’être originaux dans nos créations plutôt que de suivre la tendance. On ne peut pas produire des choses qui ont été vues et revues 100 fois, ça poserait problème. Ils attendent de nous un certain degrés d’innovation, même en première année. »
Si certains étudiants misent sur leur style personnel, d’après le professeur Jakobs, c’est avant tout sur leur travail qu’ils sont jugés: « Je n’émet aucun jugement sur ce que mes élèves décident de porter, il y en a qui peuvent être très bien habillés et ne rien produire d’intéressant. Ce n’est pas ce qu’ils choisissent le matin dans leurs armoires qui va leur donner des points. »
Pour réussir, la créativité des élèves devraient d’abord servir dans les ateliers avant de les aider à se faire remarquer en soirée. L’un n’empêchant pas l’autre, le haut du panier de la promotion se divise entre jeunes gens discrets et cadets fantasques, que rien ne semble empêcher de collaborer. « En fait, leur identité, ils se la crée au fur et à mesure de leur formation. Je parle de celle qu’ils infusent dans leurs créations, de ce qui leur donnera un métier. J’aime croire que c’est un chemin naturel », poursuit Steve Jakobs.
La démarche de créer des vêtements pourrait-elle avoir des effets salutaire qu’on ne lui connaissait pas ? Comme une séance chez le psychologue, coudre des ourlets ou apprendre à faire des fronces serviraient la quête identitaire de jeunes étudiants. Rien n’est impossible.
Autour d’une dernière cigarette, les élèves du professeur Jakobs poursuivent la conversation que nous avions lancé un peu plus tôt. Louise, une des deuxième années qui s’est greffée au petit groupe sur le trottoir, réfléchit à voix haute :
« Finalement, le fait de faire des vêtements nous force sans le vouloir à ne jamais être dans la convention. Et puis c’est une école d’art, alors ont se retrouve forcément entre excentriques. Ici, il y a une nouvelle norme, la nôtre. » Sur cette dernière réflexion, les mégots sont rapidement jetés dans le caniveau. Il y a un défilé à terminer.