Matonge : carrefour des luttes afrodescendantes

Kessya Kabongo, Nolwenn Nkanza, Maxime Verbeke

Matonge : carrefour des luttes afrodescendantes

Matonge : carrefour des luttes afrodescendantes

Kessya Kabongo, Nolwenn Nkanza, Maxime Verbeke
Photos : Eléonore Talotta
27 mars 2025

Au cœur de Bruxelles, Matonge s’affiche comme un carrefour où se croisent les cultures congolaises et bruxelloises. Ce quartier vibrant, à Ixelles, abrite les membres d’une communauté congolaise qui, pour certains, ont fui l’instabilité politique et les conflits de la République Démocratique du Congo (RDC). Aujourd’hui, ce lieu de vie et de culture est aussi un espace de mémoire et de lutte.

 

Un quartier, une histoire, un point de départ

La Chaussée de Wavre au cœur du quartier Matonge. ©Eléonore Talotta

Matonge n’est pas une rue commerçante comme les autres. A commencer, par sa multiculturalité et notamment sa population d’origine afrodescendante. Sur toute la population belge, on dénombrait en 2010, 16.000 ressortissants de nationalité congolaise et 25.000 Congolais de naissance devenus belges. Certains portent un boubou, d’autres des pagnes ou simplement des habits de villes. Ils se baladent, sont au téléphone, et s’échangent deux-trois mots sur un bout de trottoir. Une sorte de café extérieur grandeur nature. 

Un moment de détente entre deux coiffeurs ©Eléonore Talotta

Le quartier de Matonge est un concentré d’Afrique. Sur le petit trottoir de la chaussée d’Ixelles, les piétons se marchent presque sur les pieds et doivent régulièrement éviter les étales des épiceries. Sur ces dernières, des marchandises venues directement d’Afrique. Les bananes plantains et patates douces côtoient aussi bien le paprika que les cannes à sucre. À l’intérieur des galeries, les fresques colorées font face aux nombreux salons de coiffure et aux boutiques de vêtements et de bijoux. Le tout sur fond de rumba congolaise et diverses odeurs provenant des quelques restaurants proposant des spécialités.

Un morceau de Kinshasa en Belgique

Quel Congolais ne connaît pas Matonge ? Presque aucun. Être à Matonge, c’est être à Kinshasa”, explique Colette Braeckman, ancienne journaliste au Soir, spécialiste de l’Afrique centrale. “On dit ça parce que le Congo a été colonisé par la Belgique. Donc, quand les Congolais sortaient de leur pays, le “seul lieu” où ils allaient était la Belgique. Maintenant beaucoup d’Africains n’y habitent plus, mais le quartier reste symbolique. » 

C’est un vrai quartier africain, c’est comme chez moi. Il y a les commerces de pagnes, la nourriture typique et les coiffeuses qui interpellent dès la rue.” Fabiola, étudiante togolaise

Fabiola, elle, est togolaise et habite à la Maison Africaine – une résidence pour étudiants africains à moindre coût – à quelques rues seulement de Matonge. Elle est arrivée en Belgique, en septembre dernier, pour poursuivre des études en théologie protestante à la Faculté Universitaire de Théologie Protestante (FUTP). Après un bref passage par Tubize dans le Brabant wallon, où Fabiola a vécu avec sa famille, elle a choisi de s’installer à la Maison Africaine. Elle explique ne pas se sentir dépaysée, notamment grâce à l’atmosphère de Matonge, qui lui rappelle son pays :“C’est un vrai quartier africain, c’est comme chez moi. Il y a les commerces de pagnes, la nourriture typique et les coiffeuses qui interpellent dès la rue. Et surtout, c’est un quartier très animé, particulièrement le soir, car les gens font leurs courses tard. Mais moi, je ne suis pas trop une fêtarde.« 

Matonge, entre effervescence et déclin

La réputation de Matonge dépasse même les frontières. Selon Colette Braeckman, il existe une expression qui dit que tant qu’une personne n’a pas été à Matonge, elle n’a pas vraiment voyagé, quand bien même elle serait allée dans des pays lointains comme le Canada et les États-Unis.

“Généralement, il y a une chouette atmosphère. Il y a cette joie de vivre, même si le quartier se dégrade. » Jason, Ixellois

Jason (nom d’emprunt), lui, est parisien d’origine martiniquaise. Installé à Ixelles depuis un an, il a découvert Matonge grâce à ses oncles, qui habitent à Jette. Depuis, il aime s’y balader et observer son ambiance unique : “Généralement, il y a une chouette atmosphère. Il y a cette joie de vivre, même si le quartier se dégrade. Certains jours, Matonge semble presque vide, même en pleine semaine.” C’est vrai que le quartier a perdu de sa superbe depuis quelques années. Comme le déplore Mme Braeckman : Le quartier n’est pas assez entretenu. Pour moi, la Belgique aurait dû mieux l’aménager. Ça reste un quartier national, mais les Africains sont de moins en moins nombreux. Ça m’avait d’ailleurs fâchée quand il y a eu des promos immobilières. Elles l’ont dénaturé. Avant ce tournant, le quartier était un cœur intellectuel. » 

Mémoire de la diaspora congolaise

En effet, dès les années 60, le quartier devient un centre névralgique pour la diaspora congolaise. Véronique Clette-Gakuba, chercheuse à l’Institut de sociologie de l’ULB et membre du collectif Présences noires explique que la présence des Congolais en Belgique était jusqu’alors rarissime. Elle se limitait majoritairement aux militaires durant les guerres mondiales, ou aux boys comme les colons belges les appelaient à l’époque – qui venaient avec des familles belges. Les choses ont réellement commencé à changer à partir du 30 juin 1960, date de l’indépendance de la République du Congo.

À partir de septembre de cette même année, ce sont surtout des étudiants boursiers qui arrivent. Ils sont Congolais, Rwandais ou encore Burundais et souvent membres de l’élite dans leur pays. Ils ont pour aspiration d’aider à la reconstruction de leur pays en y revenant une fois leurs études supérieures terminées. Le quartier Matonge commence à se former à cette période. Ces étudiants logeaient à la Maison de l’Afrique. Donc le quartier a d’abord été résidentiel avant qu’ouvrent des magasins, bistrots, boîtes de nuit fréquentés et dirigés par des africains, rembobine Colette Braeckman. Finalement, beaucoup de ces étudiants vont rester en raison des troubles politiques dans leur pays.  

 

Lexique : 

  • Un boubou : une grande tunique flottante, portée comme vêtement de dessus en Afrique subsaharienne
  • Un pagne (appelé aussi wax): un morceau d’étoffe ou de matière végétale tressée, drapé autour de la taille et couvrant des hanches aux cuisses.
  • La rumba congolaise : un genre musical issu de la rumba cubaine apparu au Congo-Kinshasa et au Congo-Brazzaville.
  • Un boy : un jeune serviteur indigène, dans les pays colonisés.

 

Aux racines des combats

A Matonge, les drapeaux congolais s'affichent en guise de solidarité ©Nolwenn Nkanza

Jean-Paul Mushagalusa Rwabashi a quitté la République démocratique du Congo (RDC), mais son pays ne l’a jamais quitté. Né en 1996, en pleine période de rébellion, il a grandi avec la guerre en toile de fond. Aujourd’hui avocat, professeur à l’Université catholique de Bukavu et doctorant en droit international des investissements à la VUB, il suit avec douleur les événements qui secouent l’Est du Congo. Sa famille vit toujours à Bukavu, près de l’aéroport, une zone directement touchée par les récentes attaques. « Voir mon pays attaqué à chaque fois par des pays voisins, ça fait mal », confie-t-il, la voix marquée par l’amertume.

Depuis Bruxelles, où il vit, Jean-Paul garde un lien fort avec la communauté congolaise. Il lui arrive de passer par Matonge, ce quartier africain vibrant du centre-ville, pour retrouver des saveurs de son pays ou simplement échanger avec ses compatriotes. Mais au-delà de la nostalgie, il ressent surtout une profonde frustration.

Jean-Paul, affilié à aucun parti politique de son pays, espère que la situation s’améliorera. ©Maxime Verbeke.

Pour lui, la guerre à l’Est du Congo est avant tout le résultat d’une mauvaise gestion du pays. « Certains ministres sont plus riches que l’État lui-même », lâche-t-il, excédé. Il pointe du doigt la corruption, qui gangrène le pouvoir et empêche toute réponse efficace aux agressions extérieures. Il ne se fait plus d’illusions sur la capacité de Kinshasa à reprendre le contrôle. « Les processus de négociations n’ont pas abouti. Le Rwanda parraine le M23. Le Congo n’est pas à même de gérer la situation ».

« Je ne sais pas ce qu’est la paix dans mon pays. » Jean-Paul Mushagalusa Rwabashi

La peur, il la connaît depuis l’enfance. « Mon parcours n’est fait que de conflits. Ici, en Belgique ou en Europe, on peut voir aussi des actions sporadiques, mais on vit en paix. C’est une chose que je n’ai jamais connue depuis que je suis né. Je ne sais pas ce qu’est la paix dans mon pays ». Pourtant, malgré tout, il ne se voit pas abandonner la RDC. Son attachement à son pays reste intact. Il rêve d’y retourner un jour, de retrouver ses terres, celles qu’il considère comme sacrées.

L’Est de la RDC : une guerre sans fin

Les Congolais installés à Matonge viennent d’un pays en proie à la guerre depuis plus de 30 ans, où l’instabilité et les violences n’ont jamais cessé d’empirer dans les régions du Nord et du Sud-Kivu. La région est un foyer de conflits récurrents, nourris par des groupes armés comme le M23. Ce groupe, soutenu par Kigali, a intensifié ses offensives ces derniers mois, capturant d’importantes portions de territoire et exacerbant les tensions. La situation est d’autant plus préoccupante que l’armée congolaise, mal équipée et en proie à de nombreuses défaillances, peine à repousser les assauts. En parallèle, les forces burundaises, qui étaient intervenues aux côtés de Kinshasa, se sont retirées, laissant un vide sécuritaire.

Benoît Feyt, journaliste à la RTBF spécialisé dans les questions internationales et qui revient d’un séjour en RDC, décrit cette guerre comme une « spirale infernale » : « Ce n’est pas seulement un conflit local, c’est un conflit géopolitique, alimenté par des intérêts extérieurs, notamment ceux liés aux ressources naturelles. La population civile est la principale victime, forcée de fuir les combats et de vivre dans une insécurité constante ».

« Le poste frontière est la véritable porte d’entrée entrée la RDC et le Rwanda. » Benoît Feyt, journaliste à la RTBF

Sur les cartes de la République démocratique du Congo (RDC), Goma apparaît comme une ville stratégique à l’extrême est du pays, à la frontière avec le Rwanda. Cette ville, jumelle de Gisenyi au Rwanda, est si proche de son voisin que seules deux barrières douanières – la « grande » et la « petite » – les séparent à peine. « Le poste frontière est la véritable porte d’entrée entre la RDC et le Rwanda », souligne Benoît Feyt, illustrant la porosité de cet espace où les échanges sont constants. Aujourd’hui, cette porte est en guerre. Depuis le 28 janvier 2025, la ville est tombée sous le contrôle des rebelles du M23, soutenus par le Rwanda, après des combats intenses qui ont chassé l’armée congolaise.

 

La variation de couleurs dans la carte correspond à la variation de la population dans les régions (en millions d’habitants).

Le contrôle des ressources naturelles : un enjeu majeur

Le conflit qui déchire l’Est de la RDC n’est pas le fruit d’un événement récent, mais résulte d’un enchevêtrement complexe de facteurs historiques, politiques, économiques et ethniques.  Après la chute du dictateur Mobutu en 1997, qui avait dirigé le pays d’une main de fer pendant près de trois décennies, une nouvelle ère de turbulences a vu le jour. Laurent-Désiré Kabila, qui a renversé Mobutu, s’est retrouvé confronté à des conflits internes, notamment entre les groupes ethniques et les factions politiques rivales. Cependant, ce qui a véritablement intensifié la violence dans l’Est du pays, c’est indubitablement le contrôle des ressources naturelles.

« C’est une région extrêmement riche en minerais qui est très facile à envahir parce qu’elle n’est plus défendue. » Benoît Feyt, journaliste à la RTBF

Le Kivu, cette province riche en ressources naturelles, notamment en minerais précieux tels que le coltan, l’or et les diamants, est devenu un terrain de jeu pour des groupes armés, alimentant un conflit perpétuel autour de l’exploitation de ces richesses. La guerre civile, qui a éclaté au même moment dans les pays voisins, a exacerbé cette lutte, attirant des acteurs extérieurs, notamment le Rwanda, qui a soutenu plusieurs groupes rebelles. Pour Benoît Feyt, « c’est une région extrêmement riche en minerais qui est très facile à envahir parce qu’elle n’est plus défendue. Le M23 peut entrer dans le pays comme bon lui semble. » Le journaliste explique d’ailleurs que les frontières entre la République démocratique du Congo et le Rwanda sont devenues presque inexistantes, ce qui permet une entrée libre aux groupes militaires ennemis.

 

 

 

Un héritage militant en mouvement

Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo et figure emblématique anti-coloniale ©Eléonore Talotta

Matonge est non seulement un espace de sociabilité et d’expression culturelle pour la diaspora congolaise, mais il est également un foyer d’engagement politique. L’héritage des luttes portées par les générations précédentes continuent d’alimenter les revendications politiques actuelles. 

Ces mobilisations ont notamment conduit à l’inauguration de la place Patrice Lumumba, le 30 juin 2018, date marquant le 58e anniversaire de l’indépendance du Congo. Situé à l’angle de la Chaussée d’Ixelles et de la rue du Champ de Mars, le square a pour but de rendre hommage au premier Premier ministre de l’histoire du Congo, figure emblématique de la lutte anticoloniale. Patrice Lumumba avait notamment mis en lumière les souffrances infligées à son peuple sous le joug colonial belge, avait expliqué le bourgmestre Philippe Close (PS) lors de l’inauguration.

« Je pense que c’est scandaleux que la place Lumumba soit si petite, ce n’est qu’un morceau de trottoir, il faudrait plus de place. » Colette Braeckman, journaliste au Soir

Si cette reconnaissance institutionnelle représente une avancée symbolique, elle reste néanmoins sujette à controverse : « Je pense que c’est scandaleux que la Place Lumumba soit si petite, ce n’est qu’un morceau de trottoir, il faudrait plus de place », confie l’ex-journaliste spécialisée sur les enjeux d’Afrique centrale, Colette Braeckman (Le Soir). Véronique Clette-Gakuba, chercheuse à l’Institut de sociologie de l’ULB et membre du collectif Présences noires, partage cet avis et souligne que les militants antiracistes réclamaient la création d’une place Lumumba depuis la formation du quartier Matonge. Une revendication essentielle. « Ça a été obtenu, mais ce n’est pas très satisfaisant. C’est un lieu de passage rapide, aussi bien pour les piétons que pour les voitures. Il n’y a rien qui marque véritablement l’existence de cette place de manière visible, comme une statue ou une installation commémorative », regrette-t-elle. 

La place Patrice Lumumba, inaugurée 57 ans après son assassinat ©Eléonore Talotta

Cette critique prend d’autant plus de poids lorsque, quelques mètres plus loin, la statue de Léopold II – dont le règne est intimement lié aux atrocités commises au Congo – demeure visible depuis la place Lumumba. 

La statue de Léopold II dégradée en réponse à son passé colonial ©Eléonore Talotta

De l’indignation à l’action

Ces dernières années, plusieurs mouvements contestataires ont marqué le quartier de Matonge. En 2020, après le meurtre de George Floyd, la vague de mobilisations du mouvement Black Lives Matter, qui lutte contre le racisme systémique envers les Noirs, est arrivé jusqu’aux portes de Matonge. En juin de la même année, 10 000 manifestants se sont rassemblés à Bruxelles. Bien que la manifestation ait été organisée pour dénoncer les violences policières, elle a elle-même été marquée par des affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants à Matonge.

D’autres rassemblements sont régulièrement organisés pour dénoncer la guerre à l’Est du Congo, notamment par le collectif Free Congo Bruxelles. Les plus récents, en février et mars 2025, ont condamné le soutien du Rwanda au groupe rebelle M23 et appelé les autorités belges et européennes à renforcer leur soutien au gouvernement congolais. Véronique Clette-Gakuba revient sur la répression policière vécue lors de ces mobilisations: « La police a réprimé des manifestations. Était-ce autorisé ou non ? Je ne sais pas. Mais ce qui est certain, c’est que ces rassemblements étaient pacifiques à l’origine, et la police a réagi de manière très brutale. » 

Bien que menacé par la gentrification, touché par la précarité, Matonge est essentiel car il offre un espace de liberté et donne « la possibilité d’exister » à la diaspora congolaise – et africaine – « sans que ce regard blanc, qui marginalise et qui disqualifie, ne soit au centre des espaces », selon la sociologue. Elle conclut : « À Matonge, il est quasiment absent. »