Pas de quartier pour les péniches

Tania Soudron, Basile Godts

Pas de quartier pour les péniches

Pas de quartier pour les péniches

Tania Soudron, Basile Godts
Photos : Eline Hoedenaeken
17 juin 2025

À Clabecq, une dizaine de péniches sont amarrées sur le Quai du Canal depuis maintenant trente ans. Sauf que les habitant·e·s qui y vivent sont menacé·e·s d’expulsion depuis leur installation. Une histoire mêlant illégalité et conflits d’intérêt.

 

Dans le village de Oisquercq, un petit sentier boisé descend vers le halage. Les péniches frôlent le bord du sentier, immobiles. Ces géantes flottantes sont endormies depuis des mois, secouées de temps en temps par un plus grand bateau qui passe. Dans ce paysage calme et serein, nul ne saurait imaginer les vies qui se déroulent derrière ces coques rouillées.

S’installer sur une péniche, c’est la recherche d’un autre mode de vie pour certain·es et une solution à la crise du logement pour d’autres. La péniche est plus abordable qu’une maison ou un appartement. Mais, avec la tendance des logements alternatifs, c’est aussi devenu une manière d’embrasser un mode de vie plus romantique, porté·es par le courant, en marge de la société… mais aussi des registres de la ville. Fabrice a acheté sa première péniche en 2007.

 

Des péniches habitées

À Oisquercq, commune de Tubize, Fabrice allume une cigarette sur la terrasse de sa péniche : le Tosca. Ses tabourets sont tachés de peinture et il boit son café dans des petites tasses à espresso vintage. Il a un air confiant, serein. Le prof de sculpture est bien là où il est. Il a pu se domicilier sur son bateau adoré. Un piquet est planté de l’autre côté du chemin de halage, avec le numéro 8 attaché comme preuve de la lutte administrative. « D’abord on a dû se batailler pour faire nommer ce quai, parce que comment se domicilier et avoir des numéros sur un quai qui n’a pas de nom ? Ha, c’est difficile ! » se souvient Fabrice. Après de nombreux conseils communaux et plusieurs années écoulées, un nom est finalement trouvé : Quai de Oisquercq. Après quelques mois de bataille supplémentaires et plusieurs interventions des avocats, les péniches ont, enfin, bénéficié d’un numéro, témoin d’une reconnaissance arrachée à la commune. « On a pu se réinscrire au registre de la population. Quand tu n’es pas inscrit au registre, tu ne peux pas voter, tu ne peux même pas scolariser ton gosse. Tu ne peux rien faire. Tout ça parce que tu n’as pas de domicile. »

« Pour les gens, on est des « barakis », des marginaux. On leur fait peur parce qu’on ne rentre pas dans les codes de la société. »

– Sophie

Dès leur arrivée, les « pénichard·e·s » ont reçu un accueil « chaleureux » de la part de la population oisquercquoise. « Deux, trois jours après notre amarrage, on s’est pris une pétition des habitants », raconte Sophie, guide nature et photographe. Cette dernière revient d’une séance photo dans une crèche et habite dans la péniche voisine de celle de Fabrice : la Nave Va. Ici, chez elle, elle sait qu’elle ne plaît à tout le monde. « Pour les gens, on est des « barakis », des marginaux. On leur fait peur parce qu’on ne rentre pas dans les codes de la société. »

Comme Fabrice, elle a récemment bénéficié d’un numéro d’emplacement. La vie n’est pourtant pas toujours facile à Oisquercq. Pour l’électricité, elle doit se raccorder au générateur de son voisin. Pas de raccordement à l’eau non plus. Pour le courrier, un seul emplacement centralise toutes les boites aux lettres de la dizaine de péniches du quai. Beaucoup de pénichard·e·s n’ont pas choisi de s’établir à Oisquercq. Une grande partie a été expulsée de Clabecq.

Iels ont dû se battre pour obtenir leur domiciliation, Sophie a obtenu le numéro 9 en 2014. © Eline Hoedenaeken

Clabecq

Dans la communauté, ce nom résonne comme un vieux souvenir. Pour beaucoup, Clabecq, c’était le début de tout. Les premières péniches sont arrivées dans la fin des années 90, avec Pierre et Laurent. En 2001, c’est le tour de Didier, ou Dédé comme on l’appelle ici. Pierre, Laurent et Dédé, c’est vraiment le noyau dur de Clabecq. Ils sont arrivés les premiers, et sont encore aujourd’hui sur les quais. Les pénichard·e·s sont attachés à leur bout de terrain. Ils ont l’électricité, sont domiciliés pour certains. D’autres péniches les ont rejoints et, ensemble, les habitant·e·s forment une réelle communauté. Iels entretiennent un terrain, juste en face. Là, iels exposent leurs sculptures. Beaucoup sont des artistes à la recherche d’une vie différente, en quête d’inspiration pour leur art. Sur ce terrain vague, on a replanté du gazon, débroussaillé, coupé des arbres et ainsi créé un espace commun où il fait bon vivre. Mais un problème se pose dans ce havre de paix : ce fameux terrain appartiendrait à une société privée. Dans leur situation précaire, un mot de l’entreprise suffirait à les expulser. Et ça ne serait pas la première fois.

  • Les pénichard·e·s ont adapté le terrain

Des péniches expulsées

Cetraval, Ecoterres, DEME. Ce sont des noms qui reviennent souvent dans la bouche des pénichard·e·s de Clabecq. Ces noms remuent des souvenirs lourds, témoins d’une époque compliquée où iels ont été contraint·e·s de quitter leurs points de repère sur le Quai du Canal de Clabecq.

Pour comprendre la situation, il faut revenir en arrière, en 2008. Un centre de traitement pour terres polluées, Cetraval, annonce son installation sur le site portuaire de Clabecq, juste à côté des péniches. Derrière ce projet, on retrouve Ecoterres (aujourd’hui DEME), entreprise belge et acteur majeur dans le domaine de l’ingénierie maritime et environnementale. Il s’agit d’un projet prometteur pour NivelInvest (l’actuelle Invest.BW) qui témoigne de son soutien avec un prêt de 300.000€ et un leasing de 675.000€ en collaboration avec Dexia Lease. Une aubaine pour la commune de Tubize qui tente de faire revivre ce vieux port au passé industriel chargé. 

S’opposer aux autorités

Pourtant, malgré l’avenir brillant espéré par Ecoterres, le projet Cetraval est loin d’enthousiasmer tout le monde. D’après l’étude d’incidence réalisée avant l’acquisition du permis d’urbanisme, en 2007, des poussières polluées pourraient atteindre l’emplacement des péniches. Pour DEME, ces poussières ne nuiraient pas à la santé des habitant·e·s, mais la commune suggère tout de même aux pénichard·e·s de trouver un autre endroit où s’amarrer, pour des raisons de sécurité. Décidée à ne pas se laisser faire, la communauté des péniches s’oppose au projet Cetraval. C’est alors que commence une bataille juridique, à coups de plaintes et de recours. En même temps, le Ministère des Équipements et des Transports (MET, l’actuel SPW) tente de les expulser. Les bateaux sont amarrés dans un virage, mais d’après les habitant·e·s ça n’a jamais posé de problème. Le juge se met du côté des péniches et dénonce un abus de pouvoir de la part des autorités. Résultat : le chantier est retardé d’un an. La société perd beaucoup d’argent, mais les plaignant·e·s aussi. À un moment, notre avocat nous a dit, que de toute façon, c’était un bras de fer et qu’à la longue on allait être épuisé·e·s, aussi financièrement. Parce que là, c’était nous contre l’État”, explique Laurent. Peu après l’abandon des poursuites, les pénichard·e·s sont expulsés vers Oisquercq.

Didier et Laurent © Eline Hoedenaeken

En exil

 

« C’est toujours le pot de terre contre le pot de fer. Et nous, petits citoyens contre la commune, hélas, on est perdants. »

– Didier

 

Voilà donc une dizaine de péniches clabecquoises qui se dirigent vers le petit village de Oisquercq, à quatre kilomètres, toujours dans la commune de Tubize. On a toujours Laurent, Pierre, Dédé, mais aussi Fabrice et Sophie. Tout ce beau monde, fraîchement expulsé, tente de prendre ses marques dans ce nouvel endroit. Mais moins d’un an plus tard, Laurent, Pierre, Dédé retournent à Clabecq. Pour Laurent, il s’agissait de désengorger le quai d’Oisquercq. Fabrice, lui, est resté mais a d’autres théories. Pourquoi sont-ils revenus ? D’abord parce qu’ils étaient là les premiers, et qu’ils ont installé une ligne électrique qui coûte très cher. Ils voulaient légitimement la retrouver, vu qu’ici on a rien.

En 2010, 3 péniches étaient, donc, revenues à Clabecq. Aujourd’hui, en 2025, on en compte 10 amarrées sur le quai du Canal, et menaçant les ambitions économiques de la commune.J’essaie d’en rigoler. Mais finalement, c’est toujours le pot de terre contre le pot de fer. Et nous, petits citoyens contre la commune, hélas, on est perdants, déclare Dédé. Pour lui, les mesures se sont durcies au fil des années.



Des péniches mal aimées

Samuel D’Orazio (MR) est bourgmestre de la commune de Tubize depuis maintenant cinq mois. Il est le fils de Roberto d’Orazio, délégué syndical de la FGTB et leader des luttes pour le maintien du fonctionnement des Forges de Clabecq à la fin des années 1990. Le père soutient, néanmoins, son fils libéral dans ses projets. Bien que sa prise de fonction soit récente, Samuel D’Orazio a toujours vécu à Tubize et fait donc partie intégrante de l’histoire de sa commune. Il a pour ambition de donner un nouveau visage à la ville qui a connu la fermeture des Forges de Clabecq. 

 

 “L’avantage de ces terrains, c’est avant tout la création d’entreprises.”

– Samuel D’Orazio, Bourgmestre de Tubize

 

Dans le programme de Samuel D’Orazio, on retrouve une volonté claire de « redonner vie à Tubize ». Le bourgmestre espère finaliser au cours de son mandat les grands chantiers entamés par ses prédécesseurs: le contournement par le nord de Tubize et le Tubize Outlet Mall. Un autre point important: le développement de nouvelles perspectives économiques, notamment au moyen d’une réindustrialisation. Un processus dans lequel le canal a toujours occupé une place importante, à la fois pour des raisons d’accès à l’eau ainsi que pour faciliter le transport des marchandises. 

Une ombre parmi d’autres au tableau de ce projet: les péniches de Clabecq. Elles occupent une zone navigable appartenant au SPW (Service Public de Wallonie) et gênent donc, pour le bourgmestre, l’installation de nouvelles entreprises. “Toutes les entreprises qui s’installent là le font pour le bénéfice d’être à quai. La problématique des péniches va se poser au fur et à mesure du développement des entreprises, certainement sur les six années qui constituent mon mandat. L’avantage de ces terrains, c’est avant tout la création d’entreprises.”

Autre argument avancé: la vue. Toujours dans une optique de donner une meilleure image de la commune, Samuel D’Orazio ne mâche pas ses mots: “Je peux le dire sereinement. Dans le paysage d’une ville, avoir des péniches qui ne sont pas nécessairement toutes entretenues à quai, ce n’est pas normal, ce n’est pas joli.”

C’est en effet à l’entrée de Tubize, à quelques encablures des péniches, que le futur Tubize Outlet Mall se construit. La structure comprendra un total de 800 logements, 80 commerces, et un potentiel de 1,5 million de visiteur·euse·s par an. Pour la commune, l’enjeu est grand: rentabiliser ce projet en faisant du centre commercial un lieu incontournable en Wallonie, ce qui explique les inquiétudes du bourgmestre.

En revenant un peu en arrière, fin 2014, on tombe sur le projet Socol. Il s’agissait de réattribuer la zone désaffectée de Clabecq au profit d’une extension de la zone portuaire existante, ainsi que de la création d’un zoning économique. Le terrain est donc racheté au SPW par la Sarsi SA, une filiale de Invest.BW (anciennement NivelInvest), une entreprise chargée d’accompagner le développement des entreprises wallonnes. C’est donc cette même entreprise qui a donné en concession une partie de son terrain à Ecoterres SA (filiale de Deme), entreprise en litige en 2008 avec les pénichard·e·s.

 

Le terrain attenant au Quai du Canal appartient donc à Invest.BW. Il est, pour le moment, inexploité par son propriétaire. Les habitant·e·s des péniches de Clabecq continuent d’en profiter comme d’un jardin. Mais la situation reste précaire. L’arrivée d’un nouvel investisseur potentiel signifierait pour les pénichard·e·s un devoir de quitter le terrain. En effet, malgré le fait qu’elles occupent le canal, une zone toujours gérée par le SPW, la construction d’un nouveau site industriel passerait sans nul doute par une demande d’exploitation des berges auprès du SPW. Parce qu’un site industriel le long du canal sans accès à l’eau, ça ne fonctionne pas. C’est là que le bât blesse. Le SPW a tout intérêt à privilégier l’aspect commercial par rapport au maintien des bateaux d’habitation. Sauf que pour expulser les péniches, il faut leur réattribuer un emplacement. C’est ce qu’explique Melissa Gopee-Singh, gestionnaire au SPW des Voies hydrauliques de Charleroi: “D’un point de vue juridique, si je veux faire partir ces gens là, je dois leur réattribuer une place. Mais où ? Il n’y a plus d’emplacements libres. On ne peut pas non plus agrandir les zones de stationnement car, sinon, ça devient un danger pour la navigation.” Pour elle, il ne faut pas oublier l’aspect social. Les procédures existent et il faut les suivre mais, pour autant, il faut garder de l’humain dans tout ça.

Une mauvaise réputation

A Clabecq, pour Laurent les péniches ont toujours mauvaise réputation. Les passants du chemin de halage voient bien que des véhicules sont garés sur les berges, que des sculptures en bois et en métal sont disposées un peu partout sur le terrain. Et ça, ça fait mauvaise figure, ça fait vagabond ou désorganisé, malgré le bon état général du terrain. 

Les pénichard·e·s doivent donc lutter contre cette mauvaise image qui les dessert. 

Iels se réunissent régulièrement © Eline Hoedenaeken

Le paradis qu’est Clabecq, en apparence, reste donc menacé. La situation des pénichard.e.s ne dépend pas d’elles.eux. Iels sont conscient.e.s des risques, et ne cherchent pas les problèmes. C’est un bel endroit, calme, où la communauté se retrouve pour passer de bons moments autour d’un verre ou d’un barbecue. Leur credo : « Ça durera tant que ça durera… »