« Night-shops » : histoires de nuit et d’ailleurs

Malo Lazé, Thomas Potier, Mariam Essaouiri

« Night-shops » : histoires de nuit et d’ailleurs

« Night-shops » : histoires de nuit et d’ailleurs

Malo Lazé, Thomas Potier, Mariam Essaouiri
Photos : Mariam Essaouiri, Thomas Potier
4 mai 2025

Les « night-shops » sont présents dans tous les quartiers bruxellois. Derrière la caisse, se cachent souvent des destins d’exilés. Ces derniers doivent faire face, en plus, aux difficultés liées au travail de nuit. Immersion et rencontres.

Au-dessus des rayons, la lumière pâle du néon brille sur des dizaines de paquets de chips serrés les uns contre les autres. L’étagère est proche de l’explosion sous la surveillance de Sam qui trône derrière sa caisse. Impassible, il attend les clients, cigarette électronique à la bouche. Depuis l’extérieur de ce night-shop rue Lesbroussart à Ixelles, les murs ornés de décorations chinoises attirent l’œil, tranchant avec l’habituel décor épuré de ces petites épiceries nocturnes. “C’est parce que la copine de mon frère est chinoise, alors forcément, on baigne aussi dans cette culture” relève Sam, copropriétaire et gérant des lieux depuis 15 ans. Il sait pourtant que ce n’est pas pour cette raison que les gens entrent dans son magasin. 

Un phare dans la nuit

Entre deux clients, Sam prépare ses colis © Mariam Essaouiri

C’est souvent aux alentours de 23 heures que les clients les plus jeunes affluent, rodant d’abord autour des congélateurs de glaces, avec l’objectif de finir leur course près des frigos à bières qui essuient bien souvent les traces de buée des plus alléchés. En face, les incontournables soupes de nouilles reposent sur une planche de bois répondant à une organisation méthodique. Sur chaque rangée est disposée les produits d’une couleur seulement, jaune et noir se chevauchant. Quand Sam range les produits en rayon, il sait parfaitement où tout se trouve dans l’enseigne. “Franchement, la gamme des produits choisis n’a pas trop changé par rapport à l’époque où mon père Chabir a ouvert le magasin en 1991. C’est mon frère et moi qui faisons le réapprovisionnement directement dans les gros magasins, type Colruyt, Lidl et Aldi”. Viens ensuite, l’opération de l’étiquetage : donner un nouveau prix aux produits. “Pour ce faire un minimum de profit, il faut que le produit soit revendu minimum 65 % plus cher que le prix auquel on l’achète”, révèle Sam, qui est loin d’imposer les marges les plus importantes des épiceries nocturnes bruxelloises. A Ixelles, nos observations montrent qu’un même petit paquet de 8 biscuits varie par exemple de 2,25 à 3,5 euros selon les endroits. La frénésie des prix et la différence par rapport aux enseignes classiques sont pourtant loin d’éloigner les clients. Autour de Flagey, Sam est loin d’être seul à tenir ces petites enseignes, qui font un peu office de phare dans la nuit.

Entre 1997 et 2017, les magasins de nuit ont plus que doublé dans les rues de la capitale. « Il y a plus de 2 000 propriétaires de night-shop en Belgique, donc un petit peu plus de magasins que cela, certaines personnes en possédant plusieurs », nous confirme le président de la Fédération des night-shops, Gurmeet Singh. Entre les murs de ces petits espaces de vie nocturne, la vie personnelle se retrouve parfois sacrifiée au profit du travail. Ils ne sont pas conducteurs de tram, ni barman ou agents d’entretien mais ont tout de même appris à organiser leurs habitudes dans l’ombre de la journée. “Quand je rentre le soir, j’ai du mal à m’endormir tout de suite, parce que j’ai envie de me poser après une journée de travail. Par contre, je vous avoue que le matin c’est dur de se lever”, ajoute Sam en souriant, encore au pic de son énergie nocturne. Puis son sourire se dissipe : “Avec ma copine, on se croise, on se rate beaucoup aussi.”

Choc des cultures, entre la Chine et l’Inde © Mariam Essaouiri et Thomas Potier

Un peu plus loin, Ali, exilé afghan arrivé en Belgique en 2015, est propriétaire d’un magasin tout près de Fernand Cocq. Un lundi comme celui-ci, il ferme à 1 heure du matin. “Moi ça ne m’embête pas trop parce que j’habite seul, j’aime bien dormir la journée et puis c’est à nouveau l’heure d’ouvrir à 17 heures, et je referme encore à 1 heure…”

Ainsi va la vie d’Ali, pour qui les jours de la semaine se ressemblent parfois beaucoup, mardi excepté. Le jour de fermeture, j’en profite pour faire des courses, du ravitaillement. Pour l’alcool, je vais souvent chez des grossistes, car c’est moins cher évidemment.” Et chaque mercredi après-midi, il vient regagner sa place derrière son comptoir en bois blanc au milieu d’une ribambelle de bouteilles alcoolisées. J’en passe du temps ici. Même si un collègue m’aide, je travaille environ 8 heures par jour donc sur une semaine je travaille environ 50 heures. Et à la fin du mois, ça dépend. Je gagne entre 1.400 et 2.000 euros.

Petite faim nocturne

Quelques kilomètres plus loin, à Forest, la petite clochette d’entrée du magasin de Komboh sonne continuellement depuis 23h30. Mickaël rentre en pyjama dans le night-shop. Salut Komboh tu vas bien ?! Mickaël est un de ces habitués que l’on reconnaît à l’aisance avec laquelle il pousse la porte d’entrée. “Vous n’allez pas me prendre en photo dans cette tenue quand même ?” nous sourit-il, tablette de chocolat et bouteille d’eau à la main. “A cette heure là, ce qu’on vient chercher c’est ce qui manque, ce qui nous fait plaisir avant de dormir.

 

 

Dans le night-shop de Komboh, nombreux sont celles et ceux qui viennent compléter le dîner avec un ou deux petits samoussas triangulaires, amuse-bouches typiques de la communauté pakistanaise, entreposés dans un petit panier.

A Flagey, Sam et son frère proposent des soupes de nouilles maison, la carte étant improvisée sur une feuille A4 scotchée au comptoir. En effet, le night-shop n’est pas qu’un simple entrepôt où les briquets cohabitent avec les shampoings et où les sodas jouxtent les quotidiens nationaux. C’est un petit espace multi-services où chacun ajoute sa plus-value. Certains, comme Sam, proposent aussi l’option point-relais. “Ça rajoute un plus non-négligeable, je gagne 50 centimes par colis, et l’on en dépose à peu près une cinquantaine par jour en moyenne”. Comme l’atteste, sous le coup de minuit, un tas figé de cartons jonchant le sol en attente d’être pris en charge le lendemain.

Malgré les nombreuses prestations que proposent les night-shops, il n’y a pas foule tout le temps. En pleine nuit, le temps est parfois long.

L’ennui fait partie du travail, quand personne ne vient, je scrolle sur mon téléphone et les réseaux sociaux. Le week-end, c’est beaucoup plus fréquenté.”

Dès le jeudi soir, c’est souvent l’alcool que viennent chercher les visiteurs du soir, ce qui augmente parfois le risque de faire face à des personnes en situation d’ébriété. “Maintenant, c’est vrai que papa a filtré la clientèle et je n’ai plus trop à faire à ce type de profil, on est loin du centre et des bagarres”, se réjouit Sam.

Chaque nuit est une ambiance différente et ce lundi soir est loin de ressembler à une soirée tardive en plein milieu du week-end. A minuit et demi, Elise (nom d’emprunt) vient chercher son paquet de cigarettes “Désolé j’ai plus de Camel ! », lui lance Sam qui connaît les marques préférées des habitués. « C’est pas grave ! » lui répond Elise, qui voulait venir prendre un petit paquet avant d’aller dormir. Connaitre les marques de ses clients, ça fait partie des petits défis que Sami s’est lancés.

 

Histoires d'exils

Ali, 25 ans, est arrivé il y a dix ans en Belgique. © Thomas Pottier.

Quand on rentre chez Ali, dont le magasin se situe entre Flagey et le quartier Fernand Cocq, il y a des chances pour rencontrer ses amis afghans. Ce soir, son voisin vient lui tenir un peu compagnie avant de nous accorder quelques minutes. Ils discutent en Pachtoune, langue parlée par des millions de Pakistanais et d’Afghans.

J’ai fui la guerre et l’Afghanistan il y a dix ans. Là bas, il y a encore maman et mon frère, à Jalalabad”.

Plus de 27.000 Afghans étaient installés en Belgique en 2021. En 2022, plus de 5.000 d’entre eux ont introduit une demande d’asile après la prise de Kaboul et le retour des Talibans.

A Bruxelles, la majorité des propriétaires de night-shops sont originaires du sous-continent indien. C’est le cas de Delvy qui travaille au cimetière d’Ixelles. En Inde, il était fermier. Pas de photo s’il vous plaît haha, plaisante-il en anglais ne maîtrisant pas le français.

Ce qui explique en partie pourquoi la majorité des gérants sont pakistanais, indiens, bangladais ou afghans. Dans leur étude, Sara Cosemans et Idesbald Goddeeris évoquent la difficulté qu’ont ces communautés à s’insérer dans l’économie de services, en raison de leur faible niveau de français et de néerlandais. Il n’est pas nécessaire de bien maîtriser le français pour tenir un night-shop. Un avantage. “Je suis en train d’apprendre le néerlandais, car je trouve que le français est trop compliqué. Peut-être pourrais-je être en capacité de travailler en Flandre ou aux Pays-Bas après ?”, espère Delvy. 

 

 

Les personnes du sous-continent indien ont commencé à émigrer vers la Belgique à partir des années 1980, notamment lorsque les tensions entre la communauté religieuse Sikh et le gouvernement indien se sont exacerbées dans le nord-ouest du pays, à la frontière avec le Pakistan. Certains de ces immigrés ont ouvert leur premier night-shop. Les suivants ont continué dans cette voie.

Dans son night-shop de Forest, Komboh confirme et nous expliqie qu’il est pourtant impossible de trouver ce genre d’établissement au Pakistan, son pays natal : “Moi j’ai juste fui la misère et j’ai rejoint une partie de ma famille qui était déjà ici”. Il nous explique qu’une fois le business lancé ici par quelques-uns, les membres de sa communauté ont suivi le mouvement.

« Bien sûr qu’au Pakistan les night-shops n’existent pas. D’ailleurs, je ne pourrais y pas vendre de l’alcool. C’est pour ça aussi qu’il est compliqué pour nous de tenir ce genre de magasins, d’un point de vue religieux. Même si en tant que musulmans on ne boit pas, nous sommes bien obligés d’en vendre ici. Surtout, que c’est un chiffre d’affaires important, la nuit rime surtout avec consommation d’alcool. » 

© Mariam Essaouiri  

Juste à côté de chez Ali à Fernand Cocq, le gérant qui préfère rester anonyme est originaire du Bangladesh mais se fait tout de même régulièrement appelé « Paki ». « Je ne m’attarde pas sur cela, on a des soucis et des problèmes plus importants que ça. » Le magazine Vice a révélé l’historique péjoratif du mot. Les « Pakis » désignent à l’origine les « Pakis-bashings », des gangs d’extrême droite apparus à partir des années 1960 en Angleterre, avec pour sombre intention de tabasser des personnes sud-asiatiques.

A Saint-Josse, tout près du Parlement européen, Mr Arun (nom d’emprunt) confie parfois ressentir du mépris venant des personnes issues d’un milieu aisé. « Les gens ne se rendent pas compte que je parle cinq langues ! On me parle de manière condescendante en français, avec des mots simples comme si je ne comprenais pas. » Mr Arun a grandi en Belgique : il parle anglais, portugais, espagnol en plus de l’hindi, sa langue maternelle.

 

Petites astuces et grands défis

Pendant deux ans, Mr Arun a étudié l'économie avant d'ouvrir son night-shop. © Essaouiri Mariam

En superficie, Saint-Josse est la plus petite commune du pays et face à la multitude de night-shops présents, Mr. Arun a justement décidé de se démarquer des autres supérettes. C’est pourquoi il a décidé de vendre des produits qu’on ne trouve généralement pas dans les magasins de nuit comme des fruits et légumes frais ainsi qu’un rayon utilitaire afin de dépanner des clients qui auraient soudainement besoin d’une paire de ciseaux ou d’un rouleau de scotch. 

 

Chez M. Arun, les fruits et légumes sont en vente jusqu’à 4 heures du matin. © Mariam Essaouiri

 

M. Singh est le propriétaire d’un petit magasin de nuit sur le rond-point Vanderkindere (Uccle). Il dénonce la concurrence « déloyale » des grandes surfaces de plus en plus implantées dans le quartier. « Aujourd’hui, toutes ces grandes surfaces fonctionnent avec plein de réductions, des 1 + 1 gratuit sur tous les produits. Pour nous, c’est impossible de suivre. On se fournit la plupart du temps chez des grossistes et pas dans des centrales comme les grandes enseignes. Donc c’est impossible de faire des réductions », nous explique-t-il en pointant du doigt l’Intermarché présent juste en face de son échoppe.

Dans sa commune, M. Singh explique que la plupart des magasins de nuit ferment à minuit faute de clients. Ils sont pourtant normalement autorisés à ouvrir jusqu’à 7 heures du matin. En Belgique, la loi donne la possibilité aux communes d’adopter des règlements afin de changer les possibilités d’heures d’ouverture des magasins de nuit et de réguler leur implantation en soumettant leur ouverture à une autorisation préalable.

La loi du 5 décembre 2023 modifiant la loi du 10 novembre 2006 règle les questions relatives notamment aux heures d’ouverture dans le commerce. Cette loi donne une définition de ce que doit être un « magasin de nuit ». Celui-ci doit notamment ne pas dépasser une surface nette commerciale de 150 m2 et inscrire de façon permanente et apparente la mention « Magasin de nuit ».  Dans son article 6, la loi indique que les magasins de nuit ne peuvent pas ouvrir avant 18h et après 7 heures sauf si un règlement communal en décide autrement.

La localisation du magasin de nuit peut avoir une grande incidence sur les contraintes auxquelles les commerçants doivent faire face. A Forest, les magasins de nuit comme celui de Komboh doivent payer une taxe d’ouverture de 13.750€ et la taxe annuelle pour l’année 2025 est de 1 933€. A Ixelles par exemple, le règlement communal relatif aux magasins de nuit ne fait mention d’aucune taxe, ni annuelle ni d’ouverture.

A Saint-Josse, Mohammad, employé d’un night-shop sur la place communale, explique qu’il doit faire face à beaucoup de violences. « Ici, toutes les nuits, des gens viennent voler ou alors sont sous l’emprise de l’alcool ou d’autres drogues et adoptent un comportement violent. En quelques mois, le magasin a été victime plusieurs fois de vandalisme. Ils cassent les vitres, insultent, parfois nous agressent physiquement », nous explique-t-il avant d’affirmer que le magasin va fermer à la fin de l’année à cause de la violence et du manque de rentabilité de la supérette.

 

La concurrence est rude pour les night-shops © Mariam Essaouiri 

 

Les gérants de night-shop résistent à ce qu’ils estiment parfois être des bâtons dans les roues. Surtout au niveau administratif. “Le gouvernement nous marche sur les pieds !”, crie au téléphone Mr Gurmeet Singh, président de la Fédération des night-shops. “Vous n’imaginez pas combien de fois j’ai écrit au Premier ministre, dites-leur ! Vous qui êtes journalistes !”, s’exclame-t-il, lui qui voit aussi dans son entourage des collègues qui réfléchissent à fermer.