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Béguinage : « Je préfère mourir ici que vivre encore sans-papiers »

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Béguinage : « Je préfère mourir ici que vivre encore sans-papiers »

Béguinage : « Je préfère mourir ici que vivre encore sans-papiers »

Publié le 28-03-2021 par , et

Depuis fin janvier, une centaine de travailleurs sans-papiers occupe l’église du Béguinage, à Bruxelles. Une action coup de poing pour demander leur régularisation. Reportage.

Ce 16 mars, la pluie a décidé de faire son grand retour à Bruxelles. Les pavés qui mènent à la place Sainte-Catherine sont humides, glissants. Devant le parvis de l’église Saint-Jean-Baptiste-au-Béguinage, quelques badauds fument leur cigarette. Loin du brouhaha du centre-ville bruxellois, la fumée se laisse avaler par la pluie. Il se passe quelque chose derrière les portes de cette église, habillées du slogan «Liberté, égalité, dignité».

Dans le hall d’entrée, des guirlandes et affiches donnent le ton aux curieux qui s’aventurent ici. «Elle est où la démocratie ?», «Femmes en lutte pour la régularisation», «10 ans en Belgique». Une petite table, un grand registre et deux hommes qui contrôlent l’identité des visiteurs. «La police autorise 120 personnes à l’intérieur. Certaines rentrent chez elles pour prendre une douche, se changer. On contrôle toujours qui rentre et qui sort», explique Mehdi, sans-papiers et médiateur de l’occupation. Plus qu’une porte à passer avant d’entrer dans un autre monde. Celui habité par les travailleurs sans-papiers depuis près d’un mois et demi.

 

Des affiches et slogans donnent le ton dans le hall d’entrée. / © Zoé Lampe

Les portes franchies, le calme règne dans l’église. En face de l’entrée, c’est le coin bar et repas. Tout est organisé au carré, à l’église du Béguinage. L’aile droite accueille les femmes. Le chœur et l’aile gauche sont réservés aux hommes. Devant l’autel, un coin prière est proposé autant aux catholiques qu’aux musulmans. Et, partout sur le sol, on trouve des matelas, des tentes et des couvertures. Ce qu’il manque, ce sont les douches, mais surtout les toilettes. Au début, celles de l’église étaient accessibles. Mais très vite, avec 120 personnes, elles ont dû être condamnées. Il y a bien des toilettes de chantier à l’extérieur, mais elles aussi sont bouchées. Tout comme les toilettes publiques de la place Saint-Catherine. Bars et restaurants étant fermés, pas d’autre choix pour les sans-papiers, et surtout les femmes, que de prendre sur eux. «C’est vraiment difficile sans toilettes, confie Fatima, une sans-papiers de 28 ans. Et il fait très froid, ici, la nuit». Les hauts murs de l’église protègent du vent, mais le froid fait partie du quotidien.

Il est 9h45. Des hommes s’affairent déjà dans l’espace bar, pain et couteaux à la main. Pour les premiers levés, c’est l’heure du petit-déjeuner. Au menu, café chaud et tartines à la confiture. Pour les autres, la nuit n’est pas encore terminée. C’est comme ça que ça se passe. Pas question de faire du bruit tant que certains dorment encore. C’est une question de respect. De savoir-vivre. Une règle que ces hommes, femmes et enfants respectent depuis plus d’un mois. 

Au menu du petit-déjeuner, café chaud et tartines à la confiture. / © Zoé Lampe

Le 30 janvier, à midi, vingt travailleurs sans-papiers sont venus s’installer dans l’église. «Parmi eux, il y avait treize femmes, précise Tarik, sans-papiers et médiateur qui les avait rejoints en fin de journée, une fois le travail terminé. On n’avait pas de matelas, pas de couvertures. On a fait appel à des ASBL et des soutiens. Ils nous ont apporté tout ce qu’il nous fallait.»

Un mois et demi plus tard, ils sont cent vingt à vivre ici. Ils viennent du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, d’Égypte, du Pakistan, du Népal, ou encore de Mauritanie. Ce sont des hommes, des femmes, des enfants. Des jeunes, des personnes âgées. Ils ne se connaissaient pas, mais ont dû apprendre à vivre en communauté. Et pour ça, il a fallu s’organiser. D’abord, en créant l’Union des sans-papiers pour la Régularisation (USPR). «Avant, il y avait plusieurs collectifs de sans-papiers et les gens se demandaient pourquoi tout le monde travaillait de son côté. On a tous le même but : être régularisés pour pouvoir aller travailler dignement et se déclarer comme tout citoyen belge, explique Tarik. On a décidé de mettre en place un plan d’action uni et on a réuni sept collectifs

Une fois l’église remplie, les travailleurs sans-papiers se sont partagé les tâches. Une équipe dédiée au ménage, une autre aux courses, une dernière à la sécurité. « Il y a même quelqu’un qui donne des cours de néerlandais », ajoute Tarik. Pour les repas, des associations viennent apporter à manger. Mais les sans-papiers se cotisent aussi entre eux pour acheter ce qu’il manque ou préparer directement des repas chez eux. « On n’est pas des sans-abri. On a tous un appartement. On n’est pas là pour avoir un toit. C’est une occupation politique pour revendiquer la dignité, notre dignité. »

«On se bat pour tout le monde, pour que personne ne soit oublié», ajoute Lahucine. C’est tout le combat de la coordination des sans-papiers qui, en plus de l’église, occupe l’ULB, la VUB et le Théâtre National Wallonie-Bruxelles. L’USPR est en train de travailler à une proposition de loi d’initiative citoyenne. Ce sera la toute première initiative portée par des personnes en séjour irrégulier. L’objectif : réformer la loi du 15 décembre 1980 qui porte sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers. Trop flous et plus adaptés à la réalité, selon eux, ils veulent revoir les critères de cette loi, vieille de plus de 40 ans. 

Les sans-papiers décorent l’église avec leurs revendications politiques. / © Zoé Lampe

«Donner de la transparence, c’est bien. Mais instaurer des critères, ça ne l’est pas. Aujourd’hui, on a des critères transparents pour les demandes d’asile. On s’est mis d’accord au niveau européen et international et on sait qui a droit à l’asile et qui n’y a pas droit. La procédure de régularisation est une procédure discrétionnaire et exceptionnelle. Si on met des critères plus précis, par exemple, régulariser quelqu’un qui est ici depuis 20 ans, qu’est-ce que quelqu’un qui est ici depuis 18 ans va faire ? Il ne va pas se dire ‘ah mince, c’est 20 ans et pas 18 donc je retourne chez moi’. Il va attendre pendant deux ans, jusqu’à ce que ce soit son tour, souligne secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, Sammy Mahdi (CD&V). Si ça arrive, qu’est-ce que je répondrais à ces 100.000 personnes qui, depuis 2009, sont retournées dans leur pays parce qu’elles ont respecté les règles ? Je le rappelle, si on introduit une demande et que la réponse est négative, on doit la respecter et retourner dans son pays. Si ces règles-là ne sont pas suivies, on met en danger cette solidarité déjà si fragile. On doit respecter toutes ces personnes qui sont dans un réel besoin de protection internationale. Ces personnes pour qui c’est parfois une question de vie ou de mort.»

 

Du point de vue légal, le terme «sans-papiers» désigne un étranger en situation irrégulière sur le territoire d’un État. Cela peut être une personne arrivée sans titre de séjour valable ou dont le titre de séjour a expiré et n’a pas pu être renouvelé. Les personnes en situation irrégulière disposent d’un minimum de droits garantis par le droit belge et international. Parmi eux : le droit pour les enfants mineurs d’âge d’aller à l’école, l’accès à l’aide médicale d’urgence, la garantie de droits minimums au travail, même si celui-ci est clandestin, le droit d’introduire une demande de régularisation, ou l’aide au retour volontaire.
Kamal : « C’est comme si on était invisibles »
Dans l'église, tout le monde s'est aménagé son petit coin pour dormir. / © Zoé Lampe

Parmi les hommes déjà levés, il y a Rachid. Il est l’un des premiers à aller chercher son café ce matin. Père de deux enfants, cela fait deux ans qu’il a quitté le Maroc pour venir en Belgique. Opticien de formation, Rachid continue d’espérer. Il veut trouver du travail ici. Dans la poche de sa veste, le père de famille sort une pochette en plastique. À l’intérieur, les papiers d’une vie : son diplôme marocain d’opticien et une attestation de travail. Mais ici, ce n’est pas suffisant. Presque sans valeur. Sans carte d’identité, tout espoir de trouver du travail s’effondre.

Des profils comme Rachid, il y en a pleins à l’église du Béguinage. C’est aussi le cas de Kamal. En 1989, il obtient un diplôme de mécanicien au Maroc. En Belgique, où il est arrivé il y a 10 ans, le quadragénaire est devenu conducteur de poids lourds. Mais la réalité l’a vite rattrapé. Sans papiers, impossible de trouver un travail régulier. Entre ses mains, Kamal tient lui aussi, fermement, sa pochette plastique. À l’intérieur, ses demandes de régularisation. La première date de 2009. Après plus de 10 ans, cette demande est toujours en attente. En 2014, il en refait une. Cette fois refusée. Pour Kamal, la situation dure depuis trop longtemps : «Ça fait un an que je ne travaille pas à cause du Covid. Alors avec quel argent je vais payer des frais d’avocats pour avoir mes papiers ? Ma femme et mes deux filles n’ont pas de papiers non plus. C’est comme si on était invisibles.»

Banderoles et affiches permettent de faire connaître le mouvement. / © Zoé Lampe

 

Sammy Mahdi, reconnaît qu’on parle trop souvent d’asile et pas assez d’immigration. «A mon avis, dans l’immigration, on n’a jamais adopté une politique réfléchie. Il faut mettre en place une politique d’immigration qui a de bons leviers légaux. Faire en sorte de faire venir des personnes qui ont fait des études supérieures, qui travaillent dans des secteurs où on a réellement besoin de main-d’œuvre. Ce sont ces gens-là qu’on doit rechercher. Aujourd’hui, ne pas avoir une politique d’immigration réfléchie fait que d’autres personnes sont sur le sol belge mais ne répondent pas à ce besoin qu’on a sur le marché de l’emploi, argumente le secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, avant de poursuivre. On doit aussi travailler à une politique pour les étudiants avec certains pays d’origine de ces sans-papiers. Par exemple, mettre en place des échanges avec leurs universités. Très souvent, les personnes qui sont qualifiées dans leur pays d’origine viennent chez nous mais leurs diplômes n’ont pas les mêmes standards qu’en Belgique. Cela leur permettra de finir leurs études, travailler ici pendant deux-trois ans et retourner dans leurs pays pour le renforcer. On parle souvent de ‘brain drain’ (fuite des cerveaux, NdlR). Donc permettre à ces personnes de venir étudier chez nous, travailler chez nous et retourner dans leur pays avec cette expérience acquise, c’est bien pour tout le monde.»

Ahmed. Ismaïl. Khamis. Abdelrezak. Ben Youssef. Mohammed. Aymen. Massaoud. Tous sont ici depuis le 30 janvier 2021. Mais aucun ne compte lever le camp. Être ici, à l’église du Béguinage, c’est montrer qu’ils se battent, qu’ils veulent se faire entendre. Montrer qu’ils ont la rage de vivre. Ici, chacun a son histoire. Et cette église, c’est un point de rencontre à la croisée de leurs chemins. Un arrêt pour faire entendre leur voix. Crier haut et fort, revendiquer. Revendiquer la liberté. La dignité. 

Hassan a vécu la plupart de sa vie en Belgique. Il se sent belge de cœur. Il ne lui manque d’une seule chose : les papiers. Si Hassan dit avoir tout perdu, il lui reste néanmoins l’espoir de retrouver une dignité.

Souad : « Dès que je vois des policiers, j’ai peur qu’ils m’arrêtent »
Dans l'aile droite, des rideaux donnent un semblant d'intimité aux femmes. / © Zoé Lampe

A 13 heures, une maman et sa fille viennent apporter le repas du midi.

Les hommes sont les premiers à récupérer leur déjeuner. En attendant leur tour, derrière le rideau qui leur donne un semblant d’intimité, les femmes se réchauffent comme elles peuvent sous leurs couvertures, une boisson chaude à la main. Mais certaines d’entre elles devront attendre encore un peu pour manger. Chaâbane a commencé. Le huitième mois du calendrier musulman permet de se préparer au mois sacré du Ramadan. Jeûne et adoration sont au rendez-vous ici. Cinq fois par jour, devant l’autel, les hommes qui le souhaitent font la prière. Tout un symbole. «Le père Daniel est très content que l’on pratique notre religion ici. Des fois, des chrétiens veulent prier aussi. On leur installe des chaises devant l’autel, souligne Mehdi. Mais on a quand même couvert le bénitier par respect pour l’église. Dans l’islam, on respecte les autres religions.»

 

Père Daniel, médiateur de l’action du Béguinage

Le père Daniel a ouvert les portes de son église aux sans-papiers. / © Christophe Querelle

L’église du Béguinage a une longue histoire derrière elle. Datant du XIIIe siècle, elle est d’abord détruite puis reconstruite en 1657. L’église est ensuite devenue une paroisse. Plus récemment, cette maison de Dieu a modifié son «secteur d’activités». Depuis que le prêtre Daniel en est à la tête, l’institution s’est réinventée. «Les 30 dernières années, on a vu une ouverture pour le social de cette église. C’est encore une église catholique mais ce n’est plus une paroisse comme les autres.» Depuis sa pension, le prêtre Daniel a même renommé l’église Saint-Jean-Baptiste sous l’appellation House of compassion. Cet établissement s’engage pour la solidarité et la justice, notamment des sans-papiers.

Cette volonté d’aider son prochain ne date pas d’hier. Pour le prêtre Daniel, elle a toujours existé. «Cela fait 35 ans que je suis prêtre au Béguinage, 30 ans que je vis avec des sans-abris et 20 ans avec des sans-papiers. Il y a des marginalisés à chaque époque. Les sans-papiers sont devenus les nouveaux esclaves de la société.» Il a donc décidé d’ouvrir les portes de son église pour défendre cette cause une nouvelle fois. Car le prêtre n’en est pas à son premier coup d’essai : l’établissement accueillait déjà des sans-papiers en 1998. Il y a aussi eu d’autres actions avant les demandes de régularisation de 2009. Au total, plus de six ans d’occupation. 

Et si l’église est toujours sacralisée, elle est désormais plus reconnue pour sa lutte contre les inégalités que pour ses activités religieuses. Chaque samedi, une veillée est organisée sur un thème au choix : la paix, l’égalité, la lutte migratoire ou contre le racisme. Le Béguinage se veut engagé. L’important est de soutenir les plus défavorisés : «Le catholicisme, ça veut dire qu’on est ouvert à tout le monde. À toutes les religions. C’est un endroit où l’on peut revendiquer ses droits de façon collective. On se bat pour un travail digne pour les sans-papiers. Ce sont des êtres humains qui méritent leurs droits fondamentaux.» 

L’action a-t-elle des chances de réussir ? Selon le prêtre Daniel, tout est une question de demandes. «Il y a plusieurs façons de revendiquer ses droits. On peut demander un basculement du système ou on peut y aller petit à petit.» Il craint qu’une régularisation collective n’ait pas lieu dans les prochaines années, mais il reste un espoir pour de légers assouplissements. Il faut veiller à ne pas trop demander d’un coup, au risque de ne rien obtenir. «On doit entretenir un dialogue avec les politiques, mais il ne faut pas se faire d’illusion. Il faut y aller pas à pas. Et rester réalistes.» La clé pour faire perdurer l’action dans le temps : l’organisation et le dialogue entre les occupants. Alors, tous les jours ou presque, Père Daniel se rend sur place pour discuter, écouter les témoignages. Chacun doit sentir qu’il progresse intérieurement. L’important est d’avoir l’impression d’avancer, sinon la situation devient très vite invivable. «Quelque chose qui ne bouge pas, c’est comme de l’eau : ça pourrit à un moment. Le dialogue est très important. Si on ne parle pas, il y a des conflits. Et une fois qu’il y a des conflits, la priorité n’est plus sur la cause qu’on défend. La communication interne et externe est très importante pour espérer déboucher sur un changement.»

Dans l’église, on fait la prière cinq fois par jour. / © Eas Dobbelaere

 

Chez les femmes, plusieurs petits coins ont été installés pour prier. L’un d’eux est juste en face d’un tableau format XXL représentant la Crucifixion. «Je fais ma prière et je suis à vous », lance d’ailleurs Faouzia pendant qu’elle se couvre. Cette travailleuse sans-papiers de 46 ans a quitté le Maroc pour la Belgique il y a 19 ans, dix-neuf longues années à enchaîner les petits boulots de jour comme de nuit. «On ne vient pas voler le travail des gens, on fait simplement ce qu’ils ne veulent pas faire. Je comprends que quelqu’un qui a un diplôme d’ingénieur ne veuille pas faire de ménage. Moi, j’accepte de travailler dans tout, tout le temps. Je n’ai pas le choix», admet-elle.

Le travail se fait toujours au noir. Sans papiers, impossible d’obtenir un contrat de travail en bonne et due forme. Sans contrat de travail en bonne et due forme, impossible d’obtenir les papiers. «J’ai vécu la régularisation massive de 2009. Mais je n’avais pas la preuve que je travaillais. A l’époque, quand j’ai demandé un contrat à mon employeur, il m’a dit que j’étais folle, qu’il ne pouvait pas donner de contrat à quelqu’un qui n’avait pas de papiers. Mais je connais beaucoup de gens à qui les patrons ont demandé de l’argent contre un contrat. Ça leur a coûté 5.000 à 15.000 euros. Moi, je n’ai pas cet argent.»

Ce que j’aime, en Belgique, c’est la liberté que les femmes ont

Plusieurs fois, on a suggéré à Faouzia de se marier. Faire un mariage blanc pour obtenir cette régularisation attendue depuis des années. Mais Faouzia n’en veut pas. «Ce que j’aime, en Belgique, c’est la liberté que les femmes ont. Je peux choisir de me marier ou pas. Au Maroc, tu n’as pas toujours le choix. Même s’il a 20 ans de plus que toi. Ici, tu peux choisir ce que tu veux, avoue-t-elle. Je ne veux pas me marier avec n’importe qui. Je veux me marier comme toutes les femmes, par amour. Parce que j’en ai envie

À côté de l’entrée, installée sur son matelas, Lakbira, 33 ans. La jeune femme a vécu la réalité de ce type de mariage : la peur, le chantage. Avant de venir à Bruxelles et dans cette église qu’elle occupe depuis le début, elle était mariée avec un homme et habitait à Charleroi. «Il me faisait du chantage et buvait beaucoup. A chaque fois qu’il voulait que je fasse quelque chose, il me disait ‘tu fais ça sinon je vais appeler la police’». Après six mois passés avec lui, Lakbira est partie.

 

Habiba, Naïma et Souad sont devenues comme des sœurs. / © Zoé Lampe

 

Dans le coin opposé, une table est entourée de matelas. Trois femmes discutent, le sourire aux lèvres. Trois destins croisés. Ceux de Habiba, Naïma et Souad. Elles ont toutes les trois quitté le Maroc en espérant un avenir meilleur en Belgique. Mais pour toutes, la réalité est bien loin de celle espérée. Arrivée en Belgique en 2011 pour rejoindre sa fille, Habiba (51 ans) espère obtenir les papiers belges. Dix ans plus tard, elle attend toujours. Mais cette fois, Habiba attend ici. C’est là qu’elle a rencontré Naïma.

Naïma a quitté son pays seule, il y a 5 ans déjà. Arrivée en Belgique, elle a trouvé un travail dans une boulangerie. Mais il n’y a que du travail au noir pour ces femmes sans-papiers. Et bien trop souvent, l’exploitation. «Mon patron ne me payait pas. Un jour, j’ai osé demander qu’il me donne mon argent. Il a appelé la police et ils sont venus dans la boulangerie. Devant tout le monde, ils m’ont menottée comme si j’étais une voleuse. Mais je demandais juste à être payée», explique Naïma. À côté d’elle, Souad écoute son récit, les yeux humides. Pour ces femmes, chaque histoire de l’une fait écho à celle de l’autre.

Souad a 47 ans. En 2009, elle quitte le Maroc pour venir en Belgique. Son espoir ? Obtenir les papiers belges et la liberté. Mais finalement, elle ne trouvera rien de tout ça. Enchaînant les petits boulots depuis plus de 12 ans, la vie est devenue pénible : « Dès que je sors dans la rue, j’ai peur. Vous savez, j’ai mon abonnement pour les transports, pour le bus. Je paye pour ça. Mais dès que je vois des policiers, je crans qu’ils m’arrêtent. Je ne sais plus vivre normalement. J’ai tout le temps peur ». Souad a une fille. Mais elle est restée au Maroc. Cela fait 12 ans qu’elles ne se sont pas vues. Il y a peu, elle a appris qu’elle était devenue grand-mère. Une heureuse nouvelle qui, bien vite, lui a brisé le cœur, la ramenant à la réalité.

La peur. Le déchirement. Le manque des proches. Des sentiments devenus permanents pour toutes celles qui espéraient trouver en Belgique un Eldorado. Mais derrière ces visages marqués par la vie se cachent surtout des femmes fortes. Arrivées ici en même temps, Souad, Habiba et Naïma sont devenues amies, confidentes. Elles sont devenues une famille.  « Leur famille ». C’est comme ça que ces femmes tiennent le coup depuis un mois et demi. «Malgré notre vague à l’âme, on est devenues très proches. À trois, on dort, on parle, on rigole, on pleure. Parfois on se dispute même, mais ça ne change rien. On est liées pour la vie», confie Souad, un léger sourire aux lèvres. 

 

Plusieurs initiatives soutiennent les sans-papiers à Bruxelles. C’est le cas du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) qui accompagne les travailleurs sans-papiers. Depuis les premiers jours de l’occupation du Béguinage, le MOC lance régulièrement des comités de soutien et des assemblées générales devant l’église. L’objectif : essayer d’accompagner les militants au niveau institutionnel sans pour autant prendre les décisions à leur place. D’après Piétro Tosi, animateur au sein du mouvement, il y a de plus en plus de collectifs qui travaillent avec les sans-papiers. «Notre tâche, c’est d’unifier tous ces collectifs. Parce que sans un mouvement d’unité des sans-papiers, aucune victoire ne pourra être mise en place.»

 

Mehdi : « Dans mon pays d’origine, je serais un étranger »
La plupart des occupants sont venus seuls, mais ils doivent partager leur quotidien avec 120 personnes. / © Zoé Lampe

Faouzia. Souad. Habiba. Naïma. Ahmed. Ismaïl. Tous sont en Belgique depuis 5, 10 voire 20 ans. Mehdi était encore mineur quand il a rejoint Bruxelles. C’était en 2011, il avait 17 ans. «J’ai deux sœurs, ici, qui sont régularisées depuis 2004. Je les ai rejointes pour un regroupement familial mais ça a été refusé. J’ai quand même décidé de rester avec mes sœurs parce que je n’ai qu’elles. J’habite avec l’une d’entre elles depuis 11 ans. Ce n’est pas facile tous les jours, mais on essaye de tenir le coup

Mehdi enchaîne lui aussi les petits boulots au noir. Il accepte tout ce qu’on lui propose : bâtiment, marchés, vide-maison, restauration, nettoyage, traiteur… «On est exploités, maltraités, mal payés. J’ai travaillé au marché de l’Abattoir pendant deux ans. Mon patron nous faisait travailler de 4 heures du matin jusqu’à 18 heures pour 40 euros. C’était un travail très dur. Il ne m’a pas payé pendant un moment et je n’ai pas eu le droit de porter plainte.»

Les difficultés sont quotidiennes pour les sans-papiers. Mehdi raconte : «Un jour, il faisait beau. Avec mon beau-frère et mes neveux et nièces, on a décidé d’aller dans une piscine à Diest. C’est à plus de 100 km de Bruxelles et il faisait 34 degrés. Quand on est arrivés, on a vu une affiche qui disait qu’il fallait avoir une carte d’identité. On a été obligés de rentrer chez nous parce que je n’en avais pas.» Pas de carte d’identité et pas de carte bancaire. Une difficulté accentuée par la pandémie. «Avec le Covid, la Stib n’accepte plus de cash. J’ai la chance que mes sœurs m’aident, mais ceux qui n’ont pas de famille doivent demander aux gens de le faire pour eux», ajoute-t-il.

Tout le monde a le même but, à l’église du Béguinage : la régularisation. / © Eas Dobbelaere

 

Malgré des dizaines d’années de galère, les sans-papiers sont souvent unanimes : ils ne veulent pas retourner dans leur pays d’origine. «Quand on prend l’eau à la source, on ne peut plus la remettre. C’est pareil pour nous. Je suis arrivé à l’âge de 17 ans, maintenant j’ai 28 ans. J’ai passé la moitié de ma vie ici, presque. C’est ici que j’ai mon attache familiale, mes amis, je n’ai plus de contact avec personne au Maroc. 11 ans, c’est une vie. Dans mon pays d’origine, je serais un étranger.»

Le secrétaire d’Etat Sammy Mahdi, fils d’un réfugié irakien, entend la situation de ces sans-papiers. «Je peux comprendre que quand on vit dans un pays depuis vingt ans, on n’a pas envie de retourner dans son pays d’origine. Ce qu’il faut savoir, même si je ne veux pas être dur, c’est que deux tiers des personnes qui introduisent une demande d’asile reçoivent des réponses négatives. Que ce soit quelqu’un qui vit ici depuis 20 ans ou 1 mois, ils ont tous reçu la même réponse de l’État belge : vous n’avez pas le droit de rester ici. Ces personnes doivent retourner dans leur pays d’origine. Mais la plupart ne le font pas, ou pas de manière volontaire. Alors, ce qui est frustrant pour nous, c’est quand une personne ne tient pas compte de cette réponse négative et qu’elle croit qu’en restant ici assez longtemps, le secrétaire d’Etat ou la Belgique finiront par plier et lui donner l’opportunité de rester. Ce n’est pas juste pour toutes ces personnes qui ont un réel besoin de protection internationale et qui demandent l’asile.»

Une demande de séjour sur le territoire belge doit être effectuée auprès les autorités consulaires, mais dans le cas des sans-papiers, il existe deux dérogations dans la loi du 15/12/1980: en cas de circonstances exceptionnelles (9bis) et de menace pour l’intégrité physique (9ter).

Article 9bis «§ 1er. Lors de circonstances exceptionnelles et à la condition que l’étranger dispose d’un document d’identité, l’autorisation de séjour peut être demandée auprès du bourgmestre de la localité où il séjourne, qui la transmettra au ministre ou à son délégué. Quand le ministre ou son délégué accorde l’autorisation de séjour, celle-ci sera délivrée en Belgique.»

Article 9ter : «§ 1er. L’étranger qui séjourne en Belgique qui démontre son identité conformément au § 2 et qui souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne, peut demander l’autorisation de séjourner dans le Royaume auprès du ministre ou son délégué.»

Nezha : « La souffrance, c’est fini pour nous »
Après un mois et demi, les occupants commencent à s'ennuyer. / © Eas Dobbelaere

Après le repas, on s’occupe comme on peut pour passer l’après-midi. «Ça fait un mois et demi qu’on est ici, donc on s’ennuie un peu parfois», avoue Mehdi, le médiateur. Les sans-papiers jouent à des jeux de sociétés, discutent, fument des cigarettes. Ils ont tous appris à se connaître et sont même «devenus des frères et sœurs». «On est tous là pour une seule cause, la même cause», dit Mehdi. Mais, comme dans une famille, il y a des tensions. Pour ces cent vingt femmes, hommes et enfants, la cohabitation qui dure depuis un mois et demi, devient parfois difficile malgré les règles de vie instaurées. 

Alors que les femmes préparent leur repas pour la soirée, des voix commencent à s’élever près de l’entrée. Deux hommes, deux frères, se disputent pour l’emplacement de leur matelas. Très vite, la situation dégénère. L’intervention d’autres hommes pour les séparer ne plaît pas. Les voix s’échauffent. Ici, on se mêle de ses affaires. Des chaises volent. Le signe que quand c’est trop, c’est trop. Cela va durer quine minutes. La pression et l’anxiété prennent parfois le dessus.

Derrière leurs rideaux, les femmes observent la scène du coin de l’œil. Ce n’est pas à elles d’intervenir. Mais au bout d’une dizaine de minutes, leur patience s’essouffle. Nezha, la cinquantaine, décide de sortir de sa tanière. Du haut de son mètre 55, armée de son gilet fluo orange, elle les recadre en un rien de temps. Quelques mots criés en dialecte marocain suffisent à ramener le calme dans l’église. Les «tantes», on les écoute sans broncher. 

Nezha, une des «tantes», ramène le calme dans l’église après une dispute. / © Zoé Lampe

Ces tensions, on les retrouve aussi à l’extérieur de l’église. Les quelques riverains interrogés ont refusé de s’exprimer. «On a reçu beaucoup de plaintes d’habitants des alentours qui ne comprennent pas pourquoi, soudainement, il y a une masse de gens ici. C’est là que la ville de Bruxelles a tout son rôle à jouer. On doit faire en sorte que ça ne devienne pas une dispute sans fin. Il faut qu’il y ait un cadre. On doit maintenir l’ordre public, assurer la santé et la sécurité dans tous nos lieux. La police nous aide pour ça, ainsi que nos services sociaux, notre CPAS et notre service de prévention Bravvo. Nous avons, par exemple, envoyé notre cellule de planification d’urgence au début de l’occupation afin de voir si toutes les règles et le protocole sanitaire Covid étaient respectés. On voulait s’assurer qu’il n’y ait pas de cluster, que les gens ne se contaminent pas, souligne Wafaa Hammich, porte-parole du bourgmestre de la ville de Bruxelles Philippe Close (PS). Mais une chose qu’il ne faut pas oublier, c’est que l’église du Béguinage n’appartient pas à la Ville. C’est une ASBL privée. Et la ville la soutient de manière sécuritaire. Ce n’est clairement pas facile mais, pour l’instant, c’est la solution qu’ont trouvé ces gens avant que le secrétaire d’Etat, ne trouve une solution par rapport aux occupants de cette église

De son côté, Sammy Mahdi ne compte pas changer son fusil d’épaule. «On a toujours bien précisé qu’on était ouvert à la discussion. On veut bien entendre leurs revendications, mais il y a une politique à mener. On a été très clairs à ce sujet dès le début : il n’y aura pas de régularisation collective. La régularisation individuelle, qui a toujours eu lieu, aura encore lieu aujourd’hui et il faut faire en sorte que les gens utilisent les moyens légaux pour obtenir la régularisation qu’ils demandent. C’est dommage que l’occupation dure depuis un mois et demi. Je ne peux qu’espérer que ça s’arrête. Que les gens respectent la politique qu’on mène et les décisions prises par le gouvernement fédéral. Je veux être correct et franc avec eux. Je le suis aujourd’hui. Je le serai demain. Et je le serai dans un an si, malheureusement, la situation reste telle qu’elle est.»

Mais au Béguinage, ces cent vingt sans-papiers gardent espoir. Sans cela, impossible de tenir le coup. Même si, parfois, certains se sentent à bout. Comme Nezha : «On nous dit de retourner chez nous, mais on ne le fera pas. On ne va pas lâcher. On ne lâchera jamais. La souffrance, c’est fini pour nous. On a eu trop mal. Je préfère encore mourir ici que de rester comme ça, sans-papiers. La régularisation, c’est maintenant». Pourtant, les conditions sur place restent difficiles. Au début de l’occupation beaucoup sont tombés malades pendant les nuits où la température avoisinait les 5 degrés.

La 46ème nuit
A 23 heures, extinction des feux / © Eas Dobbelaere

Un peu avant 19 heures, c’est l’heure de la rupture du jeûne pour ceux qui font Chaâbane. Au milieu du dortoir des femmes, on s’installe autour d’une petite table. Elles sont six au début du repas mais chaque passante se voit proposer quelque chose à manger. Au menu : les indispensables dattes, de la harira – soupe traditionnelle marocaine et algérienne -, accompagnées de thé, café et pain. On discute en berbère et darija, dialecte marocain. Sharifa, 67 ans, ne manque pas à son rôle de «tante», attribué en signe de respect et d’affection par les autres femmes. « Koule, koule! » (Mange, mange!), lance-t-elle à ses camarades.

C’est l’heure de la rupture du jeûne pour les femmes qui se préparent au mois sacré du Ramadan./ © Camille Bigo

 

Elle est arrivée en Belgique il y a 10 ans avec sa fille qui, elle, avait un visa. Depuis, elle a demandé deux fois sa régularisation, sans jamais obtenir ses papiers. C’est pour ça qu’elle a rejoint l’église au début de l’occupation. «Ma fille n’était pas d’accord, elle m’a demandé de rester chez elle. Mais maintenant qu’elle voit que tout se passe bien, elle commence à accepter l’idée. Je rentre chez elle une fois par semaine ». Aux côtés de ces femmes, elle a trouvé une seconde famille. «On discute tout le temps. On pleure, on rigole, on se raconte des histoires. Les femmes ici sont comme mes sœurs», affirme Sharifa. Nadia, sans-papiers de 34 ans ajoute : «Sharifa, elle-même, est très précieuse pour nous. A chaque fois qu’on revient ici, on la cherche. On demande notre tante Sharifa.»

La jeune maman a fui le Maroc en 2019 avec son fils, qui aura 17 ans dans quelques mois. Victime de violences commises par son ex-mari, Nadia n’a pas trouvé d’autre solution. «On est divorcés depuis 2015 mais il venait tous les jours chez moi, il me frappait, il prenait l’argent que je gagnais. Je ne pouvais rien faire, je ne pouvais pas déposer plainte, car il était lui-même policier haut gradé. J’ai essayé de trouver de l’aide mais tout le monde avait peur de lui. Ma maman et mon papa n’avaient pas les moyens de me protéger. Comme on est Rifains, mes frères n’ont pas accepté que je divorce. Chez nous, c’est considéré comme une catastrophe. Toutes les portes se sont fermées.» Avant ça, elle n’avait jamais pensé venir un jour en Europe pour travailler. Si elle est là aujourd’hui, c’est surtout pour son fils. C’est lui qui la fait tenir. 

A 23 heures, c’est l’heure de l’extinction des feux. Du côté des femmes, des téléphones portables éclairent les visages de celles encore debout. Les autres, déjà endormies, sont bien cachées sous leurs grosses couvertures. Il fait à peine 5 degrés dehors. Une nouvelle nuit froide a commencé.

La 46ème nuit démarre et deux couvertures épaisses en plus des vêtements ne tiennent pas assez chaud. Le sommeil n’est pas vraiment reposant ici. Entre les chuchotements, les ronflements et la lumière, il y a aussi les toux angoissantes et les cauchemars des occupants que l’on entend parfois. Les gardiens déambulent à travers les lits pour s’assurer que tout va bien. Un vieux monsieur épileptique se fait cajoler par l’un d’eux, qui l’aide à s’endormir. Chacun veille sur les autres à l’église du Béguinage.

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