Bruxelles : les douze travaux du Palais de Justice

Antoine Pontrandolfi, Pauline Poudou, Charlotte Rabatel et Chloé Richard

Bruxelles : les douze travaux du Palais de Justice

Bruxelles : les douze travaux du Palais de Justice

Antoine Pontrandolfi, Pauline Poudou, Charlotte Rabatel et Chloé Richard
Photos : Pauline Poudou
18 mai 2017

Semblable à une acropole, son dôme surplombe la ville de Bruxelles. Ses colonnes au style gréco-romain sont saisissantes et ses échafaudages aussi. Problèmes de budget ou d’organisation, les travaux du Palais de Justice font parler d’eux. Rendez-vous au bâtiment judiciaire de la Place Poelaert pour mettre en lumière l’histoire d’un lieu et de ses vies.

Chapitre 1

La vie quotidienne du Palais

© Pauline Poudou

Les travaux ont investi le Palais de Justice de Bruxelles depuis bientôt 40 ans

Pour les juges, magistrats et avocats qui y travaillent du matin au soir, on a connu des compagnons moins dérangeants. Les problèmes liés aux échafaudages, au sablage des façades, ou même au bruit de marteaux-piqueurs sont nombreux. Jean de Codt en a fait l’amère expérience : « Il y a tout juste un an, j’étais dans mon bureau. Il était déjà 19h. J’ai reçu un coup de téléphone d’un collègue pour me dire qu’il y avait une fuite d’eau au deuxième étape. Dans la galerie des bustes, sans exagérer, j’entends un bruit de cascade ! En arrivant aux toilettes. Je vois devant moi les chutes du Niagara. C’était un soir d’orage. Avec mes semelles en cuir, j’ai glissé et me suis cassé le coude alors que j’allais chercher de l’aide… » La chute de l’histoire du président de la cour de cassation peut paraître burlesque mais elle n’incite pourtant pas à rire. Et, les histoires du même type, il en existe bien d’autres. Dans l’antre du palais de justice, on a déjà vu des intrusions dans les couloirs et dans les bureaux. Des incendies provoqués par des intrus qui voulaient détruire des preuves, ou bien dégrader le bâtiment. Autre anecdote, presque cocasse, celle d’une greffière qui avait garé sa Jaguar devant le Palais. « Le soir en quittant le travail, la voiture était aplatie par un bloc de pierre tombé du bâtiment » confie Jean de Codt.

Couloir des salles d’audience de la Cour de Cassation © Pauline Poudou

 

 

Des contraintes de taille

Céline Gustin a travaillé plusieurs années au coeur du Palais de Justice, plus exactement dans le bureau du conservateur. Architecte de formation, elle était responsable des travaux menés dans le bâtiment. Elle a dû composer avec des contraintes qui s’entassent jour après jour. «  En tant qu’architecte, le bâtiment est très attachant mais y travailler n’est pas une partie de plaisir. Les divergences s’accumulent. Les occupants ne veulent pas être dérangés, ce qui est compréhensible. Ils souhaitent juste que les travaux soient réglés. J’ai eu beaucoup de mal à mener à bien les travaux. Il fallait expliquer au juge, qui rendait son verdict et qui n’entendait pas la plaidoirie de l’avocat à cause des marteaux-piqueurs, qu’on était vraiment désolé mais que les travaux devaient se faire ! Dans ces cas-là, on ne peut pas être serein. On influence un jugement avec, dans un sens, des conséquences sur la vie des autres….C’est très délicat. »

Toute la complexité du Palais de Justice est là. D’extérieur, les travaux sont flagrants, ils cachent la beauté d’un monument qui domine Bruxelles depuis la fin du XIXe siècle. D’intérieur, le Palais est majestueux et les travaux ne se repèrent pas au premier coup d’oeil. Parfois, le calme qui règne dans le Palais est même impressionnant. Certaines fois, ceux qui y travaillent doivent composer avec un bruit sourd du matin au soir. Les dysfonctionnements, Jean De Codt les connaît. Ils sont presque rentrés dans son quotidien tant il en parle avec fatalité. «  On attend qu’une toiture perce dans une salle d’audience avant de faire quelque chose. J’aime par dessus tout travailler ici. Au fond je me rends compte qu’on a beaucoup de chance. Il y a une poésie dans ce bâtiment, du mystère, du rêve et du cauchemar. Mais c’est irritant. Quand le chauffage tombe en panne, on grelotte pendant trois jours avant qu’il ne soit réparé. Les pannes d’informatique et de téléphone se multiplient. » Mais le Palais de justice bruxellois n’est pas le seul à rencontrer de tels problèmes. Selon le président, le Palais de justice d’Anvers n’est pas mieux loti. C’est un bâtiment contemporain, construit durant la deuxième moitié du XXème siècle, où les pannes et problèmes techniques sont aussi récurrent que ceux de son homologue Bruxellois.

Le Palais domine la capitale belge © Pauline Poudou

Outre sa vie diurne, le palais de justice se pose aussi comme le témoin d’une toute autre activité une fois la nuit tombée. Quand les lumières des bureaux s’éteignent, la vie du Palais de Justice continue. L’entrée du bâtiment reste ouverte la nuit. Elle sert de refuges aux sans-abris ou aux squatteurs venus passer du temps dans un cadre inhabituel.

La récupération du Palais par les Bruxellois

© Pauline Poudou
Autour du Palais, les Bruxellois profitent de la place Poelaert pour s’évader © Pauline Poudou

 

Les tags recouvrent le Hall d’entrée du Palais © Pauline Poudou

 

Si la Justice a pour but de punir les transgressions humaines, le Palais de Justice laisse place, la nuit, à un lieu d’infractions. La facette la plus inattendue du Palais de Justice se dévoile au crépuscule. L’impressionnante bâtisse ne ferme pas ses portes, du moins pas son entrée principale. Seulement deux agents de la sécurité sont présents pour les nocturnes. En quelques sortes, les Bruxellois récupèrent une partie du monument à l’heure ou ceux qui y travaillent en journée dorment à poings fermés. L’accès au palais est simple. Le hall reste accessible à tous du matin au soir. Les colonnes faramineuses sont tapissées de tags. Un grand écart marquant entre l’histoire des lieux et son investissement par des occupants qui ne le respectent pas toujours. Au pied de ces colonnes règnent de nombreuses traces de passages ; mégots, matelas, cadavres de bouteilles. Au lieu de voir défiler des robes d’avocat, ce sont les canettes de bière et les joints qui circulent le soir dans l’enceinte du palais.

Une obscurité propice aux vagabondages

Les week-ends, des groupes d’amis se réunissent à l’intérieur du majestueux bâtiment. On parle, on rit, on écoute de la musique autour d’un verre. Chacun trouve un endroit pour s’installer, sur les rebords du premier étage ou bien assis sur les marches, comme si c’était le nouveau bar branché de la capitale. L’atmosphère y est particulière, à l’image du cadre, inédit pour sortir entre amis. Mais le monument n’est pas seulement investi par des personnes voulant faire la fête. Les sans-abris se réfugient aussi dans le palais, dans des recoins ou sur des bancs pour passer la nuit. Au détour d’un couloir, les volontaires du Samu Social font leur maraude quotidienne. Accompagnés d’un infirmier, ils se rendent tous les soirs au Palais. “On veut s’assurer que tout se passe bien. On distribue de l’eau, des sandwichs. On effectue parfois des soins de premier secours, ça nous arrive aussi d’envoyer des personnes à l’hôpital.”

Si l’accès au palais est aussi simple, c’est dû à l’absence de grilles devant le hall d’entrée. Celles-ci existaient avant la seconde guerre mondiale. Mais les soldats nazis les ont retirées. Depuis, la volonté d’un précédent ministre de la justice était claire : laisser l’entrée en libre accès. Une décision qui fait couler beaucoup d’encre. Certains pourparlers ont à nouveau lieu dans le but de sécuriser le bâtiment comme avant la seconde guerre mondiale. “Vu que le bâtiment est classé, c’est à définir. C’est une décision qui implique plusieurs juridictions. L’accord doit venir de tout le monde : de la région, de la justice, de la régie des bâtiments…ça ne facilite pas toujours les choses.”

 

Les visiteurs, de jour comme de nuit, continuent de faire vivre cet édifice classé au Fonds mondial pour les monuments. Mais la publication prochaine du calendrier des travaux qui fait suite à la note de vision pourra également donner un nouveau souffle au Palais.

Un édifice massif longtemps déprécié

Un édifice massif longtemps déprécié

Le monument n’a pas toujours arboré cet imposant dôme. Construit sous le règne de Léopold Ier, il aura fallu près de dix-sept années pour ériger le bâtiment entier. Mais ce n’est qu’en 1948 que la coupole actuelle est mise en place : retour sur les débuts du palais.

 

 

Structure, technique de construction ou dimension, le monument est inédit à son époque. Les espaces et salles d’audiences sont disproportionnées selon Pierre Loz de l’Association du Patrimoine Artistique (APA). Joseph Poelaert avait également prévu une imposante pyramide au centre de la salle des pas-perdus. Les budgets et les plans avaient largement été dépassés, mais l’architecte avait jusqu’à maintenant été soutenu par le gouvernement en place. Jusqu’à ce que le gouvernement devienne libéral : la pyramide prévue, soupçonnée d’être un symbole franc-maçon devient alors un sujet de scandale. Les accusations et la pression auront raison de la santé physique mais surtout mentale de l’architecte belge. Joseph Poelaert tombe malade et décède trois ans plus tard sans pouvoir achever l’édifice.

 

La salle des pas-perdus, où aurait dû se trouver la pyramide de Poelaert © Pauline Poudou

 

 

Nous rencontrons Jean De Codt, président de la Cour de Cassation, dans son bureau au coeur du Palais. Il travaille ici depuis près de vingt-quatre ans. Pour lui, le Palais n’a pas toujours été apprécié : “Quand j’étais plus jeune, il était de bon ton dans la société bruxelloise de dire que le Palais de justice était le sommet du mauvais goût, cette architecture éclectique, ce mélange babylonien, égyptien, romain, c’était du grand n’importe quoi”. C’est sur le courant néo-classique que Joseph Poelaert s’est appuyé : les colonnes et frontons attestent de ce style gréco-romain.

Mais Jean De Codt a vu l’opinion des bruxellois changer, et celle du monde en même temps. Le Palais fascine même à l’autre bout du monde pour ses dimensions colossales et son architecture novatrice. Vous pouvez par exemple retrouver une réplique de la bâtisse à Lima, au Pérou. Une reproduction à plus petite échelle mais sans échafaudage.

Des travaux sous scellés

© Pauline Poudou

La campagne de rénovation du bâtiment lancée en 1980 est toujours en cours. Les échafaudages qui ornent le monument depuis plus de 10 ans ont eux aussi dû être rénovés en 2014.

Ces travaux participent à la réputation de l’édifice et reflètent la pagaille qui règne entre les différentes institutions pour trouver une solution. “Tout le monde veut restaurer le bâtiment” confie Jean de Codt, Président de la Cour de Cassation. Une volonté commune de restauration mais complexe à réaliser. La Régie des Bâtiments est propriétaire du Palais. Le Ministère de la Justice est l’occupant. “La police a également une certaine autorité. Ce sont toutes des autorités aux compétences concurrentes” précise Jean de Codt. Lui-même détient une certaine autorité : il est aussi gestionnaire du bâtiment. En tant que Président de la Cour de Cassation il se trouve au plus haut de la hiérarchie au sein du Palais Place Poelaert. Si une panne se produit, c’est à lui qu’il faut se référer.

“ Des procédures administratives interminables ”

Il y a 3 ans de cela ce n’était pourtant pas à l’occupant, la Justice, de gérer ces petits travaux. La Régie du Bâtiment avait son propre gestionnaire du Palais sur place. L’organisme public qui gère l’immobilier belge faisait appel à une firme pour l’entretien et la rénovation. Puis il y a eu des restrictions budgétaires et du personnel. “A l’époque, on a trouvé cela aberrant de voir des personnes de l’extérieur travailler au Palais sans qu’il y ait de lien entre eux, les ouvriers, et les occupants du Palais, les avocats, juges et autres, donc on a fait passer ces petits travaux quotidiens à la Justice.” témoigne Céline Gustin, ancienne gestionnaire du Palais de Justice pour la Régie des Bâtiments, désormais responsable des facilitaires et

Locaux de la Régie des Bâtiments, avenue de la Toison d’Or à Bruxelles © Pauline Poudou

 

de l’entretien des bâtiments appartenant à Bruxelles-Capitale. “On a essayé de simplifier les choses, mais ce n’est pas le cas.” ajoute-t-elle.

Jean de Codt s’aligne sur cette idée : “Le Palais de Justice a commencé à aller mal le jour où la Régie des Bâtiments a pris la décision de retirer le conservateur du Palais de Justice et son équipe, c’est-à-dire les artisans et les menuisiers. Mais avec le conservateur on était plus dans la proactivité. Désormais on est dans la réactivité.” S’en suit alors un éclatement des prises de décisions qui engendrerait un mécanisme de blocage. “Une partie de ce Palais est à l’abandon. D’autant plus qu’on manque de place, on aimerait bien récupérer ces locaux.” ajoute le Président de la Cour de Cassation, Jean de Codt.

 

Une organisation qui se mord la queue

Le Président révèle en effet le besoin d’un local pour un greffier. Ce local est nécessaire et obligatoire selon la loi. Mais Jean de Codt précise que “Sans l’accord de l’inspection des finances on ne peut rien faire. Si on veut engager un greffier alors qu’y a une place vacante on a besoin de son feu vert, malgré la loi qui dit qu’on a besoin d’un greffier.” La Régie des Bâtiments a d’ailleurs retiré l’aménagement du local de sa liste d’investissements pour 2017. “Ce sont des procédures administratives interminables. On fait un pas en avant, deux en arrière” ajoute Jean de Codt. Leen Bogaerts, conseillère auprès du Ministre de la Justice, chargée de bâtiments judiciaires, n’est pas au courant de cette affaire. “Je ne suis pas sur place, je n’en ai pas entendu parler” précise-t-elle.

Cette discordance dans les discours sous-tendent une question : les travaux finiront-ils un jour par prendre fin ? “Jamais. On ne verra jamais le Palais sans ses échafaudages” annonce Céline Gustin de la Régie des Bâtiments, ajoutant : “Il y aura toujours du boulot à faire.” Si la Régie des Bâtiments espère terminer la rénovation de l’entrée principale d’ici 2020, d’autres rénovations seront alors engagées. Les échafaudages se déplacent d’une façade à une autre. La première façade a en effet été rénovée il y a douze ans. La coupole a elle été rénovée en 2005. “C’est un bâtiment tellement grand qu’il demande un entretien permanent…Une fois qu’on a fini de retaper le moindre recoin, on peut recommencer ailleurs.” conclut Céline Gustin.

Une note de vision concernant la restauration de l’édifice a pourtant été approuvée par le Conseil des Ministres en décembre dernier. Proposée par la Régie des Bâtiments et le Ministère de la Justice, cette note de vision a pour but de maintenir le tribunal correctionnel au sein du Palais ainsi que de renforcer la sécurité aux alentours du monument. Leen Bogaerts, conseillère du Ministre de la Justice Koen Geens, précise qu’une équipe d’étude a été mise en place pour calculer le temps du projet et des travaux. “On va commencer le grand mesurage de chaque mètre carré sur le bâtiment. Quel service doit être dans quelle partie du bâtiment. Puis après un plan de grande restauration, partie par partie.” ajoute la Conseillère au Ministère de la Justice. “Mais la tâche est compliquée, selon Céline Gustin de la Régie des Bâtiments. En 2030, en étant réaliste, on peut espérer ne plus voir d’échafaudage sur la façade de l’entrée.” C’est la première fois qu’une note de vision portant sur la restauration du Palais est effectuée.

Leen Bogaerts confie enfin que “dans quelques mois un projet de rénovation de la façade du bâtiment sera proposé au Conseil des Ministres”.