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L’aide aux migrants : défi, délit ?

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L’aide aux migrants : défi, délit ?

L’aide aux migrants : défi, délit ?

Publié le 13-03-2023 par , , et

Le chaos migratoire belge contraint certains migrants à dormir dans la rue. Des citoyens réagissent et leur viennent en aide, en devenant hébergeurs ou bénévoles.

Saint-Josse, rue Georges Matheus, mardi 14 mars, 11h. Sous une pluie battante, un groupe d’une dizaine de migrants essaie tant bien que mal de s’abriter sous trois tonnelles. Un immense bâtiment vitré leur fait face : le futur centre de crise national. A l’intérieur, une cinquantaine d’autres migrants et des militants occupent les lieux. Dedans ou dehors, ils sont présents pour la même raison : s’insurger contre le manque de prise en charge des migrants par l’Etat belge.

Mi-novembre 2022, Le Soir recensait plus de 5.000 condamnations de l’Etat belge par ses propres tribunaux, et 148 condamnations par la Cour européenne des droits de l’Homme. La Belgique est pourtant signataire de multiples textes comme la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile, dont l’article 3 stipule que « tout demandeur d’asile a droit à un accueil devant lui permettre de mener une vie conforme à la dignité humaine. »

Ce qui n’est pas le cas lorsqu’on laisse les gens dormir dans la rue. Certains ont voulu leur tendre la main en les hébergeant. Plusieurs d’entre eux ont failli le payer, en 2018, lorsque l’Etat les a attaqués. Avant d’encourager, quatre ans plus tard, les Belges à accueillir des réfugiés ukrainiens. Rencontre avec ces citoyens.

Réfugié, migrant, demandeur d’asile : quelle différence ?
Un réfugié est une personne qui « fuit des conflits armés ou la persécution », selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCNR). « On les identifie précisément car il est dangereux pour eux de retourner dans leur pays et qu’ils ont besoin d’un refuge ailleurs. »
Pour le HCNR, les migrants « choisissent de quitter leur pays non pas en raison d’une menace directe de persécution ou de mort, mais surtout afin d’améliorer leur vie en trouvant du travail, et dans certains cas, pour des motifs d’éducation, de regroupement familial ou pour d’autres raisons. »
Toujours selon le HCNR, les demandeurs d’asile « sont des personnes ayant introduit une demande d’asile – c’est-à-dire de protection contre les persécutions ou la violence – mais dont la requête est encore en cours d’examen. »
« Oser désobéir, c’est parfois le meilleur choix »
Distribution de vivres encadrée par la police au futur centre de crise fédéral. © Marius Bihel

Le futur centre de crise national doit ouvrir ses portes d’ici 2024. Selon les bénévoles rencontrés sur place, l’endroit est idéal pour se faire entendre en espérant une réaction du gouvernement fédéral. A la suite du démantèlement des tentes installées en face au Petit-Château, le 7 mars dernier, le réseau ADES (Alternatives Démocratiques Ecologiques et Sociales), avec l’aide d’associations, a décidé d’occuper le bâtiment. En faisant entrer cinquante demandeurs d’asile, tous de sexe masculin, avec eux, pour s’enfermer et essayer de faire passer leur message. Les moins chanceux, un petit groupe de dix, attendent dehors. Ils ont à leur disposition deux matelas sommaires et une table avec quelques victuailles. Une musique raï s’élève, un bénévole en ciré jaune attrape son violoncelle et commence à jouer.

Pour apporter son aide, ce violoncelliste a décidé d’utiliser son art. © Marius Bihel

 

« Quelqu’un est arabophone ? », crie, au même moment, une bénévole à la recherche d’un traducteur pour répondre à une question d’un demandeur d’asile. Il n’y a qu’une seule personne de référence pour faire la traduction, entre migrants, bénévoles, et policiers. Les agents sont là pour maintenir l’ordre et faire entrer de la nourriture, permettre la sortie des déchets. Dans le calme, autant que possible. En principe (voir vidéo). 

 

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Alors que des volontaires tentent de faire passer de la nourriture aux demandeurs d’asile, la police bloque l’accès du bâtiment. © Compte Instagram reseau_ades.

Il est 12h30, les bénévoles se regroupent et réfléchissent à la prochaine tournante. C’est le nom du système permettant de faire sortir ceux qui sont présents dans le bâtiment depuis 48 heures. Et de faire rentrer les nouveaux.

La porte s’ouvre, les curieux s’amassent, les visages sont marqués, malgré un sourire fier. Les nouveaux se tiennent prêts et entrent en file indienne à une cadence rapide. Il faut faire vite car, plus longtemps la porte reste ouverte, plus le risque d’émeute est grand.

La porte se referme, laissant dix demandeurs d’asile sur le trottoir. L’un d’eux a besoin de vider son sac pour exprimer sa détresse et sa colère. Le ton monte, une conversation anglais-arabe s’engage. En face de lui, une bénévole a bien du mal à trouver les mots pour calmer la frustration ambiante.

Pour éviter d’être frustrée, Vi a décidé de militer. Après avoir travaillé quatre ans dans une ONG qui s’occupait de la migration, elle s’est notamment opposée à Théo Francken (N-VA) en 2017. Six ans plus tard, elle poursuit son combat en rejoignant d’autres militants pour faire « ce que l’Etat est censé faire », explique-t-elle par téléphone à l’intérieur du bâtiment. C’est-à-dire proposer un endroit décent aux réfugiés/migrants. Grâce à ce groupe d’activistes, ces derniers ont droit à de la nourriture et à des douches. Pour elle, c’est le minimum.

Vi occupe le futur centre de crise depuis 48 heures. © Marius Bihel

Derrière la vitre, Vi fronce les sourcils en expliquant qu’il faut sans cesse être en discussion avec la police pour faire entrer des vivres, du matériel ou des gens dans le bâtiment. Malgré le stress ambiant, elle a décidé de ne pas sortir au moment de l’échange de militants. Une fois à l’extérieur, il est compliqué d’y rentrer à nouveau.

« Ces histoires de réussite après l'horreur font ma raison d'être »
En 2017, Anouk Van Gestel a vu la police débarquer chez elle. © Marius Bihel

Le soleil est à peine levé, quand sept policiers pénètrent au domicile d’Anouk Van Gestel pour effectuer une perquisition. Tout y passe : ordinateur, carnets, appareils photos, clés usb, autant dire tout son matériel de journaliste. Ça dure un long moment. Anouk est déboussolée, elle ne comprend pas pourquoi elle a droit à un tel traitement. Après six heures d’interrogatoire à Gand, durant lesquelles elle essaie d’expliquer simplement sa vérité, elle comprend alors qu’elle est accusée de trafic d’être humain. 

« Procès des hébergeurs » et « procès de la solidarité » : deux noms pour un seul événement qui fait l’actualité en Belgique entre 2018 et 2021. Sur le banc des accusés, quatre hébergeurs et sept migrants sont poursuivis pour « organisation criminelle » et « trafic d’êtres humains ». Anouk Van Gestel comparaît auprès de Myriam Berghe, sa collègue et amie, elle aussi journaliste. L’article 77bis de la loi du 15 décembre 1980 sanctionne pénalement « le fait de contribuer […] à permettre l’entrée, le transit ou le séjour d’une personne en séjour illégal en vue d’obtenir, directement ou indirectement, un avantage patrimonial ».

Christelle Macq, doctorante en droit à l’UCLouvain, précise : « Il était admis que les hébergeurs avaient agi dans un but exclusivement altruiste, sans intention aucune d’en tirer un quelconque bénéfice. Toutefois, ils étaient poursuivis en tant que participants (coauteurs ou complices) à l’infraction car accusés d’avoir consciemment et volontairement apporté une aide utile ou indispensable à ce trafic. » En effet, la police avait mis sur écoute Myriam Berghe. Une conversation entre les deux femmes parlant d’un voyage en camion vers l’Angleterre, a suffi comme motif d’accusation pour la justice.

2021 : les hébergeurs sont acquittés

Trois ans après leur acquittement, les excuses du ministère public et du parquet, Anouk est sortie de cette affaire, mais pas sans séquelle. Elle tombe dans une dépression pendant plusieurs mois. Elle n’est pas condamnée, mais toute cette procédure lui a coûté plusieurs milliers d’euros.
 
Après le jugement rendu, elle prend la décision de démissionner de son poste de rédactrice en chef chez Marie-Claire et d’ouvrir un commerce éco-responsable. La boutique ne survivra pas à la crise du Covid. Entourée de sa famille, fière de ses principes, elle remonte néanmoins la pente et reprend le combat. Aujourd’hui, elle n’a plus peur et affirme d’ailleurs sans crainte : « Ils peuvent venir fouiller dans ma vie, ils ne trouveront rien. »

Après avoir fui la Syrie, Hamada loge chez Anouk Van Gestel depuis quatre ans. © Marius Bihel

Perdure, pourtant, chez elle, une exaspération et le sentiment d’avoir été instrumentalisée «pour faire un exemple et dissuader de potentiels hébergeurs.»
 
Cet épisode judiciaire n’a pas pour autant arrêté Anouk Van Gestel d’accueillir des réfugiés/migrants chez elle. Depuis quatre ans maintenant, elle héberge Hamada, un jeune Syrien qui a fui son pays en 2014. Passé par la Grèce et l’Allemagne, il a atterri en Belgique, au parc Maximilien.
A l’époque de son procès, elle avait hébergé un jeune de 16 ans qui travaille aujourd’hui au port d’Anvers. « Ces histoires de réussite après l’horreur sont ma raison d’être », confie-t-elle. Elle garde toujours un contact régulier avec les personnes accueillies, devenues à ses yeux des membres à part entière de sa famille. 
« Un conflit est à leurs portes. Ouvrons les nôtres pour les accueillir »
Porte barricadée du futur centre de crise fédéral. © Marius Bihel

13 mars 2023, le téléphone de Tania Kharkevitch vibre. « Aujourd’hui, cela fait un an que vous, Tania et Michel, nous avez acceptés dans votre famille. » Julia, jeune femme ukrainienne, la remercie pour la soupe, les flocons d’avoine et les démarches administratives. En février 2022, lorsque la Russie avait envahi l’Ukraine, Julia avait immédiatement dû quitter son domicile de Kiev. Parlant français, elle avait choisi d’emmener sa famille en Belgique. Elle a passé sept mois dans une villa bruxelloise bordant la forêt de Soignes, chez Tania. Cette dernière raconte : « C’est mon mari qui les a accueillis, car j’étais à un congrès à Rome. Un dimanche, je reçois un coup de fil d’un ami. Il accueillait lui-même une famille ukrainienne et il m’a dit : Voilà, on a une famille, est-ce que tu peux les prendre ? Ils arrivent ce soir. C’était deux sœurs avec leurs enfants. »

Pour Tania Kharkevitch, accueillir des Ukrainiens, c’est normal. © Marius Bihel

En novembre dernier, selon la La Libre plus de 60.000 Ukrainiens étaient arrivés en Belgique depuis le début de la guerre. A l’instar de Julia, nombre d’entre eux sont accueillis chez des particuliers. « Un conflit est à leurs portes. Ouvrons les nôtres pour les accueillir », c’est le slogan de la campagne de communication de la Région Bruxelles-Capitale pour encourager l’hospitalité des Bruxellois. Au niveau régional, plusieurs actions sont mises en place, comme la plateforme bemyguest.brussels. L’idée ? Offrir aux candidats hébergeurs l’occasion de décrire et de proposer leur bien. Les autorités prodiguent des conseils pour héberger en toute légalité et propose une convention d’hébergement temporaire, prête à l’emploi.

Par ailleurs, les Ukrainiens jouissent d’une procédure de « protection temporaire automatique ». Mise en place à l’échelle de l’Union européenne, elle donne automatiquement un droit à résidence, le droit de travailler, et celui de scolariser ses enfants. En mars 2023, Sammy Mahdi, secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration du gouvernement fédéral (CD&V), déclarait sur la RTBF que les Ukrainiens sont privilégiés par cette procédure parce que leur pays est « frontalier ».

 

 

Pour Tania, accueillir des Ukrainiens, c’est normal. « Avec cette horreur qui arrive et cette grande maison : faire profiter, proposer, ça me semblait normal. » L’arrivée de Julia et sa famille a néanmoins fait naître un questionnement chez elle, et elle en a beaucoup débattu avec son entourage : pourquoi y a-t-il une différence de traitement entre les Ukrainiens et les migrants issus d’autres régions du monde ? Selon elle, c’est une question de proximité. « Si la maison du voisin brûle, on va se précipiter pour l’aider. Si une maison brûle de l’autre côté de la forêt, on ne va probablement pas y aller. Ce n’est pas seulement une question de couleur de peau ou de religion… C’est plus basique que ça. »

Est-ce que je serais prête à accueillir des migrants une nouvelle fois ? J’ai envie de répondre : Oui, si ce sont des Ukrainiens. Mais c’est débile ! Je devrais avoir envie de répondre : Bien sûr, n’importe quel migrant.

Dorothée Cardo a 77 ans, elle habite Bruxelles. En 2022, elle a décidé de déménager chez son compagnon durant 9 mois, pour pouvoir prêter son appartement à deux Ukrainiennes. Selon elle, la différence de traitement entre les Ukrainiens et les migrants issus d’autres régions du monde est liée à une ressemblance culturelle entre l’Ukraine et la Belgique. Elle a le sentiment que les migrants issus d’Afrique du nord sont associés, chez certains, à une crainte. « Est-ce que je serais prête à accueillir des migrants une nouvelle fois ? J’ai envie de répondre : Oui, si ce sont des Ukrainiens. Mais c’est débile ! Je devrais avoir envie de répondre : Bien sûr, n’importe quel migrant. Mais certains migrants sont associés aux actes terroristes de ces dernières années. Les bons paient pour les mauvais, c’est terrible. »

Hamada, le jeune Syrien logeant actuellement chez Anouk Van Gestel, témoigne d’un événement arrivé à un de ces amis dans un centre d’accueil allemand. Ce dernier explique y avoir vu, un jour, des autorités arriver pour demander de «faire de la place aux Ukrainiens».

Les migrants présents dans ce centre depuis trois mois et originaires d’autres endroits du monde auraient alors rétorqué que « eux aussi, étaient migrants.» Les autorités ont rapidement séparé les Ukrainiens des autres. Hamada était passé par ce centre d’accueil. Il se rappelle : « Les Ukrainiens sont allés dans une maison sociale, subsidiée par l’Etat, jusqu’à la fin de leur parcours de demandeurs d’asile. Mais pourquoi, pour nous, c’est différent ? », demande-t-il.

L'accueil d'Ukrainiens : un élan de solidarité qui va se poursuivre
Banderole accrochée à l'intérieur du bâtiment occupé par une cinquantaine de demandeurs d'asile à Saint-Josse-ten-Noode. © Marius Bihel

Marie Doutrepont est avocate spécialiste en affaires de droit des étrangers. Elle salue le dynamisme des aidants tout en restant prudente : bien que l’issue du procès des hébergeurs fut positive pour ces derniers, il est impossible de prédire si l’action d’aidants ne fera ultérieurement plus l’objet de criminalisation. L’avocate explique que le juge a, à lui seul, un pouvoir décisionnel dans sa manière d’articuler certaines notions de l’article 77 de la loi du 15 décembre 1980.

L’avantage patrimonial – une des notions centrales qui faisait l’objet des accusations allant à l’encontre des hébergeurs – est finalement laissé à l’appréciation de ce juge. L’article prévoit une exception de condamnation si «les raisons sont principalement humanitaires Cette notion ne fait toujours pas, à l’heure actuelle, l’objet d’une définition légale. Ces libres interprétations du juge laissent donc encore un large champ d’application à ces infractions. Seul le Collège des procureurs généraux pourrait permettre une homogénéisation de l’ensemble des décisions futures. 

Pas de quoi inquiéter, pour le moment, Dorothée Cardo et Tania Kharkevitch qui envisagent d’héberger d’autres réfugiés/migrants dans le futur. « Quand on voit tous ces Syriens et Afghans, ces tentes le long du canal, on se pose la question de reprendre des migrants. Nous avons une chambre qui a son propre cabinet de toilettes, et on pourrait installer une petite cuisine, il y a peut-être moyen de faire quelque chose», imagine Tania qui n’avait encore jamais accueilli de migrants avant 2022.

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