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Le street art, exclusif à la rue ?

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Le street art, exclusif à la rue ?

Le street art, exclusif à la rue ?

Publié le 21-04-2016 par
Doel: contamination aux graffitis

 

Dans sa chanson de rap, « Belsunce Breakdown », Bunga chante « entre la gare et le vieux port, on n’est pas les plus à plaindre ». A Doel, on aurait presque envie de dire « entre la centrale et le port d’Anvers, on n’est pas les plus à plaindre ». Du rap, souche de la revendication urbaine, au graffiti il n’y a qu’un demi-pas. Ils sont issus de la même culture urbaine. Ils sont nés avec les revendications des jeunes des quartiers pour s’étendre à la culture plus populaire. Dans sa chanson, le rappeur marseillais revendique son attachement à son quartier. A Doel, les graffeurs ont envahi les murs des maisons abandonnées pour créer, malgré eux, un musée à ciel ouvert et entièrement gratuit. L’attachement n’est pas celui à un lieu de vie, mais bien à une forme d’expression qui a trouvé un Eden pour s’afficher au pied des cheminées de la centrale nucléaire. Un véritable site d’essai pour le tag et le graffiti.

Doel, souvent qualifiée de ville fantôme, est hantée par les œuvres de street artistes.

Désenchantements pour les habitants de la commune

Evidemment l’endroit n’a pas été volontairement sacrifié sur l’autel de l’affichage urbain.
En 1972, Doel est choisie pour accueillir l’une des deux centrales nucléaires du pays. Les mauvaises nouvelles n’ont pas fini de tomber. Les habitants apprennent que l’Etat cherche à étendre la taille du port d’Anvers et à créer un nouveau dock en lieu et place du village. L’expropriation est lancée en 1999. A cette époque on compte encore 1.300 habitants. 75% avaient déjà fui en 2007. En 2016, ils ne sont plus que 26. Cette poignée d’irréductibles résiste. Seulement, les voilà contraints d’avertir qu’ils vivent encore là. Sur chaque maison encore habitée, on trouve un panneau signalant en néerlandais « Nous sommes toujours là. Prière de ne pas entrer ». Aucun ne veut retrouver une fenêtre brisée ou la porte de son garage recouvert d’une pieuvre. Une citée maudite, destinée à souffrir de toutes les formes d’urbanisation moderne, tant concrètes qu’abstraites.

 

Donner des couleurs à la ville

Paradoxalement, la ville offre un spectacle unique. Car c’est bien ça qui nous amène à Doel: ce spectacle. Sortons du contexte historique et rentrons dans ce monde libre, cette zone affranchie… Affranchie des codes de la société urbaine. Les tags sont omniprésents. On en trouve sur chaque maison abandonnée. La plupart d’entre elles sont condamnées pour empêcher les intrusions.

Mais bien souvent, cela n’empêche aucunement les « artistes » de démonter les planches en bois pour s’introduire et recouvrir ainsi les murs des salons, chambres, cuisines, ou encore des salles de bain avec leur art. Et ce ne sont pas les seuls stigmates d’un vandalisme omniprésent. S’ils ne peuvent pas entrer par la porte, les dessinateurs urbains n’hésitent pas à passer par les fenêtres. Ils vont même jusqu’à tordre les portes de garage. Et ils ne sont pas les seuls à entrer de manière intrusive dans ces anciens foyers.
La nature elle aussi reprend tous ses droits et commence lentement à grignoter les constructions abandonnées.

Nature et peinture s’entremêlent

Et cette flore trouve sa faune. D’immenses animaux arborent les murs de la ville. Certains ressemblent à des chimères qui veillent aujourd’hui sur les rues désertes de Doel. Ou bien sont elles même les gardiens de ce temple du street art. Un taureau, un rat, un corbeau, un chat, un gorille, tant de « chiens » de garde des ruines d’une vie riche d’autrefois.

 

Faites défiler les « gardiens » de Doel :
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Mais avons-nous vraiment assez insisté sur l’omniprésence du graffiti dans ce monde « apocalyptique » ? Non. Il y en a partout. Comprenez bien partout. La première étape de la visite se fait dans la rue. Et tout de suite, nous sommes submergé par les tags. Nous en voyons tellement qu’ils deviennent la norme. Et parfois au détour d’une fresque, nous trouvons une maison où l’on vie encore. Et nous nous étonnons de ne pas y voir de marques. C’est le monde à l’envers, le graffiti devient la norme et les bâtiments vierges paraissent transgressifs.

Ces maisons « propres » sont particulièrement entretenues par leurs résidants. Un acte de résistance, pour dire qu’ils ne partiront pas et que si leur ville est entièrement gribouillée, eux ne sombreront pas dans la caricature.

La seconde partie est une visite des intérieurs. Une dizaine de maisons sont ouvertes. La visite de musée se transforme en visite de temple. Comme Indiana Jones, nous arpentons un lieu abandonné, mais cachant un trésor. Nous montons les escaliers raides des maisons, avec précaution, pour découvrir des œuvres cachées. Nous descendons dans les caves pour mieux nous faire frissonner et nous extasier de trouver une fresque dans le noir. Nous passons d’Indiana Jones à l’homme de Neandertal. Le flash du Smartphone remplace juste la torche. Mais un sentiment reste constant. Celui de profaner. Si un temple est souvent la dernière demeure d’un être vivant illustre, ces maisons sont les demeures abandonnées de familles ordinaires. Des familles qui étaient ici chez elles, et qui donnaient une âme à ces tas de briques et de tuiles. Ne restent ici que les stigmates de ces vies passées dont les personnages des graffeurs ont pris la place. La profanation ne semble pas déranger les artistes. Ou peut-être est-elle encore plus grisante que le « simple vandalisme » sur les murs de la ville, tout artistique soit-il.

Pour tout avouer, la journée passée dans le village avait quelque chose de magique. Une météo parfaite avec un ciel bleu azur, rare dans ce pays, et peu de monde dans les rues. De quoi presque nous faire oublier les difficultés que rencontre ce petit bourg de Flandre et presque nous faire croire que vivre au pied d’une centrale nucléaire, au milieu d’un musée à ciel ouvert et sans voisins pourrait être agréable. Poudre aux yeux dans un lieu de désolation qui, fort d’attirer les curieux, ne redeviendra jamais comme avant. A Doel le street art est au paroxysme de son art. Il trouve ici un musée à ciel ouvert qui lui est dédié. Mais cet art, cette culture posent de nombreuses questions à ceux qui le font et à ceux qui l’étudient. Que représente cet art dans notre société ? Est-ce de l’art ? Est-il forcément revendicateur ? Aujourd’hui il fait de plus en plus son apparition dans des lieux plus conventionnels. Quid de son essence première ?

 

 

 

Le street art, un art comme les autres

Aujourd’hui, les artistes de rue bénéficient d’une couverture médiatique importante. Le street art a acquis en quelque sorte une légitimité auprès du grand public et du monde culturel.

Le street art est « une pratique urbaine qui consiste à prendre la ville comme medium pour s’exprimer à titre personnel ou faire passer des messages », d’après la définition donnée par Daniel Vander Gucht, sociologue  de l’art. Les street artistes ont toujours eu leur propre version et légitimation de cette pratique, ce qui n’a pas toujours été compris pas le grand public.

Comment cette reconnaissance s’est développée alors qu’à ses débuts, le street art était considéré comme dégradant et illégal ? Depuis 2010 environ, l’art urbain n’est plus uniquement associé au caractère illégal qui lui était inné, mais est aussi considéré comme un art et une culture à part entière. Blancbec l’explique par un phénomène de mode. Selon lui, le street art est actuellement considéré comme un art nouveau. Le processus de légitimation a commencé dans les années 2000. Les touristes ont commencé à vouloir découvrir une ville à travers ses rues, et non à travers ses musées. Ils prenaient des photos de leurs promenades et les partageaient sur des forums. Ce type d’art s’est donc vu exposé grâce à un mode de vie propre au 21e siècle. Internet a donc également joué un rôle important dans cette popularisation.

Mais ce n’est pas tout, le street art se retrouve de plus en plus exposé dans des galeries et dans des musées. Force est de constater que ce mouvement artistique peut aussi être considéré comme un objet commercial ; idée pas toujours bien reçue par les artistes de rue. Pour certains, l’art urbain trahit ses fondamentaux et se pervertit en étant exposé ou vendu. Blanbec ne partage pas cette opinion. Selon lui, les artistes de rue sont avant tout des artistes et leur art peut être adapté à tout environnement.

Un art en évolution avec la société

Daniel Vander Gucht, donne deux origines au street art : celle que l’on retrouve dans l’histoire de l’art et celle des années 70 qui puise son origine dans la culture américaine de l’époque. L’histoire de l’art montre que la tradition des fresques et des peintures murales a toujours existé et surtout en Amérique latine. Ce type d’art était fort utilisé à des fins politiques ou même propagandistes. Nous pouvons encore retrouver cette dimension dans certaines œuvres de street artistes. La seconde origine du street art date des années 70 et puise son essence aux Etats-Unis. Le street art était alors une pratique plus spontanée de jeunes issus de centres urbains. Ceux-ci s’emparaient de murs et de bâtiments principalement à l’abandon (friches, etc). « Les jeunes qui réalisaient leurs graffitis ne le faisaient pas forcément pour vandaliser les lieux, comme l’histoire populaire nous laisse le croire. Ils ciblaient principalement les lieux désaffectés », explique Daniel Vander Gucht. Ensuite, cet art s’est répandu jusqu’en Europe grâce à des artistes qui se sont fait connaître à travers les médias ou qui sont passés de l’art de rue aux expositions en galerie. Cet emploi de nouveaux supports a permis de populariser, de donner une image légitime au street art.

Quand cette pratique est arrivée en Europe, elle est venue avec une culture : la musique hip hop, une volonté de prise de risque, une forme de subversion, une tenue, etc. Le spray, apparu dans les années 60, a permis à cet art de se répandre notamment auprès d’une jeunesse qui était anti-système lors des années 70. Cette génération utilisait le street art dans un objectif provocateur. Elle se sentait exclue de la société et voulait se détacher de la norme. Les jeunes se trouvaient d’abord des pseudonymes et un lettrage. Une fois leur identité créée, ils prenaient d’assaut les murs de la ville avec leur bombe aérosol ou leur peinture. Et c’est comme ça que les villes se sont retrouvées envahies par le street art.

En savoir plus : https://www.ina.fr/video/CAB90016065

Street art, un terme qui ne fait pas l’unanimité

Le terme « street art » n’est pas apprécié dans le milieu malgré son acceptation populaire. Ce terme est plus utilisé dans les cadres médiatique et commercial que par les acteurs de cette culture 2.0. Aucun artiste de rue ne se définit comme « street artiste ». « C’est un mot fourre-tout. Ce terme est apparu lorsque des galeristes se sont mis à acheter des œuvres graffitis », avance Dema. Pour Blancbec, ce terme est dégradant car il regrouperait toute forme d’art réalisée en rue : jongleurs de rue, peintre, etc. « Beaucoup de street artistes portent plusieurs casquettes. Certains font également de la musique par exemple. Est-ce qu’ils sont d’abord musiciens ou d’abord street artistes ? Ça n’a pas de sens… », illustre Blancbec.

Le street art permet également l’utilisation de nombreux outils et techniques. Il regroupe différentes pratiques d’arts urbains : graffitis, calligraffitis, mosaïques, stickers, peintures murales, etc. Ce n’est donc pas un mouvement qui désigne un type d’artistes particulier, une localisation géographique ou encore un medium. « C’est un art hybride », explique Raphaël Cruytn, co-fondateur et directeur artistique du musée MIMA.

Un phénomène artistique ou politique ?

Selon Daniel Vander Gucht, le street art ne comporte pas forcément de message. Mais pour Dema, l’art urbain a toujours un message, dans le sens où le fait même de réaliser un graffiti en rue est une manière de dire « la rue nous appartient».

« S’il n’est pas conscient, il est inconscient »

Certains street artistes ont des messages politiquement engagés et d’autres non, selon ce qu’ils veulent diffuser. « Si le graff ne diffuse aucun message, il ne sert à rien », réplique Dema.
Issu de l’immigration, Dema réalisait dans un premier temps ses œuvres pour revendiquer la place des immigrés dans cette société. Ensuite, il les réalisait pour revendiquer l’égalité et la justice, messages selon lui trop peu entendus. « Il vaut mieux porter ses messages et dire non aux injustices du monde par un canal artistique que par la violence. Je ne réalise pas mes œuvres pour avoir un impact sur la société, mais c’est un besoin personnel », explique-t-il. Aujourd’hui, il donne également des cours de calligraffiti dans une maison de jeunes. Il leur apprend les bases de cet art mélangeant le graffiti et la calligraphie. Pour lui, le street art est un besoin, c’est sa manière de s’exprimer et de transmettre des messages politiques ou philosophiques. Pour Blancbec, l’évolution du street art correspond à l’évolution de l’époque et de la société.

L'art de la rue au musée
Mima ©Alexandre Theron

Le MIMA, c’est quoi ?

Nouveau venu sur la scène culturelle à Bruxelles, le Millenium Iconoclaste Museum of Art (MIMA) installe avec lui une nouvelle forme de valorisation de l’art 2.0. Se revendiquant avant tout comme un espace de rassemblement de différentes cultures, les oeuvres des artistes racontent ensemble une histoire. Après une inauguration reportée suite aux attentats qui ont touché la capitale, le musée a ouvert ses portes et a d’ores et déjà imposé sa place le long du canal de Bruxelles, du côté de Molenbeek. Raphaël Cruyt, co-fondateur et directeur artistique du musée le confirme: la première semaine a été prometteuse et a réuni des gens de tous âges et de tous horizons.

La localisation du musée en elle-même plonge immédiatement le visiteur dans une ambiance underground, le long du canal. Sur le côté du bâtiment, les lettres MIMA, marquant la présence du musée, se fondent dans le paysage des rues de Molenbeek, avec en fond une fresque de roof top. L’entrée, elle, se fait par le restaurant. C’est ensuite une succession de pièces que les visiteurs traversent et dans lesquelles ils rencontrent une forme d’art alternative. De la pièce entièrement peinte aux couleurs vives illuminée par des vitraux, à la cave à l’état brut décoré par des collages et de la peinture, en passant par ce qui apparait comme des planches de surf dans un coin, le MIMA explore la culture contemporaine sous des formes variées.

Une nouvelle idée de l’art

L’art 2.0, qui est mis à l’honneur au MIMA, est destiné à tout le monde. Raphaël Cruyt explique que l’ambition du musée est de s’adresser à tout le monde. Il n’y pas de public cible à proprement dit. Les expositions s’adressent à tous de manière ludique et participative. Les artistes aujourd’hui représentent, à travers leur art, un mode de vie -leur mode de vie- dans lequel chacun peut se retrouver.« L’artiste est à l’image de ce nouveau citoyen du monde avec l’évolution des moyens de communication ».

La force des artistes, c’est leur capacité à s’adapter et à s’emparer d’un espace mobile et dynamique. Ils ont la souplesse de s’exprimer dans ces différents lieux d’expression, mais doivent jongler avec les contraintes qui y sont liées .

« Nous, ici, on donne un visage de la culture parmi des milliers d’autres, c’est ça le sens de la culture aujourd’hui »

L’exposition dans le musée n’est pas un aboutissement en soi, mais un moyen de diffuser leurs productions.

Internet: la révolution au service de la popularisation de l’art de rue

Par le biais d’Internet, c’est une nouvelle page de l’histoire de l’art qui s’est ouverte… En réalité, c’est une infinité de nouvelles dimensions de l’art qui se sont développées . Ensemble, ces différents visages de l’art contemporain permettent d’enrichir l’idée de culture et d’art que l’on connaissait jusqu’alors. Selon Raphaël Cruyt, on peut désigner cela par une nouvelle sorte de « démocratie participative ». Avec internet, on multiplie les personnalités possibles de chacun. Les artistes participent à cette nouvelle culture digitale.  Grâce à l’hypermédiatisation qu’offre Internet, les artistes de rue peuvent diffuser leur art au grand public, sans passer par les circuits traditionnels de communication en alimentant leur blog ou les réseaux sociaux, par exemple. Les internautes peuvent également participer à la médiatisation des artistes en partageant les images volées dans les rues des villes peintes. Une double exposition qui fait d’Internet un tournant majeur dans la popularisation du street art, et qui participe également à sa commercialisation.

Dema © Kawtar Tatekht

Blanbec a commencé en 2003 en faisant des graffitis dans la rue et s’est maintenant tourné vers le collage. Son travail, c’est chez lui qu’il l’exerce, avant d’aller l’exposer en rue et dans les galeries. Un moyen d’atteindre et d’être compris par tout le monde. Avec la popularisation de l’art urbain, les gens sont plus ouverts et plus réceptifs. Quant à mettre l’art de la rue dans un musée, c’est un non-sens selon lui.

« On n’expose pas l’art de rue dans les musées, mais les acteurs de ce mouvement, avec des oeuvres pas nécessairement de la rue. Ce qui est dans la rue, peut être appelé Street art, même si je n’aime pas ce mot. Ce qui est dans un musée, c’est de l’art contemporain. Les exposer, c’est ce qui permet de regrouper les acteurs du mouvement».

Dema définit aujourd’hui son art comme du « calligraffiti » où des écritures arabes et latines s’entremêlent. Son atelier se trouve dans la maison de quartier de Molenbeek, où il partage sa passion avec les plus jeunes. Pour lui, la commercialisation du street art n’est pas synonyme d’une perte de son identité. Explications en vidéo.

« Tu vois, quand c’est bien fait ça ne me dérange pas. Mais quand c’est mal fait c’est du vandalisme». 


Un monsieur à sa femme dans le métro bruxellois. 

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