Les premières Lila ouvertes au monde, le premier festival de musique gnaoua, les premiers frissons… Le nouveau souffle de la confrérie dans la cité des alizés.
L’air frais emporte avec lui l’odeur salée de l’océan. Il est 6 heures 30 et seul le cri perçant des mouettes d’Essaouira vient troubler le calme du port, ce matin. Aujourd’hui, les petites barques bleues les plus connues du Maroc n’ont pas défilé. Ce 10 août, il n’y a pas de pêcheurs. « C’est un jour férié, c’est le nouvel an musulman, on ne travaille pas », rappellent certains. « Il n’y a pas de poisson ces derniers jours », avouent d’autres.
Le port d’Essaouira a longtemps été un pont entre l’Afrique subsaharienne, le Maroc et l’Europe. Surnommé « port de Tombouctou », il devient un point commercial d’envergure dès le XVIIIème siècle. On pense alors souvent à tort que les Gnaoua, descendants d’esclaves, sont majoritairement arrivés par ici, par ces eaux. Où les barques bleues reposent dès le lever du soleil sur la cité des alizés. Si Essaouira n’est pas le berceau historique de la confrérie des Gnaoua elle est, en tout cas, son nouveau souffle.
Longtemps marginalisés
Le soleil s’est levé et la médina d’Essaouira est moins remplie qu’à l’accoutumée. La pandémie l’a vidée de ses milliers de touristes qui y font escale chaque été, en quête de douceur. Le calme qui l’habite se fait encore mieux sentir, aujourd’hui. Dans une de ses petites ruelles, un recoin bien caché. Il faut frapper à plusieurs reprises à une petite porte accrochée sur le bord d’une sorte de tunnel. Derrière cette porte, le savoir et la mémoire. C’est l’atelier de Maâlem Seddik El Arch, grand maître d’Essaouira connu et reconnu au-delà des frontières.
Assis au fond du long couloir à l’entrée de son antre, juste en-dessous du panneau « University of Gnawa », il raconte la naissance de la confrérie. « Les racines des Gnaoua, ce sont les débuts de la religion musulmane. Le Prophète avait plusieurs filles. Un jour, l’une d’entre elles ne voulait plus manger, rigoler. Elle était coincée. Le Prophète en a discuté avec Bilal et lui a donné la Baraka, la bénédiction. Bilal est parti chercher un coquillage blanc puis il l’a mis sur un bonnet. C’est le coquillage de la chachia. Après, il a fait des qraqeb de bois. Il a tourné avec ça et la fille a rigolé. Elle est redevenue normale. Mohammed a fait la Baraka pour que les Gnaoua continuent à guérir les gens malades. Puis l’Islam est entré en Afrique, jusqu’à chez nous. »
Mali, Soudan, Sénégal, Ghana… Malgré de nombreuses recherches, les origines des Gnaoua restent encore un mystère. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que leur racine, c’est l’Afrique subsaharienne. Et qu’ils ont emporté avec eux des rituels, transformés en syncrétisme dans ce pays musulman. De ce fait, la confrérie des Gnaoua a longtemps été marginalisée au sein de la société marocaine. Maâlem Seddik, qui a préféré apprendre la musique qu’aller à l’école, a vécu cette époque.
« À l’âge de 12-13 ans, je suis parti au Moussem des Gnaoua. Après ça, j’allais à l’école durant la journée et je passais toutes mes soirées avec les Gnaoua, se souvient le maître. J’ai arrêté l’école et mon père m’a appris l’artisanat du bois, la menuiserie. Petit à petit, j’ai appris la mélodie de la musique gnaoua et j’ai fabriqué un guembri. Mes premiers guembri, mon père les cassait. Mais je suis quand même resté avec les Gnaoua et l’artisanat. »
Les premières vagues des années 70
C’est à Essaouira que le changement, l’acceptation de la confrérie opèrent. Le premier à ouvrir et faire découvrir la musique gnaoua aux Marocains et au monde est feu Maâlem Abderrahmane Kirouche dit Maâlem Paco, alors même que les Gnaoua sont toujours marginalisés.
« Mon père et toute sa famille faisaient partie de la noblesse d’Essaouira. Ils n’écoutaient que de la musique classique marocaine, l’andalouse. Mon grand-père était aussi chanteur dans un groupe de musique andalouse. De son temps, la musique gnaoua avait une étiquette qui disait que cette musique venue d’Afrique n’était pas leur culture, et que les gens qui en jouaient n’étaient pas développés », raconte son fils, Youness Paco. Le père tient bon, apprend en cachette auprès de feu Maâlem Haddad et devient finalement l’un des plus grands maîtres du Maroc.
« Jimi Hendrix l’a appelé
‘le docteur des esprits’ »
À cette époque, Essaouira est déjà connue mondialement. La génération hippie et de nombreux artistes s’y arrêtent, en quête d’un sentiment de liberté. Parmi eux, la troupe américaine du Living Theatre. Avant de tomber amoureux d’une de ses membres, Maâlem Paco leur offre l’une des toutes premières Lila ouverte aux personnes étrangères. « Les autres Gnaoua n’ont pas apprécié le fait qu’il invite des étrangers à une Lila. Pour eux, c’était une musique sacrée, qui n’était pas faite pour les Occidentaux. Mon père leur a dit que c’était une musique faite pour tout le monde et il a été le premier Maâlem à montrer le guembri à d’autres cultures », se souvient Youness, devenu à son tour artiste.
Un peu plus tard, c’est Jimi Hendrix qui assiste à une Lila menée par le Maâlem. La cité des alizés se souvient encore de ce passage, devenu argument marketing pour de nombreux Souiris. « Jimi Hendrix avait un ami dans le Living Theatre. Il l’a invité à Essaouira pour trois jours. Mon père a joué sa Lila pour lui et pour tout le monde, comme il le faisait déjà. À la suite de cela, Jimi Hendrix l’a appelé ‘le docteur des esprits’. »
À la même période, se forme à Casablanca un groupe de musique engagé. Nass El Ghiwane, dont les membres ont été surnommés les « Rolling Stones de l’Afrique », a marqué toute une génération au Maroc. « Ils ont entendu parler d’un jeune Maâlem et sont venus ici pour lui proposer de rejoindre le groupe. C’était mon père. Ils sont ensuite devenus une légende. Ils ont joué partout. On vivait, je pense, deux mois dans l’année avec mon père. Il était tout le temps en tournée. Il a montré la musique gnaoua partout. Il a montré cette culture au monde parce que personne n’était encore allé, avec ce style, au-delà de la frontière », ajoute avec fierté Youness Paco.
L’envolée avec le festival
En ce début d’après-midi, le vent ne vient pas réchauffer Essaouira. Sur la plage, quelques courageux se baignent. D’autres profitent des alizés pour faire du kite-surf dans l’un des meilleurs spots du monde. En cette période estivale, une des scènes du festival le plus connu du Maroc aurait dû être dressée, juste ici. Cela fait déjà deux ans que la pandémie a emporté avec elle les rythmes et mélodies de la fusion. En attendant la prochaine édition, retour dans la médina pour se rappeler les débuts d’un festival qui a tout changé. C’est ici que Pascal Amel, écrivain français et fondateur de ce festival a monté son studio d’enregistrement : Planet Essaouira.
La naissance du Festival Gnaoua et Musique du Monde d’Essaouira, en 1998, a été un véritable tournant. Après avoir invité les Gnaoua d’Essaouira à l’Institut du monde arabe en 1996, Pascal Amel sent qu’il faut faire quelque chose. Maâlem Abdeslam Alikan, aujourd’hui directeur artistique du festival, l’y pousse : « Qu’est-ce qu’on pourrait faire avec les Gnaoua après l’histoire de l’Institut du monde arabe ? »
« Moi, je voyais un événement. De fil en aiguille, on s’est dit qu’on allait faire un festival avec une dimension culturelle, un colloque sur les confréries, les musiques traditionnelles, les origines, les spécificités. Un peu de pensée dans cela. Une Lila, aussi, pour ceux qui s’y intéressaient et une rencontre sur une scène publique, une scène gratuite. Je voulais absolument que ce soit gratuit, que ce soit pour les gens », se souvient le fondateur. Trois jours, des colloques, des rencontres, un petit budget : la première édition a lieu du 21 au 24 juin 1998.
Sur cette scène, on a découvert une autre façon de faire de la musique gnaoua : la fusion. Un mélange de la musique traditionnelle des Gnaoua, avec les plus grands Maâlem et leurs Koyo, et de tous les autres styles possibles. Il y a eu de la musique classique, cubaine, touareg, tamoule, mais aussi du jazz, du flamenco, du reggae…
Tout de suite, le festival a eu un succès fou. « Dans ses moments les plus denses, 2003-2004-2005, le festival a vu énormément de monde. À cette époque, aller à Essaouira pour le festival, c’était un moment, indique Pascal Amel. En même temps, il a évolué de manière hors musicale, dans son aspect sociologique, dans son aspect sociétal. Et il a sûrement contribué au fait qu’il y ait d’autres festivals qui se créent dans d’autres villes du Maroc. »
Maâlem Seddik participe au festival depuis le tout début. Rencontrer d’autres artistes l’a amené à voyager partout en Europe. « J’ai fait des concerts en France, en Belgique, en Hollande, en Italie, en Slovénie, en Croatie, en Serbie. J’ai fait la Suisse, j’ai fait l’Allemagne. La première fois que je suis allé en France, c’était en 98. Puis en 2000, 2001, 2002, 2003… Pendant l’année, je travaillais 40 jours, je revenais un mois, puis je repartais pour un nouveau contrat. Je partais 3 à 4 fois dans l’année en France. » « Ce que le festival a permis, pour les Gnaoua, c’est qu’ils sont définitivement passés du statut de confrérie marginalisée au statut de musicien, d’artiste », souligne Pascal Amel. Le parcours de Maâlem Seddik en est la preuve.
Le festival représente une grosse part de l’économie de la ville d’Essaouira. « En 2008, il y avait entre 8.000 et 10.000 lits sur la ville d’Essaouira. Aujourd’hui on en est à 35.000, indique Zakaria Bouagou, assistant du directeur artistique Maâlem Abdeslam Alikan. Entre 2008 et 2019, un dirham investi au festival gnaoua rapportait 13 dirhams à la ville. Pour les Gnaoua aussi, ça a changé les choses. Avant, ils jouaient pour un cachet de 10.000 dirhams (environ 1.000 euros, ndlr). Aujourd’hui il y en a à 50.000 dirhams. »
La consécration à l’Unesco
Après des années de marginalisation, les Gnaoua du Maroc ont fini par trouver une certaine place au sein de la société, jusqu’à, petit à petit, faire entièrement partie de l’identité culturelle du pays. La consécration a eu lieu en 2019, quand l’art gnaoua est entré au patrimoine immatériel de l’Unesco. « On a mis 4 ans environ, pour monter le dossier. On a eu la réponse en 2019. En 2020, on avait prévu de faire un gros événement pour le fêter mais il y a eu le Covid », souligne Zakaria Bouagou.
La célébration a finalement lieu en novembre 2021. 113 artistes dont 71 Maâlem venus de tout le pays, se sont retrouvés à Essaouira pour enregistrer une Lila de deux heures et fêter l’entrée de l’art à l’Unesco. Le spectacle a été rediffusé sur les grandes chaînes de télévision publiques et semi-publiques Al Aoula et 2M. Tout le pays a vibré aux rythmes gnaoua.
À côté, l’association qui gère le festival, Yerma Gnaoua, est allée plus loin avec la préservation, sur papier, du répertoire gnaoua. « On a fait une Anthologie de la musique gnaoua comprenant des enregistrements avec différents Gnaoua partout au Maroc. Ici, à Essaouira Abdeslam Alikan a fait la Aâda et Mahmoud Gania, la première partie. Moustapha Bakbou, à Marrakech, a fait la deuxième et la troisième parties, Maâlem Rachid Ladhass de Salé a fait la couleur jaune. Maâlem Dekkaki a fait la partie Hamdouchia… », précise Zakaria.
Nouveaux codes avec la jeunesse
Le vent s’est un peu calmé en cette fin d’après-midi. Sur le toit de l’hôtel El Fath, Souiris et Marocains en visite profitent de la vue dégagée sur les remparts d’Essaouira et l’océan. Hind Ennaira passe avec une amie. À 25 ans, elle pourrait incarner à elle seule cette évolution qui a soufflé sur la confrérie des Gnaoua depuis son ouverture au monde. C’est une jeune Maâlema dans un groupe d’hommes.
« Je ne viens pas d’une famille gnaoua. J’ai commencé à apprendre le guembri avec un ami en 2016. J’ai tout de suite beaucoup aimé. J’ai appris les bases de cet art pendant trois ou quatre mois et après, mon ami a quitté Essaouira mais j’ai continué à pratiquer et à poster des vidéos sur Facebook. Les gens les ont appréciées et j’ai commencé à avoir des fans. J’ai donc décidé de monter un groupe, mais j’ai préféré avoir un groupe de garçons pour être différente des autres, raconte-t-elle. Les Maâlem m’encouragent. Tous les Gnaoua du Maroc m’encouragent. Ils savent que je ne veux pas prendre le chemin traditionnel de l’art tagnaouite. C’est la musique avant tout, avec le répertoire traditionnel et de la fusion. »
Pour Pascal Amel, l’arrivée des femmes dans la musique gnaoua, traditionnellement réservée aux hommes, est intéressante. « Je pense que c’est une des mutations qui va arriver. D’une part, il y a effectivement des Marocains ou non Marocains qui se saisissent du guembri pour en faire un instrument et d’autre part, il y a ces femmes qui, dans la voix, dans l’émotion, proposent autre chose. On va voir des choses étonnantes. »
Des espaces fermés aux scènes du festival, les Gnaoua sont aussi passés aux hôtels et restaurants. C’est le cas de Karim Alikan. Neveu de Maâlem Abdeslam Alikan, il a reçu l’enseignement traditionnel de la Tagnaouite. Depuis 12 ans, il est Koyo, depuis 2 ans, il joue du guembri. « Mon oncle est un grand Maâlem et c’est le directeur artistique du festival. J’habitais à côté de la Zaouïa des Gnaoua et c’est comme ça que j’ai commencé à les découvrir. J’ai tout de suite tout aimé dans la musique gnaoua. La danse, le son du guembri… C’est magique », se rappelle-t-il.
Aujourd’hui, il rêve de sortir un projet avec son groupe, dont il est à la tête. Pour les festivals en dehors du Maroc, c’est déjà tout gagné. « Avant que mon oncle ne monte le festival, les Gnaoua étaient déjà connus. Grâce à ça, ils sont aujourd’hui connus partout dans le monde. À Paris, aux États-Unis … » La prochaine étape, c’est la production.
Bientôt un style à part entière ?
Planet Essaouira a été créé dans cette idée : faire de la musique gnaoua un style à part entière. Un style au même niveau que le rock’n’roll, le jazz, le blues… Supprimer l’étiquette de « World Musique ». Deux projets en sont nés. L’un avec sept Maâlem d’Essaouira, pour garder en mémoire le patrimoine de la cité des alizés. L’autre, avec Moktar Gania, frère du feu célèbre Maâlem Mahmoud Gania.
« Je voulais absolument trouver la formule qui rendrait la musique gnaoua audible aux gens qui sont sensibles à la World, sans renier ses racines », raconte Pascal Amel. Pour cela, il fallait trouver le bon Maâlem, les bons musiciens, et travailler. « Si notre album et tout ce qu’il y a dedans cartonne, il est logique de penser que les Maâlem les plus intelligents vont se dire que c’est ce qu’il faut faire : trouver un studio, un manager, être professionnel, être innovant, etc. Une opportunité va s’ouvrir, j’en suis convaincu. C’est en train de se jouer. C’est maintenant que ça se passe. »