Fès

Fès, la capitale spirituelle du Maroc, est connue pour d’autres confréries que celle des Gnaoua. Pour autant, la ville du centre abrite, elle aussi, ses propres grands maîtres. Portrait de l’un d’eux, Maâlem Hamid Dekkaki.

Plus qu’une heure avant le couvre-feu fixé, en ce mois d’août, à 21 heures. La nuit s’approche et le thermomètre passe enfin sous la barre des 40 degrés. Le quartier de Fès el-Jdid, érigé autour du Palais Royal, reste tout de même bien agité. Les taxis n’ont pas le temps de stationner bien longtemps, le long de l’artère la plus animée. Aussitôt vides, aussitôt remplis. À l’entrée de la médina, moins sinueuse que le labyrinthe historique de Fès el-Bali, les vendeurs ambulants finissent d’écouler leurs charrettes, qui étaient encore remplies de nourriture ce matin. La spécialité de la capitale spirituelle du Maroc ? Le khlii (lisez « rli ») : de la viande marinée et séchée que l’on déguste, en général, avec des œufs.

Il faut prendre à gauche, à droite, puis encore à gauche dans un dédale de ruelles qui deviennent de plus en plus étroites. « Salam », lance une voix, tout près. Une silhouette gracile, habillée d’une jellaba à carreaux et chaussée de claquettes apparaît. C’est Maâlem Hamid Dekkaki – également appelé Hamid Dkaki ou Ahmed Dekaki – qui veille à ce que le rendez-vous ne soit pas manqué. Une petite porte est déjà ouverte derrière lui. Il montre la voie : « Marhaba », dit-il avec un grand sourire, qui fait remonter sa moustache grisonnante.

Maâlem Dekkaki

Maâlem Dekkaki joue du guembri dans son atelier à Fès © Camille Bigo

Les rosaces du zellige bleu courent sur toute la pièce qui ressemble à une petite grotte. Au fond, des matelas de sol sont installés autour d’une table ronde. Sur les murs, des toiles, des peintures, des sacs décorés de coquillages pour la Baraka et des photos souvenirs. Maâlem Dekkaki s’installe sous une grosse affiche en toile cirée, semblable à celles que l’on accroche sur les barrières en festival. Le maître y fabrique un guembri, y porte un tbal, y joue de son luth-tambour. En-dessous, un numéro de téléphone est inscrit en gros caractères : c’est celui de son association.

En 2016, le Maâlem a créé, dans cet atelier, l’Association Bambara Art Gnawa pour préserver et transmettre la culture gnaoua à la jeune génération. Des Maâlem, il en a fait naître des dizaines à Fès, depuis plus de 20 ans. Mais certaines traditions ont changé, ces dernières années. Des filles, des femmes, apprennent désormais la aouïcha, petite-soeur du guembri et les qraqeb en sa compagnie dans l’association. « L’art gnaoua évolue. La musique gnaoua est en pleine évolution avec les femmes, reconnaît-il. Elles nous ont toujours accompagnées. Ce sont elles qui s’occupent de plusieurs choses lors des Lila. Mais aujourd’hui, elles jouent. Et, même si une femme Maâlema ne jouera jamais comme un homme Maâlem, je suis le professeur de plusieurs Maâlemat. »

L’école de sa vie, la Tagnaouite

Hamid Dekkaki a été bercé dans la plus pure tradition gnaoua. Né à Meknès, il rejoint sa ville sœur jumelle, Fès, à la mort de son père. C’est son oncle, Maâlem Selam, qui finira de l’élever, tout en lui faisant faire ses premiers pas à l’école de la Tagnaouite. Il a alors 13-14 ans. « Il y a ceux qui l’héritent de leurs parents, ceux qui l’apprennent auprès des Maâlem. Pour moi, ça a été une école », se rappelle le maître. À cette époque, l’apprentissage est dur, strict. « Tu commençais par regarder ce que faisait le Maâlem. Puis tu apprenais étape par étape pour toi-même devenir Maâlem par la suite. Les gens faisaient beaucoup d’efforts pour apprendre la Tagnaouite. Parfois, nos professeurs nous frappaient. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’était une autre époque. »

Le futur maître fassi traverse toutes les étapes, tous les grades, comme le veut la coutume. Il est d’abord Zoukay, celui qui s’occupe du matériel et qui joue du tambour. Puis il obtient le grade de Koyo, celui qui joue des qraqeb, chante et danse à côté du Maâlem. Vient ensuite le grade de Khlifa : l’assistant et représentant du Maâlem, celui qui prend sa place si le maître est malade ou fatigué. « Quand mon niveau s’est amélioré, j’ai commencé à travailler avec de grands Maâlem, comme Maâlem Ba Rami, Maâlem Bou Hmidi, Maâlem Ba Benaissa, Maâlem Boujemaa… », raconte maître Dekkaki.

Des Jola au travers du Maroc pour rencontrer d’autres grands maîtres l’amènent à Casablanca, aux côtés de Maâlem Sam, l’un des plus grands au Maroc ou encore à Rabat, aux côtés de Maâlem Lahcen Zitoun. « Puis j’ai, à mon tour, partagé mes connaissances et mon apprentissage à d’autres personnes, qui sont aujourd’hui ici ou à l’étranger, mais aussi au fils de mon oncle, qu’il repose en paix. »

Maâlem Hamid Dekkaki, accompagné par ses élèves

Maâlem Hamid Dekkaki et ses élèves. Mémorisez les visages des deux jeunes hommes en bas de la photo © D.R.

Pas de Gnaoua, à Fès ?

« Il n’y a pas de Gnaoua à Fès », « La musique gnaoua, c’est Essaouira », « Les seuls Maâlem du Maroc sont dans le Sud ». La compétition au sein de la confrérie gnaoua est monnaie courante. Si on écoutait les « on dit », on penserait que Maâlem Dekkaki n’est qu’un mirage. Au Sud, nombreux sont ceux qui veulent convaincre qu’aucun Gnaoua n’habite Fès. La capitale spirituelle du Maroc est, il est vrai, plus connue pour abriter la confrérie soufie des Aïssaoua. Comme les Gnaoua, cette dernière est rythmée par un rite de possession appuyé par la musique. Maâlem Hamid Dekkaki le reconnaît : « le style dominant à Fès et Meknès, c’est le style Aïssaoui. Ici, il y a surtout des Aïssaoua. Cela est lié au mausolée de Cheikh El Kamel, qui se trouve à Meknès et qui a un rôle symbolique important pour les membres de cette confrérie. »

 

Il n’en reste que « chaque ville compte des Maâlem gnaoua ». Et que les confréries peuvent cohabiter. Les Aïssaoua empruntent quelques chants au répertoire gnaoua. La danse des poignards, dans le rituel gnaoua, aurait été reprise du rituel des Aïssaoua… et les deux confréries se retrouvent parfois même pour jouer ensemble, mélanger leurs répertoires. Du côté des Gnaoua, « la culture reste la même partout, souligne Maâlem Dekkaki. Les Lila sont les mêmes à Marrakech, Fès ou Essaouira. Ce qui change, c’est leur préparation. L’ordre d’enchaînement des couleurs peut aussi changer. La plus grosse différence, c’est l’accent. »

Les esprits juifs

Au sein de sa confrérie, Maâlem Dekkaki se démarque aussi par un autre élément. Le maître est connu pour jouer, parfois, la partie « Sebtiyine », la partie du répertoire qui fait appel aux esprits juifs. « Lorsque je travaillais avec mon oncle, il m’a, un jour, amené à Larache (nord du Maroc, ndlr). C’est là que j’ai découvert pour la première fois la partie Sebtiyine. Nous étions avec une Moqqadema qui s’appelait Mi Bjya Rhimou. Ses fils étaient Maâlem », raconte-t-il. Aujourd’hui, Hamid Dekkaki la maîtrise, mais il dit ne pas être le seul. Cette partie particulière s’est exportée grâce à l’enregistrement de ceux qui la connaissaient sur CD puis, plus tard, avec les réseaux sociaux. « C’est comme cela que ça s’est propagé. Mais ceux qui l’ont apprise ne l’ont pas apprise comme il fallait, en passant par un Maâlem », reconnaît le maître.

« David est juif, Moshé, le juif

Abraham, le rabbin, David, est juif* »

En 40 ans de Tagnaouite, Maâlem Dekkaki en aura vu et appris. Au-delà de la partie « Sebtiyine », « c’est un art grâce auquel j’ai appris plusieurs choses comme la menuiserie, la couture mais surtout, le respect des clients. Vous savez, on joue dans les maisons de grandes personnalités parfois. Tu apprends donc à réfléchir avant de parler. C’est ça le respect. » Respect des autres, des traditions, mais aussi de l’évolution de la communauté et de sa musique, c’est tout ce qui compose le maître qu’est Maâlem Dekkaki. Avec une touche d’humilité, qu’on ne croise pas si souvent chez les grands Maâlem. À Fès, il y a finalement de véritables maîtres gnaoua.

 

*Extrait des paroles d’un des chants de « Sebtiyine », traduit dans l’Anthologie musicale des Gnaoua de l’Association Yerma Gnaoua.