L’au-delà

Tout le monde a entendu parler de la possession gnaoua. Une légende urbaine ? La confrérie est connue pour ses rites et ses thérapies par la musique. Rencontre avec deux maîtresses de la transe.

Le monde sacré des Gnaoua est difficilement pénétrable pour les non-adeptes. Si quelques secrets ont été dévoilés au fil des ans par les chercheurs, et que leurs nuits sacrées se sont progressivement ouvertes, il reste de nombreux mystères autour du culte de la confrérie. La Lila est le rituel central par lequel les Gnaoua entrent en contact avec le monde de l’invisible. Différents esprits qu’il ne faut pas confondre avec les djinn, évoqués dans l’Islam. Chez eux, ce sont des mlouk, avec qui ils forment une alliance, parfois pour l’éternité. Cette alliance prend la forme de danses de possession durant la Lila, appuyées par le son du guembri, le rythme des qraqeb, la voix des Maâlem et des Koyo, mais aussi de nombreux éléments indispensables de la tombée de la nuit au lever du jour : un sacrifice animal, de l’encens, des voiles de couleur…

En ce mois d’août, les Lila ne peuvent pas avoir lieu à cause du couvre-feu. Quand elles le sont, c’est en cachette et petit comité. Un grand vide pour la confrérie. Tout comme la place Jemaa el-Fna en ce début d’après-midi. La vague de chaleur annoncée pour le milieu du mois d’août est bien là. 46 degrés au thermomètre. Les Marrakchis, habitués à ce temps, ne sortent pas. Ils cherchent la fraîcheur, à l’abri d’un ciel orangé qui parait annoncer la fin du monde.

Au cœur de la médina de la capitale touristique, la famille de Latifa Banwassa est étendue près d’un gros ventilateur. Ses petits-enfants, son mari et la chèvre domestique qui a envie de jouer malgré la chaleur, sont assis sur d’épais matelas de sol. La maison a tout de traditionnel : c’est un riad décoré de zellige bleu et ouvert au centre. Le vent chaud fait valser les toiles hissées tout en haut et rappelle qu’on est mieux, à l’intérieur. Juste derrière la médina, dans le quartier Daoudiate, Ouidad Trifhat a préparé un gâteau au yaourt. Dans son salon moderne, elle discute avec ses deux filles. Amina, une voisine, passe lui dire bonjour. Latifa a 70 ans, Ouidad, 37 ans. Deux quartiers, deux générations, mais le même rôle au sein de la confrérie. Ce sont toutes les deux des Moqqadema, les cheffes d’orchestre du rituel central du culte des Gnaoua. Elles racontent.

Comment devient-on Moqqadema ?

Ouidad Trifhat : C’est un héritage. Ma grand-mère, la maman de mon père, était déjà Moqqadema. Elle était très connue à Marrakech. Elle est morte il y a presque 16 ans. J’ai hérité de cela.

Latifa Banwassa : Je suis descendante d’une famille gnaoua. Mon père était Maâlem et ma mère, Moqqadema. La sœur de mon père était aussi Moqqadema et voyante. J’ai assisté à ma première Lila à l’âge de 12 ans. Mon père m’amenait toujours avec lui et je dansais tout le temps. C’est grâce à lui que je suis devenue Moqqadema.

À quel moment faut-il organiser les Lila ? 

Ouidad Trifhat : Je dois attendre de voir les esprits dans mes rêves et qu’ils me demandent d’organiser une Lila. Ils peuvent prendre la forme d’animaux : un chat, un serpent…. Ils peuvent aussi prendre la forme de gens que l’on connaît ou que l’on ne connaît pas. Parfois, je vois quelqu’un qui me parle sans voir son visage. Ou j’ai l’impression que c’est quelqu’un qui dort à côté de moi. Les esprits me disent ensuite ce qu’ils veulent comme sacrifice. Soit un mouton, soit une vache, soit un coq … et je leur donnerai. J’organise également des Lila si un malade vient me voir et qu’il me demande d’en faire une. Enfin, Chaâbane et Mawlid sont les deux périodes les plus importantes pour organiser les Lila, car ce sont deux mois sacrés. Chaâbane, c’est juste avant que les esprits ne soient capturés pour le Ramadan. Avant qu’ils ne soient capturés, on fait la fête pour eux.

Latifa Banwassa : Les esprits viennent me voir dans mes rêves pour me dire comment et quand organiser les Lila. S’ils me demandent d’en organiser une, je dois la faire. Quand ce sont les gens qui me demandent d’en organiser, c’est parce qu’ils souffrent des esprits. Chaque personne est associée à un ou plusieurs esprits en particulier. Pour certains, ce sont les esprits Rouges, pour d’autres, ce sont les Noirs. Il arrive que des gens soient paralysés à cause des esprits et ils guérissent après une Lila. Il faut faire tout ce que demandent les esprits pour cela et sacrifier l’animal qu’ils souhaitent. Il faut surtout que ces animaux soient noirs. Le coq sucré, le poulet sucré, c’est le repas préféré des esprits. On le prépare dans un tajine ou un couscous avec du sucre et de la cannelle.

Pourquoi les gens tombent-ils malades si les esprits ne sont pas mauvais ?

Latifa Banwassa : Les esprits sont de bons esprits. Quand les gens se retrouvent paralysés, c’est parce qu’ils ont peut-être fait quelque chose de mal aux esprits comme, par exemple, verser de l’eau chaude dans l’évier, marcher sur du sang…  Un jour, quand j’étais petite, j’ai eu des traces sur les pieds et les mains. Ma maman m’a amenée chez une voyante gnaoua. Quand elle m’a touchée, elle a senti que c’étaient les esprits qui m’avaient fait ça. J’avais versé de l’eau chaude dans l’évier et ça avait touché un esprit petite fille. La voyante m’a donné un médicament et m’a dit de l’utiliser pour moi, mais aussi d’en mettre dans l’évier pour qu’on guérisse toutes les deux. Ce que la petite fille a eu, je l’ai eu aussi donc si elle guérissait, je guérissais aussi. J’ai continué à prendre le médicament pendant environ 10 jours. Après, quand je suis partie au hammam, j’ai vu que je n’avais plus de brûlures. J’étais guérie. Je suis revenue chez la voyante et elle m’a dit que la fillette était, elle aussi, guérie mais qu’il fallait que j’organise une Lila pour m’excuser.

Ouidad Trifhat : Chez les esprits, il y a une hiérarchie. C’est comme chez nous. On retrouve des rois, des esclaves, des riches, des pauvres, des esprits propres, des esprits sales, des juifs, des musulmans… Si les gens tombent malades, c’est parce qu’ils les ont mis en colère. Par exemple, si j’arrête d’organiser des Lila ou de faire des sacrifices, ils seront en colère contre moi et ça me fera du mal. Quand c’est le cas, je peux pleurer jusqu’à ce que j’organise de nouveau une Lila. Il m’arrive, aussi, de ne pas pouvoir soigner les gens malades. Cela peut être dû au fait que la personne n’y croit pas assez, mais aussi parce que les esprits n’ont pas envie de la soigner.

Latifa Banwassa : Aujourd’hui, on dit que la paralysie est liée à l’hypertension. Mais, pour moi, ce sont les esprits. Tout cela arrive surtout la nuit parce que les esprits sont surtout actifs à ce moment-là. C’est pour cela que les Lila ont lieu la nuit. Après avoir pris le dîner, il faut toujours rester calme pour laisser les esprits tranquilles.

Comment se prépare une Lila ?

Latifa Banwassa : On invite d’abord les gens. Après, on prépare tout ce qu’il faut et on demande aux Maâlem de venir. Il y a toujours beaucoup de monde aux Lila. Le jour de la Lila, quand tout le monde arrive, on prépare à manger et on commence par la partie « Ouled Bambara ». Pendant ce temps, je prépare à manger, l’encens, etc. On tape des mains, il y a du guembri. Après ça, on fait la Aâda. On sort dehors avec les tambours pour appeler les esprits, devant la maison. On a aussi des bougies, du lait et des dattes en offrande aux esprits.

Ouidad Trifhat : Durant la Lila, il y a sept couleurs qui correspondent à chaque famille d’esprits. Chaque couleur a son encens, chaque couleur a son odeur, chaque couleur a ses chants et cela fait plaisir aux esprits. Cela permet de les aider à venir. Chaque couleur a aussi d’autres caractéristiques, comme ce qu’on prépare à manger pour les esprits.

Extrait de la Aâda joué par les Gnaoua de Bruxelles lors d’une Lila.

 

Que se passe-t-il durant la possession ?

Ouidad Trifhat : Pour le « Moussawine », la couleur bleue, je peux, par exemple, prendre une douche très froide en plein mois de janvier et je ne vais rien sentir. Je joue aussi avec le feu, les couteaux, le verre cassé… Je n’ai aucune blessure après car les esprits me protègent. C’est une promesse entre nous : je fais ce qu’ils me demandent, ils me protègent et me remercient avec du travail. C’est le cadeau des esprits car je gagne de l’argent avec les clients de la Lila.

Quand j’ai commencé à être Moqqadema, à la fin de chaque transe, je tombais par terre. Aujourd’hui, ça arrive parfois mais avec l’expérience, moins. Je fais la transe et j’attends la prochaine couleur parce que la Moqqadema entre en transe sur toutes les couleurs, contrairement aux invités. Aux côtés de chaque Moqqadema, il y a des Zoukaya. Ce sont les assistantes des Moqqadema. Quand la Moqqadema entre en transe et qu’elle n’est plus disponible, c’est la Zoukaya qui prend la relève.

Comment vous sentez-vous après la transe ?

Ouidad Trifhat : Après être rentrée en transe dans une Lila, je ne me rappelle plus ce qu’il s’est passé. Quand je me réveille, je ne me souviens plus de rien.

Latifa Banwassa : Je ne me rappelle jamais ce qu’il se passe quand je rentre en transe. Je rentre surtout en transe dans les morceaux de « Aïcha » (la couleur noire, ndlr) et de « Koubayli » (le bleu foncé, ndlr). À la fin de la transe, je tombe à terre. Après, je me sens très bien.

Pendant la pandémie, vous ne pouviez pas organiser de Lila …

Latifa Banwassa : On a dû arrêter les Lila à cause du Covid mais on a pu aller aux Moussem. Il y en a un à Sidi Ali et un à Tameslouht. Ils se déroulent durant Malwid, j’y vais avec mes filles. C’est comme une Baraka. Pendant sept jours, tous les Gnaoua du Maroc se retrouvent là-bas pour jouer. C’est une occasion pour se retrouver. Maintenant, j’attends la fin de la pandémie pour pouvoir organiser une Lila mais j’ai quand même fait le sacrifice à l’Aïd el-Kebir.

Ouidad Trifhat : Avec le Covid, c’était impossible d’organiser des Lila. Mais certaines personnes l’ont quand même fait, très loin de la ville, avec pas plus que 20 personnes.

Les Lila ont-elles évolué comme le reste des traditions gnaoua ?

Ouidad Trifhat : Maintenant, les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. C’est devenu une mode, c’est devenu une fête. Toutes les Moqqadema ne font pas ça mais la tradition et le respect de la Tagnaouite se perdent. Je ne vais plus dans d’autres Lila que les miennes parce que je n’aime pas. Je n’aime pas le fait qu’elles soient ouvertes à tout le monde. Je deviens malade parce que les choses ne sont pas faites comme il faut. Il n’y a pas de respect. Les gens ramènent des cigarettes, du vin, alors que c’est interdit pendant les Lila. Le vin est seulement autorisé pour les Lila juives. Beaucoup organisent leurs Lila dans la campagne pour éviter cela. Moi, je les fais ici, chez moi, en haut.

Latifa Banwassa : Les Lila ne sont plus comme avant. À l’époque, on faisait de grandes Lila et tout le monde les respectait. Au niveau de la musique, les jeunes gnaoua jouent très bien aujourd’hui, peut-être même mieux que les grands Maâlem. Mais ils ne respectent pas tous le rituel. Avant, il y avait trois Maâlem dans une Lila. Chacun jouait un peu pour que les autres se reposent. Les Moqqadema étaient fortes et tenaient plus longtemps que les Maâlem, il fallait donc qu’ils soient forts, eux aussi. Aujourd’hui, chez les jeunes Moqqadema, tu joues avec elles cinq minutes et elles tombent. Toutes les grandes Moqqadema sont mortes. Il y a des jeunes, mais ce n’est plus la même chose. Elles ne connaissent pas beaucoup les rituels.