Béguinage : « Je préfère mourir ici que vivre encore sans-papiers »
Ce 16 mars, la pluie a décidé de faire son grand retour à Bruxelles. Les pavés qui mènent à la place Sainte-Catherine sont humides, glissants. Devant le parvis de l’église Saint-Jean-Baptiste-au-Béguinage, quelques badauds fument leur cigarette. Loin du brouhaha du centre-ville bruxellois, la fumée se laisse avaler par la pluie. Il se passe quelque chose derrière les portes de cette église, habillées du slogan «Liberté, égalité, dignité».
Dans le hall d’entrée, des guirlandes et affiches donnent le ton aux curieux qui s’aventurent ici. «Elle est où la démocratie ?», «Femmes en lutte pour la régularisation», «10 ans en Belgique». Une petite table, un grand registre et deux hommes qui contrôlent l’identité des visiteurs. «La police autorise 120 personnes à l’intérieur. Certaines rentrent chez elles pour prendre une douche, se changer. On contrôle toujours qui rentre et qui sort», explique Mehdi, sans-papiers et médiateur de l’occupation. Plus qu’une porte à passer avant d’entrer dans un autre monde. Celui habité par les travailleurs sans-papiers depuis près d’un mois et demi.

Les portes franchies, le calme règne dans l’église. En face de l’entrée, c’est le coin bar et repas. Tout est organisé au carré, à l’église du Béguinage. L’aile droite accueille les femmes. Le chœur et l’aile gauche sont réservés aux hommes. Devant l’autel, un coin prière est proposé autant aux catholiques qu’aux musulmans. Et, partout sur le sol, on trouve des matelas, des tentes et des couvertures. Ce qu’il manque, ce sont les douches, mais surtout les toilettes. Au début, celles de l’église étaient accessibles. Mais très vite, avec 120 personnes, elles ont dû être condamnées. Il y a bien des toilettes de chantier à l’extérieur, mais elles aussi sont bouchées. Tout comme les toilettes publiques de la place Saint-Catherine. Bars et restaurants étant fermés, pas d’autre choix pour les sans-papiers, et surtout les femmes, que de prendre sur eux. «C’est vraiment difficile sans toilettes, confie Fatima, une sans-papiers de 28 ans. Et il fait très froid, ici, la nuit». Les hauts murs de l’église protègent du vent, mais le froid fait partie du quotidien.
Il est 9h45. Des hommes s’affairent déjà dans l’espace bar, pain et couteaux à la main. Pour les premiers levés, c’est l’heure du petit-déjeuner. Au menu, café chaud et tartines à la confiture. Pour les autres, la nuit n’est pas encore terminée. C’est comme ça que ça se passe. Pas question de faire du bruit tant que certains dorment encore. C’est une question de respect. De savoir-vivre. Une règle que ces hommes, femmes et enfants respectent depuis plus d’un mois.

Le 30 janvier, à midi, vingt travailleurs sans-papiers sont venus s’installer dans l’église. «Parmi eux, il y avait treize femmes, précise Tarik, sans-papiers et médiateur qui les avait rejoints en fin de journée, une fois le travail terminé. On n’avait pas de matelas, pas de couvertures. On a fait appel à des ASBL et des soutiens. Ils nous ont apporté tout ce qu’il nous fallait.»
Un mois et demi plus tard, ils sont cent vingt à vivre ici. Ils viennent du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, d’Égypte, du Pakistan, du Népal, ou encore de Mauritanie. Ce sont des hommes, des femmes, des enfants. Des jeunes, des personnes âgées. Ils ne se connaissaient pas, mais ont dû apprendre à vivre en communauté. Et pour ça, il a fallu s’organiser. D’abord, en créant l’Union des sans-papiers pour la Régularisation (USPR). «Avant, il y avait plusieurs collectifs de sans-papiers et les gens se demandaient pourquoi tout le monde travaillait de son côté. On a tous le même but : être régularisés pour pouvoir aller travailler dignement et se déclarer comme tout citoyen belge, explique Tarik. On a décidé de mettre en place un plan d’action uni et on a réuni sept collectifs.»
Une fois l’église remplie, les travailleurs sans-papiers se sont partagé les tâches. Une équipe dédiée au ménage, une autre aux courses, une dernière à la sécurité. « Il y a même quelqu’un qui donne des cours de néerlandais », ajoute Tarik. Pour les repas, des associations viennent apporter à manger. Mais les sans-papiers se cotisent aussi entre eux pour acheter ce qu’il manque ou préparer directement des repas chez eux. « On n’est pas des sans-abri. On a tous un appartement. On n’est pas là pour avoir un toit. C’est une occupation politique pour revendiquer la dignité, notre dignité. »
«On se bat pour tout le monde, pour que personne ne soit oublié», ajoute Lahucine. C’est tout le combat de la coordination des sans-papiers qui, en plus de l’église, occupe l’ULB, la VUB et le Théâtre National Wallonie-Bruxelles. L’USPR est en train de travailler à une proposition de loi d’initiative citoyenne. Ce sera la toute première initiative portée par des personnes en séjour irrégulier. L’objectif : réformer la loi du 15 décembre 1980 qui porte sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers. Trop flous et plus adaptés à la réalité, selon eux, ils veulent revoir les critères de cette loi, vieille de plus de 40 ans.

«Donner de la transparence, c’est bien. Mais instaurer des critères, ça ne l’est pas. Aujourd’hui, on a des critères transparents pour les demandes d’asile. On s’est mis d’accord au niveau européen et international et on sait qui a droit à l’asile et qui n’y a pas droit. La procédure de régularisation est une procédure discrétionnaire et exceptionnelle. Si on met des critères plus précis, par exemple, régulariser quelqu’un qui est ici depuis 20 ans, qu’est-ce que quelqu’un qui est ici depuis 18 ans va faire ? Il ne va pas se dire ‘ah mince, c’est 20 ans et pas 18 donc je retourne chez moi’. Il va attendre pendant deux ans, jusqu’à ce que ce soit son tour, souligne secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, Sammy Mahdi (CD&V). Si ça arrive, qu’est-ce que je répondrais à ces 100.000 personnes qui, depuis 2009, sont retournées dans leur pays parce qu’elles ont respecté les règles ? Je le rappelle, si on introduit une demande et que la réponse est négative, on doit la respecter et retourner dans son pays. Si ces règles-là ne sont pas suivies, on met en danger cette solidarité déjà si fragile. On doit respecter toutes ces personnes qui sont dans un réel besoin de protection internationale. Ces personnes pour qui c’est parfois une question de vie ou de mort.»