À Molenbeek, les premières victimes du radicalisme ne sont, en réalité, pas les jeunes devenus radicaux mais bien leur entourage, leurs amis, les gens de leur quartier. Car ces derniers subissent non seulement la peine d’avoir perdu quelqu’un sur l’autel du djihad, mais aussi la difficile image d’avoir vécu avec eux, de n’avoir parfois rien vu, ou pire, la suspicion d’être complices. Une réputation désastreuse qui occulte aux yeux du public médiatique, les vies et les identités remarquables qui s’entrechoquent dans la commune.
Au Centre de jeunes Avicenne
Fouad Ben Abdelkader est éducateur de rue et animateur socioculturel d’une maison de jeunes dans le quartier même d’où proviennent les membres du commando de Paris, le Centre de jeunes Avicenne. Auparavant administrateur des lieux pendant 18 ans, il est redevenu, depuis un an, simple éducateur sur le terrain afin de se rapprocher des jeunes. Il donne son temps pour les ados de « Molem’ » (surnom de la commune), afin de les aider à trouver des occupations, pratiquer des activités découvertes en tout genre, du rap à la cuisine, de la peinture à l’informatique.
Au-delà de cet objectif, vient aussi s’ajouter l’espoir de leur offrir la possibilité de découvrir des activités qu’ils n’auraient pas la chance de découvrir chez eux ou à l’école et qui les sortent d’un quotidien parfois compliqué. Et surtout vient se greffer l’envie de montrer au reste du monde, aux médias notamment, que la jeunesse de Molenbeek peut aussi être source de véritables pépites, d’individus de valeur et de richesses à mille lieues des images qui ont circulé depuis les attentats, à mille lieues de la triste réputation de jeunesse de quartiers pauvres à problèmes.
« Le rôle d’Avicenne c’est de pousser nos jeunes à s’ouvrir à la connaissance, à ouvrir leurs horizons. Sur la question du radicalisme, quand on a la connaissance on se rend compte que c’est futile. On leur donne des armes pour éviter ces pièges. On essaie d’ouvrir ces gamins au monde, eux ils sont stigmatisés depuis le plus jeune âge, ils sont discriminés bien souvent dans le cadre de quartier ghetto. Mais quand on s’intéresse à eux, on voit qu’ils ont des besoins, des envies, comme tous les enfants du monde, il suffit de les écouter. »
« On veut leur redonner confiance en eux »
Le Centre de jeune Avicenne ressemble d’ailleurs à n’importe quelle maison de jeunes de n’importe quelle ville. Des œuvres graffées, bricolées par les membres, parsèment les murs, un bar construit en palettes de récupération trône dans un coin de la pièce. Sur l’ordinateur, Aziz, 15 ans, fait écouter son dernier morceau de rap à Bilal et Sammy. Il y a du passage, des jeunes de tous âges de 12 à 25 ans viennent discuter après les cours sur les canapés, jouer à des jeux vidéo, ou encore répondre aux médias qui viennent enquêter sur le quartier.
Les télés du monde entier dans les rues de « Molem’ »
Aujourd’hui M6 et Arte sont présentes avec tout leur matériel, elles interrogent Fouad l’éducateur et Annas J. un jeune bénévole du quartier âgé de 26 ans. Devant les objectifs, on voit l’habitude des intervenants. Depuis quelques mois, les télévisions se sont succédé dans les rues, et Aziz et Bilal se chamaillent même pour savoir lequel des deux a été interviewé par les plus grands médias. « Moi je suis passé sur la RTBF, sur Arte, sur RTL, etc », clame Aziz. « Moi j’ai fait 25 000 vues sur les vidéos web-replay de la chaîne en parlant de ma vie au quartier », répond Reda, le grand frère de Bilal.
La journée passe au rythme des interviews, dans l’arrière-salle les jeunes font le chambard, Fouad est obligé de venir les recadrer sévèrement : une fois, deux fois, trois fois. Ce n’est plus une relation d’éducateur à enfants qui se trame ici, mais bien une relation de père à fils, de grand frère à petits frères, avec ses colères monumentales qui terminent d’un coup soudain en accolades et en rires.

Une jeunesse comme les autres
En parlant avec la bande de gosses, on comprend bien vite que sous leurs airs adolescents, ce sont encore des enfants comme tous les autres. Derrière les rires et les mots qui sembleraient sortir de la bouche d’adultes, pointe un langage enfantin. Des réactions trahissent le paraître « sûr de soi et grand garçon » tellement typique des ados de 15 ans. Aziz et Samy jouent aux grands, les grands du quartier, mais ils n’ont pas encore l’âge de rouler à moto, alors tout cela tient plus de la fiction que de la réalité. Ils forment le cortège typique de ces jeunes qui souffrent indirectement de l’image du quartier auprès du monde, du racisme ordinaire et des difficultés sociales inhérentes aux quartiers populaires. Et pourtant, tous ont une myriade de qualités à faire fleurir, à faire polir : Aziz chante du rap bien au-dessus du niveau des productions des jeunes de son âge, Reda rêve de devenir pâtissier, prêt à se lever tôt le matin pour faire des tartes aux fraises et impressionner les filles, et Bilal est quasiment quadrilingue – français, néerlandais, anglais, arabe – à 12 ans.
Quiconque ne les verrait que quelques minutes serait persuadé d’être face à des enfants turbulents, les « petits sales gosses de la cité ». Et pourtant, on ne pourrait être plus éloigné de l’essence même de ces jeunes. Car une fois apprivoisé par ces derniers, après quelques heures avec eux, on commence à entrevoir les fêlures, les réactions et les paroles typiques des enfants du monde entier, les rêves et idéaux communs à la jeunesse qu’elle soit de Madrid ou de Pékin, de Rabat ou de Bruxelles. Et ces gosses si excités et turbulents, d’un coup, vous lancent un regard mature qui fait voler en éclats le jugement que vous aviez d’eux. Eux qui parlent maladroitement de sexe et de voitures comme les grands, du haut de leurs 15 ans, eux qui étaient si chamailleurs, bagarreurs et dissipés aux premières heures vous surprennent soudainement à tenir des propos sages, à écouter dans un silence respectueux le même Fouad qu’ils ont excédé par leurs comportements tout au long de la journée.
Et même si ce silence, ce calme, n’a duré que dix minutes, la glace est brisée. Vous savez que ces jeunes méritent tout le respect offert et l’attention donnée à tous les autres jeunes, qu’ils soient blancs, musulmans, chrétiens, riches, pauvres.

Dans la soirée, tout le groupe part assister à la présentation d’un clip de rap non loin de la Bourse de Bruxelles. Ils vont pouvoir aller poser des questions à l’artiste pour avoir des conseils sur la production vidéo, car ils ont tous le projet de mettre en image le morceau d’Aziz. Sur le trajet, les rues entre Molenbeek et le centre-ville sentent bon la cuisine du monde et fourmillent de vie dans cette journée de printemps qui se termine. Un sentiment de liberté envahit l’air. Une fois passé le canal, on croise les amis de l’école qui rentrent chez eux, on rit fort, Fouad raconte des blagues pendant que Annas parle de ses amis tombés dans le radicalisme.
« J’étais ami proche avec Soulaymane Abrini, le petit frère de Mohamed Abrini. Il est mort en Syrie abattu par un sniper. C’était un gars discret, adorable. Même nous, ses proches, on n’a rien vu. On a appris qu’il était parti en Syrie seulement quelques jours après son départ. Personne n’en savait rien. Sa radicalisation est tombée comme une surprise pour tout le monde, personne ne s’est rendu compte que lui et les autres tombaient du mauvais côté. C’est incroyable, peut-être, mais c’est la vérité.»
Le groupe s’arrête pour saluer une bande d’amis en voiture, Annas réajuste sa chemise, il est habillé avec classe ce soir, en totale métamorphose de ses habits de travail, bien coiffé. Il pourrait séduire n’importe quelle jeune fille. Arrivé à la Bourse, où l’on voit encore les milliers de fleurs et drapeaux en hommage aux attentats de Bruxelles commis par des jeunes du quartier, Annas poursuit son explication.
« La radicalisation à Molenbeek est source d’un millier de sentiments : on est triste, on est déçu, on est en colère et on est victime d’une sale réputation… Il y a trop de sentiments, mais Molenbeek reste Molenbeek et je ne la quitterai pas à cause de ça. Je suis Belge, je suis né en Belgique, j’ai grandi dans ces rues mais au final je suis déçu de voir qu’on nous juge là-dessus. La différence de culture, elle est évidente et je crois même que c’est un plus pour tout le monde mais la différenciation des jeunes, c’est triste. On est tous des humains, avec deux mains, deux pieds et un cœur. »
En passant à côté d’un bar, Annas montre du doigt la vitrine et derrière, les Bingos. « Salah Abdeslam était encore là, deux semaines avant Paris ». Il poursuit d’un ton enjoué en parlant de son rôle à Avicenne ; depuis un an, il s’occupe des ateliers rap et écriture. Il aide, il donne un coup de main pour le festival organisé par le centre et surtout, il parle aux jeunes afin de leur éviter son parcours et ses galères.
« C’est comme mes frères, on cherche à leur éviter de tomber dans les mêmes pièges que nous, évidemment que c’est un moyen de les sortir d’un environnement qui pourrait les radicaliser ». Il termine avec un sourire : « Pour moi, la maison de quartier, c’est partager le plaisir des jeunes mais surtout l’éducation. Sans ça, on ne sert à rien. D’une manière ou d’une autre, les jeunes découvriront ce qu’ils aiment au sein de la maison de jeunes, mais il faut qu’ils aient la chance de rencontrer les interlocuteurs et les activités qui les mèneront à cela. Ces jeunes sont des gens biens, on se doit de leur donner leur chance. »
La soirée se termine, les jeunes doivent rentrer, Fouad les salue comme seul un ami, un frère, peut le faire. Aziz, Reda, Bilal et Sammy repartent chez eux, accompagnés d’Annas. En les regardant s’éloigner vers « Molem’ », on peut lire dans les yeux de Fouad toute l’affection qu’il a pour ces gosses.
Le rôle de Fouad, l’espoir d’un éducateur
« Il faut qu’on s’intéresse plus à ces jeunes, ils le méritent ! Il faut qu’on les aide à s’en sortir. La question n’est d’ailleurs plus molenbeekoise ou belge, elle est européenne. Il suffit de voir les jeunesses en Europe, les « Nuits debout », les Indignés et autres. Il y a un malaise général de la jeunesse. Elle ne croit plus aux idéaux ratés de ses parents, elle ne croit plus aux mensonges politiques. Elle est radicale. Il n’y a plus de juste milieu pour les jeunes. On a trop promis à leurs frères, à leurs parents, à leurs grands-parents, eux n’y croient plus… À partir de cela, on peut comprendre pourquoi certains d’entre eux qui n’ont plus de vision de l’avenir, qui sont désillusionnés de la société, finissent par être attirés par les rabatteurs islamistes. Car ces derniers leur donnent de l’espoir, un sens à leur vie. Ces gens manipulateurs ont compris le manque de la jeunesse et ils le comblent en vendant du rêve d’aventures, le rêve d’enfin avoir cet avenir qui, ici, est complètement bouché et surtout la reconnaissance de sa personne. Là-bas, ils sont reconnus. Là-bas, ils sont des gens. Là-bas, ils trouvent ou pensent trouver un respect qu’ils n’ont pas ici. »
Fouad raconte alors que c’est peut-être aussi une caractéristique culturelle ou confessionnelle qui joue dans le radicalisme. En Europe, chez les jeunes plutôt athées ou chrétiens moins pratiquants, un manque d’avenir ou de confiance peut se traduire par le suicide, la dépression, alors que c’est illicite dans l’islam. Tous ces jeunes qui ne se sont pas « réalisés » à 30 ans sont en dehors de leurs codes culturels. Ils n’ont pas de famille à eux, pas de travail, et voient que la vie passe et qu’ils ne sont nulle part. Alors, vient un moment où la réalisation de soi à travers la mort en martyr, le combat, le djihad, apparaît. Pour certains, c’est comme une solution à cette absence d’horizon.
« À Avicenne, on est là pour empêcher que ces jeunes tombent dans cette désillusion ou remplacent leurs rêves par cette illusion radicale. Moi j’ai vécu comme eux. Les mêmes galères. Je suis proche d’eux ; je sais ce qu’ils vivent. Mais j’ai eu la chance d’être éduqué, d’avoir des opportunités. Le gros souci, c’est qu’aujourd’hui, dans nos quartiers, l’enseignement et l’éducation à l’école c’est zéro tant on a descendu le niveau général. On aurait dû l’élever, challenger ces enfants, faire l’inverse de ce qui a été fait depuis toujours. Évidemment qu’internet les éduque mieux et est plus passionnant quand tu vois le niveau de l’école à Molenbeek. On n’a pas donné à ces jeunes les chances de voir le monde, de réussir correctement. Ajoute à cela la discrimination, le regard de la société, tu obtiens des soucis, c’est évident. »
La voix des jeunes, la relève de Molenbeek
La nuit est tombée à « Molem’ ». Pourtant la vie est encore bien présente dans les rues. Une « Big Apple » aux senteurs du Maghreb et de Belgique qui ne dort jamais, au nord de Bruxelles.
« Molenbeek est une commune qui a réussi, avec toutes ses difficultés, à vivre en communautés, à faire le fameux « vivre ensemble » sans que personne ne nous explique rien. Ce dont je suis sûr, c’est que Molenbeek se relèvera. Elle se reconstruira par ses jeunes et brillera par eux. Il faut aller vers ces jeunes. Tout ce qu’ils veulent c’est être écoutés, avoir le respect de l’autre et son attention. Il faut qu’on leur donne la sincérité et l’honnêteté d’avoir ce que la démocratie définit, ce que les droits de l’Homme définissent. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout en même temps. »
« La jeunesse molenbeekoise, elle est molenbeekoise, elle est bruxelloise, elle est européenne, elle est belge et plus. Elle vous étonnera, vous verrez… »