Mardi 12 avril ou 43 mars, selon le calendrier de Nuit Debout, le jour tombe sur Bruxelles. Au Mont des Arts, près du centre ville, la nuit se lève. Le mouvement, initié le 6 avril dernier dans la capitale, réitère ce soir encore son action.
Il est 21 heures et une petite centaine de personnes est rassemblée en ce lieu quelque peu idyllique. Ils sont, pour la plupart, assis dans les escaliers surplombant le jardin. D’autres se sont mis en retrait . Au pied des marches, une enceinte est installée et le micro passe de main en main, les prises de parole se succèdent. « Si on va mal, c’est qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont qu’une envie, c’est de se faire du pognon : les grandes multinationales, etc. », lance un participant. Dans l’assemblée en face de lui, les mains s’agitent en l’air, les citoyens marquent leur approbation. Jusqu’aux environs de minuit, plusieurs thèmes vont être abordés par toutes les personnes désirant s’exprimer.
Les sujets s’enchaînent, on parle d’argent, de capitalisme et de dette. Un jeune homme arrive au micro : « Je participe à Nuit Debout à Paris et je suis venu pour vous apporter mon soutien. En France le mouvement est parti de la contestation contre la loi travail. Je ne sais pas si vous avez la même chose ici, en Belgique ». Une jeune femme s’exclame : « Oui ! On a aussi la même chose ! ». Elle fait référence à la réforme du travail engagée par le ministre fédéral de l’Emploi, Kris Peeters. Une dizaine de propositions ont été faites pour modifier les conditions de travail et le projet fait déjà naître des polémiques. « Au début, quand on a fait les rassemblements, on n’était pas au courant de la loi El Khomri belge, on s’est dit que c’était un truc qui pourrait déclencher la poudre. », explique Eve, membre de la cellule Communication de Nuit Debout.
« Réfléchir, c’est commencer à désobéir »
Le mouvement Nuit Debout a pris racine en France le 31 mars 2016, après la manifestation contre la loi travail de la ministre Myriam El Khomri. Néanmoins, l’initiative avait déjà été lancée sur le papier par François Ruffin, rédacteur en chef de la revue Fakir en février 2016. En France, avant d’être un mouvement d’occupation citoyen, Nuit Debout était un comité d’organisation regroupant une petite quinzaine de personnes venant du monde politique, syndical, ou même intellectuel. Ce comité se réclame d’un projet visant à réinventer une politique plus progressiste et ouverte, à lutter contre une certaine oligarchie qui réduit le potentiel d’action concrète des citoyens. Le mouvement est devenu efficient quand la population a investi la Place de la République à Paris le 31 mars. Un mouvement appuyé par des personnalités du monde académique français, comme l’économiste Frédéric Lordon qui a pris la parole à l’ouverture de la première Nuit Debout.
“On a décidé que c’est le peuple qui prenait le pouvoir »
Au début du mois d’avril, le mouvement s’étend à la Belgique, dans les villes de Bruxelles, Liège, Namur et Charleroi. On peut alors s’interroger sur la légitimité que peut avoir Nuit Debout au sein du pays. On l’a vu, l’action citoyenne qui s’est déroulée en France le 31 mars a été précédée d’une solide organisation. Une cagnotte a même été créée sur internet afin de récolter des fonds pour pérenniser le mouvement. Pour le moment, à Bruxelles, le mouvement n’a pas vraiment reçu de soutien de la part d’intellectuels ou d’hommes politiques. « Nous, c’est beaucoup plus spontané qu’à Paris. La politique, on ne veut pas en entendre parler. On ne veut pas manifester contre quelque chose. On a décidé que c’était le peuple qui prenait le pouvoir. Si ce mouvement grandit, quelque chose sera peut-être possible », raconte Eve. La césure est clairement énoncée : Nuit Debout à Bruxelles ne veut se revendiquer d’aucune bannière politique. Néanmoins, il semble impératif pour certains membres d’avoir un appui du monde académique afin de crédibiliser le rassemblement. Michel Collon, un journaliste d’investigation controversé, a failli être invité à participer, mais cela n’a pas été accepté par l’assemblée. Á Bruxelles, Nuit Debout s’est inspiré des rassemblements à Paris mais ne fonctionne pas encore avec la même autonomie et doit engager une méta-réflexion sur ses fondements.
Un mouvement en quête de sens
« Nous devons pouvoir nous exprimer de manière non violente, car nous sommes dans une société ou il y a beaucoup de violence », lance une citoyenne. Cette question de la violence semble provoquer un certain émoi. Après elle, un jeune homme souhaite réagir et déclame : « Je pense que c’est bien de se rappeler d’où vient cette violence. La violence ne vient pas des gens qui résistent ». C’est la vision que semble partager la majorité de l’assemblée : quelle que soit l’action de Nuit Debout, il faut empêcher toute violence. Victor Hugo est sollicité pour justifier cette position. Si l’écrivain des Misérables soutenait parfois une certaine violence dans l’insurrection, il exprime dans son célèbre discours de défense du suffrage universel la réflexion suivante : « l’infortuné, dans les extrémités de sa détresse, n’avait d’autre arme, d’autre défense, d’autre ressource que la violence, et de lui retirer la violence, et de lui mettre dans les mains, à la place de la violence, le droit ! ».

Il faut noter une certaine difficulté qu’a Nuit Debout à Bruxelles à se définir. Si le rassemblement et la prise de parole spontanée peuvent permettre d’ouvrir des débats et de faire circuler des idées, le mouvement peine encore à trouver son sens propre, sa réflexion interne. Quand on écoute les différentes personnes s’exprimant devant l’assemblée, on sent que les points de vue divergent. Certains parlent de « révolution » alors que d’autres sont plus réservés. Quel vocabulaire, quel concept pourrait traduire la verve et le jaillissement de Nuit Debout ? Albert Camus, écrivain Français du XXème siècle, peut apporter un éclairage. Dans L’Homme révolté, il propose une tentative de définition de ce qu’est la révolte. Partant du principe que la condition mortelle de l’Homme est absurde, il décide d’y opposer la révolte. Cette révolte au sens camusien du terme n’est pas politique, et c’est peut-être là que réside la ressemblance la plus frappante avec Nuit Debout. L’Homme se révolte parce que c’est son humanité en tant que telle qui est attaquée. Le révolté veut donner un sens moral au monde, lui créer une valeur, et faire advenir une liberté réelle. Sans cette liberté actualisée par la révolte, aucun monde commun n’est possible, selon Camus. C’est la grande différence avec la définition qu’il donne de la révolution qui est, pour lui, un projet politiquement planifié pour renverser le monde et en inventer un nouveau. Révolution ? Révolte ? Nuit Debout est un mouvement encore jeune. C’est une autre façon de penser le monde et de l’organiser. Si la forme est bien présente, le fond, lui, doit encore être pensé.
Après la nuit, les aurores
Nuit Debout est l’opportunité de mener une véritable action citoyenne. Plus qu’une simple émanation de contestation, le mouvement peut devenir un projet concret et inédit pour repenser la société telle qu’elle est aujourd’hui. Mais avant cela, il doit encore trouver son sens profond et réussir à dépasser certaines faiblesses. Mercredi, en fin de soirée, un sans-abri décide de venir prendre la parole pour raconter son expérience quand soudain, dans l’assemblée, une voix s’élève : « Clochard !», entend-on. La tension commence alors à monter entre des sans-abris et des personnes de l’assemblée générale. « On n’est pas des clochards, on est comme vous. », lâche l’un d’eux. Pour ce soir, l’expérience de Nuit Debout touche à sa fin. L’anecdote pointe une des limites du mouvement qui se revendique comme une « convergence des luttes ». Comment parvenir à faire converger des aspirations et des combats si divers ? Du point de vue d’Émilie Van Haute, chargée de cours de Sciences Politiques à l’Université Libre de Bruxelles, « Pour que le mouvement dure, il faut qu’il se définisse et revoit son fond. Il est indispensable qu’il ait des revendications propres, et qu’il fasse des propositions concrètes », précise-t-elle. Si Nuit Debout se veut fédérateur de tous les groupes sociaux, ces groupes y voient-ils forcément le même appel ? Il est crucial de réfléchir à ces questions si le mouvement ne veut pas tomber dans un « entre-soi », terme utilisé par François Ruffin après les premiers rassemblements à Paris.
Néanmoins, malgré les difficultés, il faut pouvoir accorder une certaine confiance à ces hommes et ces femmes qui veulent profondément faire changer les choses. Le 1er mai prochain, le gouvernement a décidé d’interdire le traditionnel rassemblement d’associations sur la Place Rouppe à Bruxelles, à cause du niveau de la menace terroriste toujours trop élevé. Nuit Debout a décidé de lancer un appel pour réunir ces associations malgré l’interdiction. Le symbole est trop fort. C’est par ce genre d’actions que Nuit Debout pourra s’affirmer et se crédibiliser. Comme l’a écrit Hannah Arendt dans son ouvrage Condition de l’Homme moderne, « L’action, avec toutes ses incertitudes, est un rappel permanent que les Hommes ne sont pas nés afin de mourir, mais afin de commencer quelque chose de neuf ». Il est temps de penser et d’agir pour que la nuit puisse enfin avoir confiance en elle.