Après des mois d’attente, le téléphone sonne. C’est Mathilde (responsable communication chez Côté Fish) avec qui je suis en contact pour organiser une rencontre avec des pêcheurs. Les conditions météorologiques rudes de l’hiver n’ont fait que décaler cette rencontre. Cette fois, le rendez-vous est donné et plus tard dans la soirée, Eliot, le capitaine du Saint-Paul II m’appelle :
Prévois des vêtements chauds et un casse-croûte parce qu’on va partir une bonne partie de la nuit.
Direction le Grau-du-Roi. Après environ deux heures et demie de route depuis Toulouse, j’arrive dans cette petite ville portuaire du Gard. Je longe le quai Colbert jusqu’au café La Marine où le bateau est amarré. Il est 16 h 30, je retrouve sur le quai Mathilde, qui me présente à Eliot, le capitaine, Lucas, le second et Mathieu, le pêcheur et l’homme derrière Côté Fish (qui suppléera Eliot aujourd’hui). Après de brèves salutations et le nettoyage du bateau fini, j’embarque à bord du Saint-Paul II. Finalement, nous ne serons en mer qu’environ deux heures. La météo a commencé à tourner et pour des raisons de sécurité, je ne peux pas rester la nuit avec eux. Un revers pour moi, qui m’attendais à m’immerger avec eux pour une sortie complète.
Le Saint-Paul II quitte alors le port en suivant le canal grouillant de petits bateaux de pêche. Mathieu est à la barre tandis qu’Eliot et Lucas finissent de préparer le bateau pour la pêche et Mathilde reste au niveau de la poupe. Le moteur gronde, Mathieu met de la musique et le bateau s’élance dans la baie. Le début de l’été se fait sentir, le soleil et le vent sont de la partie et voiliers, planches à voile et bateaux de pêche se partagent la mer. Un départ cacophonique où l’on ne s’entend pas vraiment les uns les autres, mais après une dizaine de minutes en mer, le moteur se calme, la musique s’arrête et le trio de pêcheurs s’active.
Du « bon sens »
Tandis qu’Eliot et Lucas préparent les filets, Mathieu, toujours à la barre, fixe un écran de navigation qui affiche plusieurs onglets de données.
C’est un appareil de navigation de haute qualité. Ça me permet d’identifier les fonds marins en direct et donc de savoir quels poissons il y a. C’est une vraie économie de temps et de carburant.
Il s’agit plus précisément d’un module Timzero pour la pêche professionnelle qui permet de recueillir les données de profondeur transmises par un sondeur en direct. Cette mise à niveau technologique s’inscrit dans une vision durable que Mathieu défend. À 31 ans, le natif du Grau-du-Roi est pêcheur aux petits métiers depuis plus de 10 ans et a longtemps eu une approche durable et raisonnée de la pêche.
C’est avant tout du bon sens. Et j’ai eu de la chance, c’est une idéologie qui m’a été transmise par ceux qui m’ont appris le métier.
Avant de lancer Côté Fish et d’entrer dans une démarche professionnelle durable, Mathieu n’a connu que la pêche artisanale aux petits métiers. Une pêche côtière où les politiques de quotas ne s’appliquent pas, et qui utilise des méthodes plus douces. Ici, ils ne pêchent qu’aux filets, aux casiers et à la palangre. Si depuis 2010, ses techniques n’ont pas beaucoup changé, il m’assure qu’elles sont en « constante amélioration ».
Au fil des années et des progrès technologiques, Mathieu a su adapter sa pêche afin de limiter ses impacts sur les habitats marins. Cela passe par l’achat de nouveaux bateaux, comme le Saint-Paul II, plus grand et qui permet de recevoir scientifiques, journalistes, écoliers ou toute personne intéressée à découvrir la pêche. L’acquisition d’outils technologiques tels que les modules Timezero sont également très importants, tout comme la mise en place de techniques plus douce comme la méthode japonaise Korjime. En pratique, il s’agit de baigner les poissons dans de l’eau glacée, afin de les endormir puis de les tuer. Un procédé moins « barbare » et qui permet aussi de conserver une chair de meilleure qualité.
Mathieu continue l’analyse des données qui s’affichent sur l’écran et décide de lancer le filet non loin des côtes et proche d’un banc de sable. L’ordinateur indique un fond d’un peu plus de cinq mètres, avec la présence de quelques poissons. Eliot œuvre donc pour larguer le filet de 600 mètres de long dans l’eau depuis la poupe du navire. Pendant ce temps, Mathieu, effectue un cercle délimitant la zone de pêche avec le filet. « 400 mètres, 300 mètres, 200 mètres { …} » Eliot annonce au fur et à mesure la longueur du filet qui s’élance dans l’eau. Une fois le filet complètement posé sur le fond, le Saint-Paul II s’arrête et on se prépare alors à la remontée du filet et au tri des prises. Mathieu manœuvre tant bien que mal le bateau pendant qu’Eliot et Lucas s’empressent d’aller à la proue du navire où ils vont relever le filet à l’aide d’un treuil mécanique.
Au fur et à mesure de la remontée, les poissons se font presque rares, je ne sais pas pourquoi, mais je m’attendais à plus. Ils arrivent un par un dans les mains d’Eliot qui les sort du filet puis les pose dans les bassines d’eau glacée.
« Une pêche raisonnée », me dit alors Mathieu. « Pour nous, le mot surexploitation n’y est pas. C’est du bon sens, je pêche toujours les mêmes quantités depuis plus de dix ans maintenant ». Encore une fois, Mathieu insiste sur cette notion de « bon sens » qui est au centre de leur charte de durabilité. Pêcher moins, mais mieux cela permet de vendre un poisson de meilleure qualité et d’abolir le principe de quantité qui prédomine dans la pêche commerciale.
Une fois le filet remonté, il y a environ 5 kg de daurades et de daurades marbrées, rien de surprenant pour la saison. L’hiver est terminé et l’été arrive à grands pas, c’est à ce moment de l’année qu’on observe un réchauffement des eaux et donc un changement des populations, m’explique Mathieu.
Le turbo est parti, maintenant on a beaucoup de daurades, de daurades marbrées et les poulpes commencent à venir .
Pendant que Mathieu relance le bateau afin de trouver un nouvel endroit pour pêcher, je rejoins Eliot au niveau de la proue, qui finit de préparer le filet.
Des pêcheurs concernés
Eliot, 27 ans, capitaine du Saint-Paul II, est marin pêcheur depuis 2017. Originaire des Landes, dans le sud-ouest de la France, il a d’abord travaillé sur la côte Atlantique. Landes, Vendée, Bretagne, il a touché à différents corps de métiers de la pêche. De la pêche aux crabes en Bretagne aux chalutiers en Vendée et maintenant de la pêche aux petits métiers en Méditerranée, il va « où le vent le mène ». Eliot sort habituellement en mer vers 19 heures et ne rentre pas avant le petit matin. Cependant, la météo dicte leurs sorties et l’hiver est en général peu clément avec eux, « L’idéal, c’est l’été où les nuits sont bien plus douces », me dit Eliot. Des conditions de travail qui semblent éprouvantes, mais le pêcheur, arrivé en décembre 2021 sur la côte méditerranéenne pour suivre sa compagne, les relativise vis-à-vis de ses expériences passées.
La pêche aux crabes et les chaluts, c’était dur. Des conditions rudes et de longues sorties en mer. J’ai d’anciens collègues qui me disent aujourd’hui, c’est encore pire et en plus, il y a l’augmentation du nombre de poulpes qui mangent les œufs et du coup, il y a moins de crabes.
De chaluts à des petits-métiers, un changement drastique de méthode de pêche qui semble motivé par sa vision de la pêche. Eliot voulait être guide de pêche alors l’écologie, il en a « mangé » pendant ses études. Eliot semble concerné et pragmatique vis-à-vis de son métier. Il a conscience de l’impact sur les fonds des chaluts « Il faut jouer le jeu ». Ne pas prendre conscience de son impact semble absurde pour Eliot qui m’explique sa vision de la durabilité. Ce sont avant tout trois piliers, me rappelle-t-il, « Le social, l’économie et l’écologie ».
En octobre dernier, j’ai cassé et perdu un filet en mer. Je me sentais mal, déjà parce que j’ai perdu de l’argent et j’ai sûrement abîmé les fonds. Un jour, un plongeur me l’a rapporté et j’ai pu le mettre à la poubelle. Ça m’a soulagé.
Mathieu, le créateur de Côté Fish, quant à lui, est fier d’être partenaire du Centre d’Études et de Sauvegarde des Tortues marines de Méditerranée (CEST Med). Grâce à ce partenariat, Côté Fish est en collaboration avec des chercheurs du monde entier afin d’aider dans la recherche pour la protection et la sauvegarde des tortues marines en mer méditerranée. « Encore la semaine dernière, des chercheurs de Tunisie sont venus en mer avec nous ».
Pendant notre discussion, Mathieu a recommencé un tour de la zone et il est temps pour Eliot et Lucas de relancer le filet. Ils prennent la poubelle dans laquelle se trouve le filet et la poussent rapidement vers la poupe. Le spectacle recommence. Chaque geste a été fait et refait maintes fois, l’efficacité de l’équipage est remarquable.
Le filet dans l’eau, Eliot et Lucas retournent vers la proue et se préparent à remonter le filet. Le bateau s’est rapproché du banc de sable, Eliot crie des indications afin que Mathieu le manœuvre correctement et d’éviter l’ensablement ou de passer sur le filet.
Cette fois-ci, le filet a plus de prises. Toujours des daurades et des daurades marbrées, mais également des muges de mer (autrement appelé mulet) mais « pas assez appréciés par les consommateurs ». Un poisson qui, comme la daurade, n’est pas surexploité. Mathilde intervient alors : « c’est aussi important pour nous de mettre en avant des espèces autrefois peu prisées pour les redécouvrir à leurs justes valeurs ».
À la surprise générale, un poulpe s’est retrouvé dans les mailles du filet. Ces espèces pullulent désormais dans presque toutes les eaux de l’hexagone, pourtant « c’est assez rare en cette saison » indique Mathieu. Le céphalopode s’extirpe des mains d’Eliot et essaye de se replonger dans l’eau, mais le capitaine le rattrape. Le poulpe s’agrippe fortement autour de son avant-bras, lui laissant un souvenir de leur altercation à coup de suçons. Eliot arrive à s’en détacher puis le tue rapidement avec son couteau. En l’espace de quelques secondes, le poulpe change de couleur et est disposé dans une bassine. Concernant les poulpes, Eliot explique qu’il est important à partir d’août de « moins en pêcher et de laisser les reproducteurs pondre leurs œufs pour les laisser se développer ».
Je reviens vers Mathieu pour parler des prises accessoires (toute espèce capturée n’étant pas la cible de la pêche). Il m’arrête tout de suite m’affirmant qu’il n’y en a quasiment pas. Si un poisson est trop petit ou bien qu’ils pêchent une espèce qu’ils ne sont pas censés pêcher, ils les relâchent en mer. Plus tard, Eliot attrape un tout petit poisson qui a été pris dans les mailles du filet. Il ne saurait me dire à quelle espèce il appartient, mais Mathieu m’élance :
Ça, c’est de la pêche durable. C’est inutile de garder ce genre de prises, c’est beaucoup trop petit, ça n’a pas de sens. Donc on le remet à l’eau.
Un exemple qui tombe à point nommé pour illustrer ce que Mathieu disait : du bon sens, la qualité au lieu de la quantité. Je lui parle ensuite des méduses, principales prises accessoires depuis quelques années, et qui ont notamment posé problème l’été dernier en Méditerranée. Quelques mois auparavant, Olivier, le pêcheur d’Argelès-sur-Mer, m’avait montré les quantités impressionnantes de méduses dans ses filets.
Ce sont les prises accessoires les plus récurrentes depuis deux-trois ans, on joue au chat et à la souris, faut s’adapter mais il n’y a pas grand-chose à faire.
Une dizaine de pêcheurs sont en collaboration avec Mathieu et Côté Fish. La plupart d’entre eux travaillent à bord de petits métiers, mais certains travaillent avec ce qu’on me présente comme étant des « chaluts artisanaux ». Une appellation qui me laissa dubitatif, connaissant la réputation de ces engins. Mathilde m’explique alors que ce sont des chaluts qui sont « loin de l’image qu’on peut avoir dans les médias, de très bonne qualité, qui respectent des réglementations strictes ». Ils peuvent sortir en mer uniquement pendant moins de 24 h et sont commandés par des patrons pêcheurs. Concrètement le chalut appartient à un pêcheur qui gère son équipage et sa pêche. Des chaluts qui ne sont pas à la solde d’industriels de la pêche ou de lobbies. Malheureusement, je n’ai pas eu plus de détail concernant leur impact en mer, mais j’ai pu en discuter avec des scientifiques durant d’autres rencontres (voir chapitre 2).
Le soleil commence à se coucher et la pêche est à présent terminée. Une fois le filet remonté et rangé, il est temps de retourner vers le port. J’en profite pour discuter avec Mathieu sur sa vision de la filière.
Après l’annonce de l’interdiction de la pêche dans les zones marines protégées et les grèves nationales qui ont eu lieu début avril, Mathieu a participé à la grève. Il déplore un manque de compréhension du métier par les institutions européennes.
Ils nous mettent tous dans le même panier. On est les premiers à avoir demandé des quotas et des réglementations, mais l’Union européenne abuse un peu. Les lobbyistes font de la merde et ça pénalise tout le monde…
Mathieu préconise le développement de nouveaux budgets afin de mieux évaluer la ressource et ainsi de mettre en place des réglementations qui soient plus adaptées. Certaines grèves concernaient également les conditions de travail des pêcheurs. Mes discussions avec Eliot et Mathieu me laissent comprendre que c’est toujours un métier rude et épuisant. « Maintenant, on fait en sorte d’avoir au moins un jour et demi de congé par semaine, avant on ne l’avait pas. On essaie de s’économiser un maximum. »
De retour au port, deux jeunes garçons munis de cannes à pêche interpellent Mathieu. « La pêche était bonne ? » Les enfants se montrent très intéressés par la pêche et discutent avec le pêcheur des méthodes qu’il utilise. Il les invite à venir voir le bateau et leur propose de revenir durant l’été pour balade en mer. Pour Mathieu, la pérennisation du métier doit aussi passer par l’éducation. Voilà pourquoi Côté Fish mise beaucoup sur la transparence avec leurs clients, les scientifiques, mais aussi l’éducation des plus jeunes aux métiers de la pêche.
Concilier pérennité des pêcheurs et protection des écosystèmes, tel est l’enjeu actuel pour assurer une durabilité des pêches. Malgré un effort local important de la part de nombreux pêcheurs pour pêcher de manière plus raisonnée, la surexploitation des milieux marins est toujours une réalité effrayante. La pêche artisanale est-elle forcément synonyme de durabilité ? Comment changer une industrie qui s’est installée dans le temps en surexploitant des espèces, sans mettre en danger sa pérennité ? Au cœur du problème de la surpêche : la structuration de la filière pêche autour du chalut.