Le cœur de la surpêche, les chalutiers. Ces navires de pêche se sont imposés comme la technique la plus rentable et ont structuré la filière pêche en France. Une incroyable efficacité certes, mais synonyme de destruction des habitats, de prises accessoires démesurées et d’une surexploitation quasi continue.
Dans son bureau à Sète, Sandrine Vaz, chercheuse en écologie halieutique (qui concerne la pêche) et spécialiste des impacts physiques des pêches, revient sur l’histoire du chalut. Elle commence à l’Antiquité, où l’ancêtre du chalut est apparu chez les Romains : on pouvait retrouver des filets lestés et traînés sur le fond. Puis, au XIVe siècle, on découvre des plaintes écrites de pêcheurs à filets fixes concernant des pêcheurs à filets traînants qui naviguent sur les mêmes eaux. Ce n’est cependant que son histoire contemporaine qui est synonyme de surexploitation.
À la fin du 19e siècle, au cours des révolutions industrielles et grâce aux progrès techniques, le chalutage va se développer. On y voit l’apparition des bateaux à vapeur qui, plus puissants, peuvent tracter des charges plus lourdes, plus longtemps et sur de plus longues distances. Au XXe siècle, on voit apparaître sur les bateaux des chambres réfrigérées qui permettent de stocker le poisson plus longtemps. On reste plus longtemps en mer, et l’on accroît son volume de pêche et son chiffre d’affaires. C’est cependant qu’à la fin du XXe siècle que la pêche chalutière s’impose sur le plan de la rentabilité. La pression devient globale et chaque espèce, ciblée ou non, se retrouve exploitée. Les limites planétaires commencent à se faire sentir et l’on commence alors à parler de surpêche.
C’est quoi un chalut ?
Tout d’abord, il faut différencier les « arts dormants », qui vont poser au fond de l’eau, les filets, et les « arts traînants », qui comme le chalut, remorquent les filets dans l’eau par un bateau. On peut ainsi distinguer deux catégories de chaluts :
- Les chaluts démersaux qui traînent au niveau du fond ciblant les espèces qui vivent au-dessus du fond, comme le merlu, la sole ou la daurade. Ces filets auront généralement une faible ouverture verticale de deux mètres ou une grande ouverture de plus de cinq mètres.
- Les chaluts démersaux qui traînent au niveau du fond ciblant les espèces qui vivent au-dessus du fond, comme le merlu, la sole ou la daurade. Ces filets auront généralement une faible ouverture verticale de deux mètres ou une grande ouverture de plus de cinq mètres.
L’objectif est d’avoir une ouverture la plus grande possible au niveau de la « bouche de l’entonnoir » pour filtrer un très grand volume d’eau et attraper un maximum de poissons. Pour les pêcheurs, il est important d’avoir un filet au maillage le plus petit, afin d’attraper le plus de ressources dans les filets. C’est en maintenant le contact avec le fond que cette technique s’avère destructrice. Le filet peut être traîné pendant plusieurs heures avant d’être remonté. Les prises sont triées, étêtées, éviscérées, lavées, stockées et les déchets sont rejetés à la mer. Plus l’ouverture est grande, plus on attrape de poissons, mais plus les prises accessoires sont importantes. Ils se comportent alors comme une herse en agriculture. Ils grattent la surface des fonds marins pour surprendre et faire sauter à l’intérieur du filet les espèces vivantes plaquées sur les fonds. Sandrine Vaz résume :
Il faut essayer de créer chez eux un comportement de fuite qui va les faire se soulever et quitter le fonds et les entrainants dans le filet. C’est donc maintenu au fonds avec des chaînes très lourdes, plus au moins grosses et ça a un effet de râteaux sur les fonds marins.
Un anachronisme contemporain
La pêche est millénaire en Méditerranée, mais l’essor du chalutage est « assez récent », nous dit Sandrine Vaz. Pendant des siècles, la pêche fut principalement côtière, faute de moyens techniques et technologiques pour aller pêcher au large et dans les grands fonds. L’apparition du chalut a changé la donne. L’essor du chalut est lié à cette surexploitation presque millénaire des côtes. La disparition de certaines espèces dans les eaux côtières a nécessité un besoin de pêcher plus au large. Pour avoir des criées qui fonctionnent au niveau commercial, Sandrine Vaz explique qu’est nécessaire d’avoir un important volume de débarquements. La majorité des débarquements de poissons en France et en Méditerranée provenant des chaluts, la filière a fini par se structurer autour de ces engins.
Il faut bien se rendre compte de quoi on parle aujourd’hui. En France, 70 % des pêches sont faites au chalut et en Europe, ça doit être plus de 50 %. Il y a donc une importance de cette technique de pêche dans l’alimentation en Europe puisque c’est la technique de pêche dominante.
Sandrine Vaz précise que « le chalutage n’est pas fondamentalement différent » sur la côte méditerranéenne que sur la côte atlantique. Malgré des réglementations au niveau des jours de sortie des chalutiers, la flotte rapporte près de deux tiers des volumes pêchés. Le bassin méditerranéen a ses propres spécificités naturelles qui n’aident pas les écosystèmes à s’adapter à l’impact des chaluts.
La particularité du golfe du Lion, c’est sa nature oligotrophe (pauvre en éléments nutritifs). Une mer qui se révèle moins reproductive que d’autres, telle que la mer du Nord ou l’Atlantique. Les rendements des pêches sont donc forcément moindres. Cela conduit à une plus grande fragilité des habitats marins, comparé à ceux se trouvant dans des eaux plus reproductives. S’ajoute à cela la nature « calme » de la Méditerranée, due au manque de pressions naturelles (le manque de courants forts et l’inexistence des marées). Les écosystèmes du golfe du Lion deviennent, en conséquence, bien plus sensibles aux perturbations non naturelles.
Le nombre de chalutiers dans le golfe du Lion a pourtant diminué depuis 20 ans. Une centaine contre seulement quelques dizaines aujourd’hui. Une explication, la surexploitation et la diminution de la ressource. La crise écologique des petits pélagiques (les anchois et les sardines) est caractéristique de cette diminution.
Les planctons sont moins nutritifs qu’avant. Les petits pélagiques ont donc besoin de plus d’effort pour se nourrir et ne sont plus commercialisables car trop maigres. Il y a eu un effondrement de cette ressource-là et les chaluts se sont rabattus sur la pêche des fonds des ressources démersales, qui étaient déjà surexploitées et maintenant elles sont effondrées.
Benoît Vincent, ingénieur en technologie des pêches, expliquait durant la conférence de presse de l’Ifremer sur l’état des poissons en France en février 2023, que les impacts physiques des chaluts ne sont pas à sous-estimer. Le premier impact physique des chaluts, c’est la modification sédimentaire des fonds. Les sédiments (dépôts de matière) vont être soulevés lors du passage des chaluts, et déplacés. Une modification de la « chimie des fonds marins » s’opère alors. Particulièrement en accentuant la dispersion de métaux lourds dans l’eau, précisait-il.
Au passage des chalutiers, tout l’écosystème se retrouve sous pression. La pêche aux pélagiques (réalisée avec des chaluts à très grande ouverture) implique une abondance de prises accessoires et parmi elles, en méditerranée, le requin-renard commun (ou communément appelé, le requin des mers). En dépit des rares prises accessoires, 10 tonnes par an environ (soit 0,45 % des débarquements), l’espèce reste sous pression. De plus, les rejets (de matières organiques) peuvent influer sur le comportement de certains oiseaux marins faisant partie de cet écosystème. Une dépendance à ces rejets peut se développer et donc ils cessent la chasse des petits poissons.
Cette méthode de pêche apparaît comme du non-sens lorsque l’on parle de pêche durable. Son fonctionnement a été développé afin d’être le plus efficace et rentable possible, en dépit de son impact. Scientifiques, associations et pêcheurs sonnent l’alarme. Pour Philippe Cury, le chalut est un « anachronisme contemporain » et il faut mettre un terme à son utilisation :
Par ailleurs, le 21 février 2023, la Commission européenne a publié une communication présentant des recommandations de l’Union européenne pour protéger et restaurer les écosystèmes marins. Dans ce plan, la Commission recommande aux États membres d’interdire la pêche chalutière dans les aires marines protégées. Cette décision a suscité la colère des pêcheurs, qui ont alors lancé un appel à la grève pour montrer leur désaccord et sensibiliser sur leurs conditions de travail. L’État français s’est rapidement positionné en opposition à cette interdiction des engins de fonds dans les aires marines protégées, comme l’a déclaré Hervé Berville, secrétaire d’État chargé de la Mer, lors d’une séance de questions aux gouvernements le 8 mars. Pour Charles Braines, ancien chef de projet de pêche durable au WWF, devenu pêcheur et aujourd’hui président de l’association Pleine Mer, ce genre de communication ne pouvait qu’énerver les pêcheurs.
Dire « les chaluts c’est fini », ça va les braquer. C’est le but, mais il faut travailler avec les pêcheurs et les accompagner vers une transition durable.
D’autre part, une récente étude publiée dans Nature a mis en lumière l’importante empreinte carbone du chalutage. L’équipe de scientifiques explique tout d’abord que les fonds marins sont « plus grand réservoir à long terme de carbone de la planète ». Il apparaît essentiel de ne pas fragiliser et déstabiliser ces réservoirs, car les sédiments qu’ils contiennent peuvent rester enfouis dans les profondeurs pendant des milliers d’années. Cependant, le chalutage contribue à l’acidification des mers et des océans en raclant les fonds marins, ce qui libèrerait le carbone dans l’eau et dans l’atmosphère.
À l’échelle mondiale, la pêche chalutière libèrerait environ 1,5 gigatonne de CO2 dans les mers chaque année, soit l’équivalent de 1 500 millions de tonnes. Pour réduire l’impact des chalutiers sur ces « puits à carbone », la mise en place d’aires marines protégées (AMP) où la pêche sur les fonds serait privilégiée. Selon l’étude, protéger seulement 3,6 % des océans de la planète (principalement dans les ZEE) permettrait de réduire de 90 % le risque de perturbation du carbone.
En comparaison, il est intéressant de noter que les émissions de la pêche chalutière sont presque aussi importantes que celles du transport aérien. En effet, en 2021, l’aviation était responsable de près de 1 gigatonne d’émissions, soit 2,5 % des émissions mondiales. Cette étude permet d’appuyer l’urgence et la nécessité de prendre des mesures par rapport au chalutage, pour protéger les océans.
Des chaluts artisanaux ?
Lors de ma rencontre avec des pêcheurs au Grau-du-Roi, on m’avait parlé de « chaluts artisanaux ». Une sémantique qui me laissa dubitatif. Des chaluts « loin de l’image que l’on peut avoir », me disait-on. Pour Sandrine Vaz, c’est la notion de « patron pêcheur » qui est au cœur de cette sémantique défendue par les pêcheurs. Une distinction entre une pêcherie où il y aurait un seul patron de pêche (qui aurait un seul ou quelques bateaux) et une flotte industrielle. Des pêcheurs qui se considèrent comme « artisanaux », du point de vue de la taille de l’entreprise et du chiffre d’affaires. Mais du point de vue de la ressource, qu’elle soit pêchée par un chalutier qui appartient à une seule personne, ou par un chalutier faisant partie d’une flotte industrielle, cela ne change rien. L’impact d’un chalut, artisanal ou non, reste trop important. Il en devient alors compliqué de parler de pêche durable.
Un chalut, c’est un chalut.
« On pêche plus mais on pêche moins » me disait Philippe Cury. L’effort de pêche a augmenté de façon irrationnelle le siècle dernier et on se retrouve aujourd’hui avec « une mer sans poissons », ou qui risque de le devenir. Une prise de conscience tardive des instances politiques qui est encore loin d’être suffisante. La gestion des chaluts semble devoir changer afin de prétendre tendre vers une pêche durable.