À la fin des années 90, une communauté gnaoua a vu le jour à Bruxelles. Au fil des ans, la capitale européenne est également devenue la capitale des Gnaoua en dehors du Maroc.
Ce 27 janvier, en fin d’après-midi, des bruits de percussion se font entendre au loin dans le centre de Bruxelles. Sur la place du Vieux Marché aux Grains, devant l’église Sainte-Catherine, des passants forment un arc de cercle face à des musiciens de rue aux tenues colorées. Des pompons tournoient dans les airs, portés par le petit vent qui souffle aujourd’hui. Maâlem Hicham Bilali et Maâlem Driss Filali ont sorti les tbal, Aziz Moustaid, le Koyo, tient fermement ses qraqeb, tout en dévoilant ses talents de danseur, qui donnent presque le tournis.
On pourrait croire à une krîma dans les rues de Bruxelles. Mais ici, pas de « Photo avec les Gnaoua », pas d’argent. Les Gnaoua de Bruxelles animent la rue et apportent un peu de soleil dans la journée grise des passants. En attendant le concert qui aura lieu au Centre culturel De Markten, juste à côté, trompettes, flutes traversières et saxophones les rejoignent. À l’affiche, ce soir : le groupe Remork & Karkaba, lancé par la maison de production MetX. Fusion fanfare et gnaoua à la sauce bruxelloise.
Le chemin des Maâlem Hicham Bilali et Driss Filali, les a tous les deux conduits de Fès à Bruxelles. Driss naît fils d’un grand Maâlem fassi. Hicham, lui, ne commence son apprentissage qu’à ses 18 ans auprès de Maâlem Dekkaki. Déjà tard dans la tradition gnaoua. « Cela ne m’a pris que trois ans. Quand on demande à mon maître comment j’ai pu apprendre les choses aussi vite, il dit que c’est parce que j’ai entendu la musique dans le ventre de ma mère. Elle organisait souvent des Lila et faisait la transe », raconte-t-il. Maâlem Dekkaki se souvient d’ailleurs très bien de cette époque. « J’ai vu Hicham grandir, c’était comme mon fils. Quand il a terminé l’école, je lui ai proposé d’apprendre la musique gnaoua. »
Si la formation ne dure que trois ans, Hicham doit quand même respecter toute la tradition. « Mon maître a insisté pour que je voyage, que je fasse la Jola. Il voulait que je découvre tout ce que je ne voyais pas avec lui. J’étais déjà allé à Marrakech et je suis parti à Casablanca pendant trois mois et demi. J’ai appris beaucoup de choses et j’ai rencontré Maâlem Hamida Boussou », se souvient-il. À son retour à Fès, le jeune gnaoua se charge de l’animation dans les hôtels et les restaurants. Mais quand Maâlem Dekkaki l’appelle pour une Lila, il répond toujours présent. « En 2002, Driss a rejoint le groupe de mon maître. Il avait fait son apprentissage auprès de son père et de Maâlem Boujemaa. Maâlem Dekkaki est son cousin. C’est à ce moment-là qu’on a commencé à travailler ensemble. »
Les Gnaoua arrivent à Bruxelles
La Jola continue avec des tournées en Europe. En 2003, le groupe mené par Maâlem Dekkaki se rend à Barcelone et dans plusieurs villes françaises. En 2006, c’est Amsterdam. « Après ça, en 2007, un ami qui était comme mon manager, Farid, m’a appelé pour que l’on vienne jouer au Festival de la Soupe, à Lille. Le Consulat a refusé notre demande de visa, on était en août. En octobre, Farid a organisé un autre concert à Nancy. Cette fois, le visa a été accepté », se rappelle Hicham. Il part avec son maître, Driss, un autre Driss, Rachid et Khalil, qui sont aussi membres du groupe. « Au Maroc, j’avais déjà décidé qu’après le concert, je resterais en Europe. J’étais le responsable du groupe, donc j’ai prévenu les autres. »
Après Lille, le groupe passe quelques jours à Bruxelles, où Maâlem Dekkaki connaît déjà Maâlem Rida Stitou. Ce maître fait partie des premiers gnaoua à s’être installés durablement dans la capitale européenne. Il est arrivé de Tanger, porte d’entrée vers l’Europe, à la fin des années 90. Après avoir rassemblé plusieurs membres de la confrérie, il donne naissance au tout premier groupe, qui porte bien son nom : Les Gnawa de Bruxelles.
Séduits par la ville, sa multiculturalité, sa dynamique, Hicham et Driss décident, eux aussi, de poser leurs valises à Bruxelles. Pendant un temps, ils rejoignent Les Gnawa de Bruxelles, leurs premiers contacts marocains et artistiques en Belgique. « Je n’étais pas vraiment fixé avec eux. Parfois, je jouais avec eux, parfois avec un autre groupe qui joue durant les mariages, Dakka Al Manar », se souvient Hicham.
Le Gnaoua a surtout soif de rencontres, de collaborations artistiques. Tous les lundis, il part faire une jam dans un café du centre. En 2012, il arrête tous ces à-côtés pour monter son propre groupe : Gnawa Black Koyo et l’ASBL du même nom. « On est huit dans le groupe. Driss n’en fait pas partie, mais il joue souvent avec nous. Il est comme mon frère, on n’a jamais eu de problèmes. Il vient tout le temps avec nous et on vient tout le temps avec lui. » Hicham n’abandonne pas les rencontres avec les autres artistes. The Grey Stars, de la fusion musique gnaoua et rock’n’roll, voit le jour en parallèle.
Des concerts jusqu’en Flandre
Le 6 février, c’est toujours ensemble que Driss et Hicham animent une Lila-concert à Bruges. Dans une petite salle de Concertgebouw, sept coussins sont déposés derrière un tapis. De part et d’autre, des drapeaux. Au centre, le guembri. Pendant que les Gnaoua se préparent, Luc Mishalle ouvre le bal en néerlandais. Il revient sur l’histoire de la confrérie, la spécificité de leur musique, rappelle que la musicologue Hélène Sechehaye, la première à avoir travaillé avec eux, a beaucoup aidé les Gnaoua installés à Bruxelles.
Lui aussi, les a aidés. Le musicien anversois, déjà touché par la musique marocaine et des dizaines de grands projets au compteur – du chaâbi, du raï, – rencontre les premiers Gnaoua dès leur arrivée. « Quand ils se sont un peu organisés, j’ai tout de suite travaillé avec eux », souligne Luc Mishalle. Plusieurs projets sont nés avec MetX, la maison de production qu’il a fondée : Marockin’ Brass, avec Rida Stitou à sa tête, puis Driss Filali, Remork & Karkaba, cette fanfare gnaoua qui faisait danser il y a encore quelques jours à Bruxelles, Ago Gnaoua… À MetX, il propose même des cours de musique gnaoua.
Tous ces projets fonctionnent parce que Luc Mishalle sait comment travailler avec des musiciens issus « de la minorité » : l’artiste ne regarde pas la musique à travers le prisme du canon occidental. « Durant toute ma carrière, j’ai essayé de convaincre mes collègues qu’il ne fallait pas seulement regarder la justesse des notes jouées. Qu’il fallait regarder l’enthousiasme, la générosité, le fait que c’est multidisciplinaire, qu’il y a une danse, des costumes, que tout est ancré dans une culture, que le public est mixte…Tous ces critères qui ne sont jamais pris en compte. »
Pendant près de quatre heures, à Bruges, les membres de Gnawa Black Koyo, Hicham, Marwane, Aziz, accompagnés de Hanane, Souhaib, Badr et Driss vont faire découvrir leur musique au public flamand. Une musique teintée de toutes ces qualités mises en avant par Luc Mishalle. Assis sur des chaises durant une grande partie du concert, les spectateurs termineront la Lila-concert en dansant avec eux. Jusqu’à en avoir le tournis.
La Lila de Chaâbane
À 19 heures, la maison africaine flamande, installée dans la commune d’Ixelles, est déjà bien remplie de Marocains, ce 25 mars. La darija résonne jusqu’à l’extérieur, sur la chaussée de Wavre. Tous les Gnaoua de Bruxelles sont là : les membres de Gnawa Black Koyo, Driss Filali, et même Rida Stitou. Ce dernier a la charge, ce soir, de la partie de divertissement « Ouled Bambara ». Sur les chaises installées autour de l’air sacrée, on se délecte de cette ambiance. Les adeptes de la confrérie attendent depuis deux ans, déjà, qu’une véritable Lila soit organisée à Bruxelles. En ce mois de Chaâbane, les restrictions sanitaires ont enfin disparu.
Ici, pas de sacrifice, pas de foulards de couleurs comme dans les Lila organisées au Maroc. L’encens embaumera tout de même la salle toute la soirée. À l’intérieur, on est comme dans un hammam. La chaleur est étouffante, la fumée du parfum à brûler fait tourner la tête. Tout cela participe à la possession, qui se fait de plus en plus présente sur l’aire sacrée. Hicham et Driss, les deux Maâlem, se passent le guembri avant de faire une pause au son des Aïssaoua de Bruxelles. Ici, on vit et partage tout, ensemble.
Pendant la pause, le public est informé que la salle fermera ses portes à minuit. Pas de Lila jusqu’au petit matin, comme c’est le cas d’habitude. Les Gnaoua sautent des couleurs, jouent moins de chants. Mais arrivent tout de même jusqu’à la famille des esprits noirs, la plus intense, pour beaucoup. Un plateau de verre pillé est déposé loin d’une femme, des râles se font entendre. On éteint les lumières qui éclairent l’aire sacrée. Des coups de qraqeb éclatent sur une tête. Maâlem Hicham Bilali maîtrise maintenant les transes de huit personnes à la fois et les accompagne jusqu’au bout avec son guembri. Certaines s’écrouleront à terre. D’autres iront s’avachir sur des chaises, avant d’être aspergées d’eau de fleur d’oranger.
Vers un nouveau voyage
Après les frissons, minuit sonne. Il faut ranger rapidement la salle mais le public est satisfait. Pendant un mois, les forces invisibles ne sortiront plus. Place maintenant au mois sacré de Ramadan. Hicham Bilali, lui, laissera place au travail avec le premier album du groupe Gnawa Black Koyo, lancé il y a plusieurs semaines.
« Dans cet album, je joue un mélange du Nord et du Sud du Maroc parce qu’on est mélangés à Bruxelles. Parfois, je joue des morceaux avec le style de Fès mais avec les chœurs du Nord. Ceux qui connaissent les Gnaoua le reconnaîtront. Je joue aussi de la fusion, comme je le faisais avec mon groupe Grey Stars. Je ne mets pas de qraqeb sur tous les morceaux. On a fait chant-guembri, chant-guembri-aouïcha, un morceau de Driss et moi avec le guembri où on chante tous les deux. On a fait des choses spéciales et nouvelles », raconte-t-il.
« On dit que la musique gnaoua, c’est comme quand on rentre à l’école. On fait la première, la seconde, la troisième, le secondaire, etc. Le Bac, c’est quand tu deviens maître. Mais après le Bac, tu peux continuer, avec d’autres choses », dit-il. La prochaine étape, pour Hicham Bilali et les Gnawa Black Koyo, c’est la concrétisation : celle d’être, en plus d’un Gnaoua, un véritable artiste. Un nouveau voyage s’annonce.
Trois questions à Hélène Sechehaye, musicologue et professeure à l’ULB
Hélène Sechehaye est la première à avoir effectué une recherche approfondie sur les Gnaoua de Bruxelles. En 2020, après six ans de travail sur le sujet, elle soutient sa thèse en ethnomusicologie : « Des Gnawa à Bruxelles aux Gnawa de Bruxelles. : Analyse de pratiques musicales relocalisées », qu’elle accompagne d’un CD destiné, lui aussi, à la recherche. « Jola – Hidden Gnawa Music in Brussels » a été reconnu par le gouvernement flamand comme « exemple inspirant pour la sauvegarde du patrimoine immatériel », avec les cours donnés à MetX et le festival Gnaoua de Gand. Rencontre.
Quelle est la particularité des Gnaoua de Bruxelles ?
La particularité des Gnaoua de Bruxelles, c’est d’abord qu’ils sont nombreux. C’est la plus grande communauté des Gnaoua en dehors du Maroc. Ce sont également tous des musiciens très bien formés, qui ont suivi l’apprentissage traditionnel au Maroc et qui sont devenus maîtres. Le fait que la majorité d’entre eux vienne du Nord, c’est aussi quelque chose de spécial parce que la tradition du Nord n’est pas très connue, même au Maroc. Ce qui est important aussi, à Bruxelles, est le fait que ce soit une petite ville : les Gnaoua sont tous concentrés à Molenbeek. Ils sont tout le temps ensemble et il y a vraiment une communauté qu’à Paris, il n’y a peut-être pas. C’est plus que simplement faire de la musique, être Gnaoua à Bruxelles. C’est vraiment cette vie sociale de Gnaoua. Ici, ils sont stimulés les uns par les autres. Ils se détestent aussi, parfois, mais ils ne peuvent pas faire l’un sans l’autre. Cela nous amène à une autre particularité. Au début, ils devaient tous jouer ensemble mais ils ne venaient pas tous des mêmes villes et il y a des répertoires qu’ils ne connaissaient pas quand ils étaient au Maroc et qu’ils ont été obligés d’apprendre ici, pour jouer ensemble. Donc il y a aussi une évolution du répertoire. Il y a des Lila dans lesquelles les musiciens vont commencer avec un morceau de Tanger puis vont jouer un morceau de Fès. C’est un nouveau répertoire qui s’est constitué, avec pleins d’influences différentes alors qu’au Maroc, chaque ville a vraiment son propre répertoire.
Comment est né le CD ?
En 2018, j’avais rencontré un peu tous les musiciens. Une fois que je les ai tous rencontrés, j’ai eu l’idée du CD. Ça me permettait d’avoir au moins un bon enregistrement de chaque musicien mais aussi de les remercier. C’était ma manière de leur offrir quelque chose, après tout ce qu’ils m’avaient offert, tout le temps qu’ils m’avaient consacré. C’est un CD qui s’appelle Jola et qui veut dire « le tour ». À Bruxelles, les maîtres viennent de villes différentes et ont un savoir-faire unique, unique dans le sens spécifique. Un langage musical qui leur est propre, une personnalité qui leur est propre donc je voulais qu’on fasse la Jola à Bruxelles de tous les maîtres. Ce ne sont pas tous des maîtres, il y a des maîtres et des gens qui jouent du guembri. Dans le CD, j’ai mis tous ceux qui avaient joué du guembri à une Lila à laquelle j’avais assisté à Bruxelles ou qui y avaient chanté. Hanane, qui est la seule femme du CD, chante beaucoup. Ça a été l’idée de base. Choisir le label a été plus compliqué parce que le CD n’a pas pour but d’être une création artistique. Le but, ce n’est pas que ce soit une production musicale qui soit intéressante pour des gens qui aiment la musique du monde. Le but, c’est que ce soit documentaire, une archive de ce qu’il se passe à Bruxelles, que j’explique qui sont les musiciens, pourquoi ils sont là, pourquoi ils jouent ce qu’ils jouent. Évidemment, il faut que ce soit un CD agréable à écouter mais ce n’est pas le but premier. Le label avec qui je travaillais, Muziekpublique, fait justement beaucoup de production de créations musicales qui développent un répertoire original. Ils ont accepté de le produire et c’est un CD particulier dans leur collection.
Quand a-t-il vu le jour ?
On a enregistré en mai 2019. On a réenregistré en septembre 2019 pour les chœurs, et le CD est sorti en mars 2020. Le bon timing ! On a imprimé plus de 1.000 CD et il y en a 200/250 qui sont partis pour la promotion, chez les journalistes. Ça a bien marché. Clairement, ce n’était pas le meilleur CD de l’année parce que ce n’était pas un CD destiné à être un hit. Mais les gens ont compris la démarche qu’il y avait derrière. J’étais super contente parce que j’avais peur qu’ils ne comprennent pas, qu’ils écoutent et qu’ils se disent « C’est encore un CD gnaoua ». Ils ont bien compris que ce n’était pas juste ça. Et ils ont aussi trouvé que l’enregistrement était de bonne qualité alors qu’avec les Gnaoua, c’est souvent très compliqué d’enregistrer en bonne qualité. On avait prévu des concerts et deux Lila pour la promotion, il n’y en a qu’une qui a eu lieu au Jacques Franck avec Rida et ses musiciens. On devait en faire une autre au VK avec Hicham et Driss, mais elle a été annulée à cause de la pandémie. On est quand même partis en tournée grâce à ce CD, avec La Maison des Cultures du Monde. À Genève et à Paris.