Marrakech

Marrakech, la capitale touristique du Maroc est également le véritable berceau de la confrérie des Gnaoua. C’est ici, principalement, que leurs ancêtres étaient envoyés au temps de la traite négrière.

Malgré la haute saison, la capitale touristique est loin de son effervescence habituelle. Les frontières du Maroc ont rouvert pour l’été mais les touristes, prudents, ne prennent pas le risque de rester bloqués au pays. Tout le monde a encore en mémoire la fermeture du royaume, du jour au lendemain, en mars 2020. Quelques visiteurs n’ont quand même pu se passer de leurs vacances annuelles à Marrakech. Ils font un tour de calèche, goûtent au traditionnel couscous du vendredi, attendent un taxi pour visiter le Jardin Majorelle, se prennent en photo devant la majestueuse mosquée couleur ocre, La Koutoubia.

Sur la place Jemaa el-Fna, la plus connue et la plus courue du Maroc, le Covid a laissé ses marques. D’habitude noire de foule et remplie de marchands ambulants, elle fait grise mine, en cet après-midi d’août. Quelques stands proposent des jus à tous les fruits. Les restaurants ont installé leurs tables, leurs bancs et leurs garçons qui essayent d’appâter les rares clients. « Ici, on vend de la bière. » « Du méchoui, ma sœur ? » À leur droite, c’est le coin des plantes, mais aussi des feuilles de menthe fraîche qui serviront à faire le thé. Malgré la chaleur étouffante, on se resservira volontiers de la boisson favorite du Maroc. À leur gauche, les charmeurs de serpent offrent toujours le même spectacle, assis sur leurs petits tabourets de couleur. Ils partagent leur bout de place avec les Gnaoua, hèlent les mêmes passants pour quelques dirhams. « Vous voulez tenir un serpent ? Une photo avec les Gnaoua ? »

De la musique et une photo en échange de quelques monnaies. On pourrait croire à de la mendicité. C’est en fait une tradition, dans la culture des Gnaoua. Ce spectacle de rue s’appelle la krîma. C’est le côté profane des Gnaoua, dans lequel se joue seulement la partie de divertissement. Alors, quel meilleur endroit pour la krîma que le lieu le plus touristique du Maroc ? En 2019, avant la pandémie, ils étaient près de 3 millions à avoir visité la ville ocre. Au moins presque autant à avoir foulé sa plus célèbre place.

Une véritable école

En dehors de la krîma, Jemaa el-Fna occupe une autre place importante au sein de la confrérie des Gnaoua : c’est aussi une véritable école. Aux côtés de ceux qui proposent des photos, il y a ceux qui s’assoient et jouent du guembri. Maâlem Ahmed Bakbou, Maâlem Abdelkebir Merchane… les plus grands maîtres marrakchis auraient leur place attitrée, ici.

 

Devant eux, s’installent des jeunes en quête de savoir, en quête d’un maître. L’apprentissage de la musique gnaoua passe traditionnellement par l’observation. Aucune partition. C’est un long processus à parcourir, à se rappeler. « Il y a des étapes à respecter pour devenir Maâlem », lance Tariq Aït Hmitti, lui-même fils d’un grand Maâlem marrakchi : le Zoukay, qui porte le matériel, le Yeksou, qui est l’assistant, le Koyo, qui joue des qraqeb, danse et chante à côté du Maâlem. Et un répertoire de plus de 100 chants et de leurs danses, divisé en 7 familles de couleur, 7 familles de forces invisibles, à mémoriser. « Après ça, tu n’as pas encore le pouvoir de jouer du guembri. Le Koyo doit organiser une Lila avec 10 grands Maâlem pour devenir lui-même Maâlem. C’est son examen », ajoute Tariq.

Tariq Aït Hmitti a, lui, appris et grandi auprès de plusieurs Maâlem : Moustapha Bakbou, Abdelkebir Merchane, Mahmoud Gania, Hamid El-Kesri, Simohamed Koyo…  Il a passé toutes les étapes, a reçu leur bénédiction. Malgré tout, il ne s’est jamais proclamé Maâlem, « par respect pour eux ». « Il y a longtemps, je travaillais avec Maâlem Bakbou mais jamais il ne m’a vu jouer du guembri. J’avais trop de respect pour lui, je l’aime beaucoup, c’est un grand maître. La première fois qu’il m’a vu en jouer, c’était, à la compétition du festival d’Essaouira, en 2007. Puis, en 2018, il m’a donné son guembri sur scène. Il n’avait jamais donné son guembri à personne. J’étais très ému », se rappelle-t-il.

La krîma moderne

Le jeune Maâlem a toujours respecté la tradition, mais, en grandissant, il a tout de même choisi une autre voie : « apporter quelque chose de nouveau » à la musique gnaoua. En 2011, il crée son groupe de fusion électro et joue depuis dans des restaurants, des pubs, des mariages, des soirées privées. Une nouvelle façon de faire la krîma. « La musique gnaoua a beaucoup évolué. C’est très important pour qu’elle reste vivante. Les anciens Maâlem n’aiment pas trop ça parce que ce n’est pas dans leur mentalité. Mais les jeunes doivent faire autre chose pour gagner leur vie, avoir un public, travailler. Heureusement, il y a quand même des Maâlem qui aiment bien parce qu’ils savent que c’est la nouvelle génération de Maâlem », dit-il.

 

Dans une des rues perpendiculaires à la place, de nombreux Marrakchis viennent chercher la fraîcheur sous la climatisation de la Pâtisserie des Princes. Parmi eux, Ahmed Ennmini, jeune gnaoua en apprentissage. Contrairement à Tariq, il n’a pas grandi dans une famille gnaoua. Mais il a très vite compris qu’il était fait pour ça. « Surtout grâce au guembri parce que je trouvais que c’était un instrument incroyable », se souvient le jeune marrakchi. Il découvre la musique auprès du Casablancais Maâlem Hamida Boussou, qui invitait son père à des Lila. Puis, comme les autres, il apprend en observant. « Je regardais les mains d’un Koyo qui jouait avec Maâlem Bakbou, Mjid, pour apprendre à jouer du guembri. C’est mon voisin. J’allais aussi sur la place Jemaa el-Fna pour apprendre et m’entraîner. Je continue d’y aller mais quand j’y vais, je ne fais pas de krîma. »

Ahmed a remplacé la krîma par le spectacle dans un restaurant, comme Tariq. « Je travaille à Dar Soukkar. Ils ont un spectacle tous les soirs avec des Gnaoua, des danseuses, des jeux de lumières, etc. En ce moment, il n’y en a plus à cause du couvre-feu », raconte-t-il. À côté, il est menuisier, spécialisé surtout dans la fabrication de guembri. Avec son frère et son père, artisan, qui s’occupe des décorations de l’instrument, il tient son atelier. « Quand j’avais 11-12 ans, je suis allé voir un Maâlem pour lui demander comment on fabriquait un guembri. Quand j’ai fabriqué mon tout premier, je ne le laissais pas à la maison pour que mon père ne le voit pas. Il voulait que je continue d’aller à l’école. Puis un jour, il l’a su, et il m’a dit que si je voulais suivre ce domaine, j’étais libre de le faire. »

L’art de fabriquer le guembri

En fin de journée, Tariq Aït Hmitti a amené son guembri pour réparation dans un autre atelier de Marrakech. Les quelques mètres carrés recouverts de sciure de bois abritent de la chaleur étouffante. De petits animaux à plume se baladent dans l’espace. Driss Essamlali, 27 ans, est le maître du lieu. « J’ai commencé par apprendre à jouer du guembri, puis j’ai appris le métier de fabricant de guembri. Je fais ça depuis 8 ans. Je me suis lancé dedans parce que je ne trouvais personne qui fabriquait des guembri aussi bons que ce que je voulais. Je ne trouvais que des arnaqueurs, qui ne proposaient pas de la bonne qualité », raconte-t-il. « Driss est très bon. Il travaille bien, avec de bonnes techniques. Il est minutieux et c’est très important. Je lui donne tous mes guembri pour qu’il les répare parce que je lui fais confiance », ajoute Tariq.

Dans ce domaine, les traditions bougent autant qu’ailleurs. Au fil des ans, la guembri a été modernisé avec un equalizer comme sur la guitare, pour pouvoir accorder l’instrument. Des prises Jack ont aussi vu le jour. « Les modifications sont arrivées avec la création du festival d’Essaouira. Les Gnaoua ont commencé à faire des fusions avec d’autres artistes et tous ces éléments rendent le fait de jouer ensemble plus facile », lance Driss. Les techniques de fabrication se sont également modernisées. Aujourd’hui, on ne fabrique plus comme avant. « Ceux qui ne savent pas le faire de manière traditionnelle » utilisent des machines pour creuser le corps du guembri. Pour gagner du temps et de l’argent, d’autres ne respectent pas la peau utilisée sur l’instrument.

Driss connaît toutes ces techniques, sait les repérer à la simple mélodie du guembri. Il a regardé les grands maîtres fabricants et, à côté, il joue, fait des spectacles dans des hôtels et des restaurants, accompagné par son ami Hicham Daiz, qui est à l’atelier aujourd’hui. « La qualité de l’instrument est importante pour moi, tout comme la voix du Maâlem. Quand je joue ou que j’écoute de la musique gnaoua, je suis soulagé. J’ai appris grâce à un jeune Maâlem de Rabat. Il m’a donné les bases puis j’ai appris chez plusieurs Maâlem. Mais pour moi, l’école de Marrakech reste la référence. Tous les grands maîtres sont Marrakchis. »

Des cassettes audios …

À côté de l’école traditionnelle, celle de l’observation auprès d’un grand maître, une autre école est née au sein de la confrérie des Gnaoua. Dans les années 90, les cassettes audios sont partout, même au Maroc. Quelques grands maîtres gnaoua ont été enregistrés. C’est comme cela que Abderrafia Darkaoui, appelé Salim Gnawi, découvre leur musique. « Ma mère m’a raconté qu’un jour, quand on était sortis, je ne voulais pas partir parce que j’entendais de la musique gnaoua. Le monsieur qui avait mis la cassette l’a donné à ma mère. Et elle m’a dit que, par la suite, à chaque fois qu’elle me la faisait écouter, je me calmais », raconte-t-il.

À l’âge de 11 ans, il rencontre un Gnaoua qui a son propre guembri. « Quand je l’ai vu, je lui ai demandé si je pouvais essayer. Je n’ai pas réussi à en jouer donc j’étais frustré. Et c’est là que j’ai décidé d’apprendre. » C’est auprès de Mahmoud Gania, le seul qui a enregistré en studio à ce moment-là, qu’il découvre le vaste répertoire gnaoua. Les cassettes deviennent son maître, ses oreilles deviennent ses yeux. « Mon grand-frère partait souvent à Essaouira et, à chaque fois qu’il y allait, il me ramenait des cassettes. Je les écoutais, je réfléchissais, je les apprenais et je réussissais à jouer du guembri », se rappelle-t-il. L’instrument devient son meilleur ami. Il ne le quitte que pour aller à l’école.

Salim Gnawa joue du guembri dans son magasin
Salim Gnawi joue du guembri dans son magasin de réparation de téléphones à Marrakech © Camille Bigo

… aux vidéos YouTube

Plus tard, il jouera dans un restaurant, dans un hôtel. Puis, pendant huit ans, plus rien. « En 2011-2012, j’ai arrêté de jouer à cause de ce que je pensais de la religion. Finalement, je me suis rendu compte que la musique était quelque chose de bien, que je ne faisais de mal à personne. Mon père est muezzin, il appelle à la prière, et il a toujours accepté ma musique. Je suis fier de mon père parce qu’il a l’esprit ouvert, même s’il est religieux. Ni ma mère, ni mon père ne m’ont posé de problèmes. Ils m’ont dit que je pouvais faire ce que je voulais. »

Il y a deux ans, c’est le grand retour avec un grand projet. Salim Gnawi lance sa chaîne sur YouTube pour que tout le monde puisse s’essayer au guembri. Les réseaux sociaux ont remplacé les cassettes, pour ceux qui n’ont pas de maîtres. « J’ai commencé par la dernière couleur, le jaune, qui représente les femmes. Je reviens en marche arrière parce que les derniers morceaux du répertoire sont les plus faciles. Mon rêve, c’est de terminer tout le répertoire. Je ne donne des cours que sur la chaîne YouTube car pour donner des cours en vrai, il faut avoir un local. Mais j’ai quand même pour projet de faire un centre. »

 

« Pour moi, c’était très important de proposer ces cours. Quand j’apprenais le guembri, je me disais que si j’avais eu une caméra, je l’aurais mise devant un Maâlem pour voir ce qu’il faisait. Maintenant, on a de nouvelles possibilités et je peux permettre à d’autres d’apprendre. De réaliser le rêve que j’avais plus jeune, pour les autres. J’ai des élèves qui viennent de partout : Canada, États-Unis, Belgique, France... La musique gnaoua commence à revivre grâce aux jeunes. »

Les frontières s’effacent et Salim Gnawi a gagné des amis partout dans le monde grâce à ce projet. Et même le respect des grands maîtres. De son maître préféré, en tout cas, Moustapha Bakbou. « On n’a jamais joué ensemble mais j’ai assisté à ses Lila. Je n’ose pas jouer avec lui. Dernièrement, il m’a donné un guembri en cadeau. Il est venu ici, je lui ai réparé un téléphone. Je ne voulais pas prendre d’argent donc le lendemain, il m’a apporté un guembri. Je suis un des seuls à avoir un guembri de Moustapha Bakbou. En plus, il aime bien l’idée que je donne des cours sur internet. C’est le premier Maâlem à m’avoir encouragé. » Les traditions changent, le respect des grands maîtres reste.