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Entomophagie : quand les insectes s’invitent à table

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Entomophagie : quand les insectes s’invitent à table

Entomophagie : quand les insectes s’invitent à table

Publié le 22-05-2023 par , , , et

La consommation d’insectes a débarqué en Europe. Elle reste minoritaire, mais semble être une alternative possible pour garantir la sécurité alimentaire mondiale.

Après le ver de farine séché et le criquet migrateur, c’est au tour du grillon de rentrer dans le marché de l’agroalimentaire. 

En décembre 2021, l’Union européenne (UE) a autorisé la commercialisation de ce troisième insecte. Il peut être utilisé dans les produits (ultra)transformés, mais aussi dans les produits de boulangerie. Le débat est revenu, récemment, dans l’actualité. En janvier 2023, une précision a été apportée. La poudre de grillons dégraissés est maintenant autorisée. Un grillon dégraissé, c’est simplement une version allégée du produit initial. 

Certains consommateurs ont fait savoir sur les réseaux sociaux qu’ils n’étaient pas conquis par l’idée de manger des insectes sans le savoir. Ce ne sera pas le cas, comme le règlement de l’UE l’assure : « Il convient que les denrées alimentaires contenant de la poudre d’acheta domesticus (grillons domestiques) partiellement dégraissés soient étiquetées de manière appropriée conformément aux dispositions de l’article 9 du règlement (UE) 2015/2283. »  

Effet de mode ou réelle alternative durable ?

Dissection d’une habitude alimentaire
Espèce de chenilles la plus consommée en Afrique. © Klea Kraja

L’entomophagie est la consommation d’insectes par les hommes. Du grec ancien : entomos signifie insecte, et phagos signifie manger.

Avez-vous déjà entendu le récit d’un proche aventureux qui, lors d’un voyage en Asie ou en Amérique latine, s’est attardé à un étalage d’insectes frits et en a fait son quatre-heures ? Plus qu’une anecdote de voyage, c’est pourtant une habitude alimentaire commune à de nombreux pays. Mais elle reste encore peu répandue en Europe et plus particulièrement en Belgique. 

Au début des années 2010, les insectes ont connu un pic de popularité. La communauté scientifique s’intéresse de plus en plus au sujet. « Plus de 500 articles de recherche, 88 comptes rendus et 31 chapitres d’ouvrages ont été répertoriés avec un accroissement majeur depuis 2014 », selon l’article Familiarisation et diffusion de l’entomophagie en France. Depuis avril 2012, l’Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) a développé une stratégie de communication pour familiariser les populations à ce type d’alimentation. 

En ce sens, en 2014, s’est tenue la première conférence internationale sur l’entomophagie, nommée « Des insectes pour nourrir le monde ». La FAO a collaboré avec l’Université de Wageningen (Pays-Bas) pour l’occasion. Plus de 450 chercheurs ont été accueillis. Les insectes représenteraient une solution nutritionnelle et écologique face aux enjeux socio-environnementaux du XXIe siècle.

En 2015, les insectes comestibles ont été labellisés « Novel food » par la Commission européenne. L’objectif est de réglementer et lister les nouveaux types d’aliments qui sont consommés, suite à l’augmentation de leurs importations et exportations autour du globe. Cette réglementation européenne a encouragé l’ouverture de ce secteur agroalimentaire, en vue de faciliter le chemin des insectes de l’élevage à l’assiette.

À l’époque, certains commerces ont décidé de prendre le train en marche. Mais cet engouement de la part des consommateurs et consommatrices semble avoir été éphémère. C’est ce qu’a constaté Arthur (nom d’emprunt) vendeur chez Rob The Gourmets’ Market, grande épicerie située à Woluwe-Saint-Pierre : « L’attrait a été important au départ. Il y a quelques années, on vendait des produits de toutes sortes, des plats préparés aux insectes presque encore vivants. Puis, c’est vite retombé. » Des propos appuyés par Jolène (prénom d’emprunt), responsable d’un restaurant haïtien : « Je pense qu’il y a eu un effet de mode ici en Belgique, tout le monde voulait en trouver et en avoir chez soi. Surtout dans le milieu bobo bruxellois. » 

Il serait devenu, aujourd’hui, plus difficile de se procurer des produits composés d’insectes, souvent sous la forme de poudre dans les pâtes à tartiner, les gâteaux ou encore des barres de céréales, mais cette production de niche se serait peu à peu ralentie, faute de clientèle. Gabrielle Wittock, fondatrice de Yuma Food, boutique bio en ligne de vente de produits alimentaires à base d’insectes, explique l’échec de ces concurrents. « Leur stratégie était trop directe. Ils mettaient des insectes tels quels à l’image. Sauf qu’en Occident, ils nous dégoûtent. »

De nombreux acteurs du secteur agroalimentaire et certains politiques seraient contre un nouveau régime 100% insectes. Les lois en faveur de cette alimentation ont été l’objet de vives critiques, comme l’atteste cette prise de parole, en plein hémicycle, de Laurent Duplomb (Les Républicains, droite conservatrice), sénateur de la Haute-Loire, en France.

 

Antoine Mariage, fondateur et gérant d’Entomobio, une ferme d’élevage d’insectes belge, assure même recevoir des menaces de la part de différents détracteurs. « Depuis que j’ai commencé et surtout depuis le Covid et la guerre en Ukraine, les complotistes se sont répandus. Et leur nouveau sujet d’attaque, ce sont les insectes. Chaque semaine, je reçois des menaces de mort. Et certains politiciens, qui manquent de connaissances sur le sujet, ont un rôle à jouer, car ils s’expriment publiquement à ce propos », témoigne-t-il.

La consommation d’insectes à travers la culture et l’histoire
Un plat traditionnel en Afrique : les chenilles au beurre de cacahuètes. © Klea Kraja

Chaque culture a ses pratiques alimentaires, qui évoluent au fil du temps. Les traces écrites sur l’entomophagie existe en nombre très limité. En Europe, elles remontent à l’époque de la Grèce antique. Aristote (IVe siècle avant notre ère) serait le premier à faire l’apologie du goût d’un insecte, la cigale, dans son ouvrage Historia Animalium. Quatre siècles plus tard, dans la Rome antique, c’était au tour de Pline l’Ancien de parler d’un autre insecte, le cossu, comme un plat apprécié, voire convoité. Dans la littérature chinoise, Li Shizhen, recensait les avantages médicinaux des insectes dans un ouvrage publié en 1593. Ses propos furent appuyés par l’Italien Ulisse Aldrovandi (XVIe siècle), considéré comme le père de l’entomologie moderne. Il a notamment évoqué l’importance de cet aliment dans la culture d’anciennes civilisations, principalement en Asie du Sud-Est. 

Au XIXe siècle, on aborde l’entomophagie comme une solution pour protéger les champs. Un des premiers entomologue américain, Charles V. Riley, propose de contrôler la population de criquets qui ravagent les cultures en les mangeant. Si cette idée en Occident n’a pas eu de succès, la raison principale serait culturelle. La domestication des grands animaux y a joué son rôle. La différence culturelle, et donc géographique, permet de comprendre l’ancrage de la consommation d’insectes dans les zones subtropicales. En effet, l’Asie du Sud-Est, l’Afrique et l’Amérique latine sont des régions qui connaissent des saisons de pluies importantes. Elles ont une diversité plus grande d’insectes en taille et en nombre. « Pour se développer, les insectes ont besoin d’une température stable. En Europe, on serait autour des 20-25 degrés, une raison pour laquelle la variété d’espèces en Europe est assez limitée», précise Frédéric Francis, entomologue à Gembloux Agro-Bio Tech.

Les insectes sont le groupe d’organismes le plus diversifié. Environ 900 000 différentes espèces sont recensées. Cela représente approximativement 80% des espèces vivantes mondiales. Les experts s’accordent sur le fait que la majorité des insectes reste à découvrir. Leurs estimations varient entre 2 et 30 millions.

Un art culinaire

Il est difficile d’établir un chiffre précis de consommateurs et consommatrices d’insectes à travers le monde. Cet aliment n’est pas pris en considération dans les statistiques d’habitudes alimentaires nationales. Les chercheurs estiment qu’un peu moins de deux milliards de personnes réparties dans 80 pays sont consommateurs réguliers d’insectes, principalement en Asie, Afrique et Amérique latine. Dans ces pays, la consommation dépend des saisons, comme le précise une commerçante de l’épicerie Best Africa à Anderlecht. Elle se fait par la cueillette et non par l’élevage.

En 2017, environ 2.100 espèces recensées étaient considérées comme comestibles. Ces insectes feraient partie intégrante d’un régime alimentaire d’au moins 2 milliards de personnes. Les scarabées (coléoptères), les chenilles (lépidoptères) et les abeilles, guêpes et fourmis (hyménoptères) formeraient le top 5 des insectes les plus consommés.

Nombre d’espèces comestibles enregistrées par pays. (Source: Jongema, 2017)

 

En Occident et c’est le cas en Belgique, la consommation d’insectes est toujours au stade de l’apéro. « C’est toujours un marché niche. Pour un consommateur non habitué, le pas vers l’assiette est toujours trop grand. On est sur de l’apéro et pas sur des plats de résistance», explique Nico Coen, cofondateur de Nimavert, un élevage d’insectes à Harelbeke.

Selon Natacha, vendeuse chez Nature & Découverte, ce sont principalement des consommateurs aventureux qui sont à la recherche des saveurs exotiques des insectes. «Ils veulent des apéros à la mode Koh Lanta », rigole-t-elle. L’entomophagie est, également, intéressante du point de vue de la valeur nutritionnelle. « Les insectes sont très riches en protéines, c’est leur grand point fort. On peut remarquer un apport de 40% à 70%, ce qui est plus que certaines viandes», confirme Jean-Charles Preiser, directeur médical de la recherche et l’enseignement à Erasme.

Évidemment, un insecte ne remplacerait pas une dose standard de viande. « C’est-à-dire qu’un steak n’est pas égal à un grillon, mais à environ 500 grammes de pur nutriment d’insectes. Il faut passer outre la réticence à ce mode d’alimentation. Manger des insectes, c’est manger des protéines, des oméga 3 et des fibres. Voilà ce qu’on appelle de la nourriture saine.»

L’entomologue Frédéric Francis précise, d’ailleurs, que les insectes sont aussi riches en lipides, glucides et acides aminés.

Les coûts politiques, économiques et environnementaux
Les produits à base de farine de grillons s’invitent dans les rayons des supermarchés. © Klea Kraja

L’Europe a mis en place « Farm to fork strategy » dans le cadre du Pacte Vert pour l’Europe (European Green Deal). Le but de cette stratégie est de rendre les systèmes alimentaires équitables, sains et respectueux de l’environnement. 

Ce n’est pas gagné. À l’heure actuelle, nos systèmes alimentaires «consomment de grandes quantités de ressources naturelles, entraînent une perte de biodiversité et ne permettent pas à tous les acteurs des rendements économiques équitables.»

Arthur, vendeur à Rob The Gourmets’ Market, pointe « l’immuabilité des lois » belges. Même son de cloche chez Eric, responsable du service clientèle Nature & Découverte. «Si la consommation d’insectes ne s’est pas ancrée dans nos habitudes, c’est dû au fait que la réglementation n’est pas claire, pas adaptée.» 

L’Asie-Pacifique leader

D’après Vitagora, le secteur mondial réalise un chiffre d’affaires « évalué à 688 millions de dollars en 2018 ». Le marché devrait se développer à hauteur de 1,4 milliard de dollars en 2024. L’Europe est « leader mondial en matière de production de farines d’insectes avec 194 000 tonnes produites en 2020. »

Mais le continent qui réalise le plus gros chiffre d’affaires grâce à ce marché, c’est l’Asie – Pacifique. Pour Antoine Mariage, fondateur et gérant d’Entomobio. « Ce marché représente le futur et est plus respectueux envers la planète Terre que l’élevage traditionnel ». Il n’est pas le seul à penser puisque selon Gabrielle Wittock, fondatrice de Yuma Food, partage son avis. « Je suis convaincue que cela peut marcher à l’avenir et sur le long terme. Si je n’y croyais pas, je ne serais pas engagée dans cette start-up. »

Moins de gaz à effet de serre ?

Les sols et les climats européens ne sont pas les plus favorables pour accueillir des insectes. Il faut donc en élever et/ou en importer. Cela entraîne des coûts environnementaux qui seraient moins importants que pour la production de viande selon Frédérick Francis, entomologue. « On produit de manière superposée, sur des étagères. Pour nourrir les insectes, on utilise des résidus organiques, mais surtout, moins d’eau. Les émissions de gaz à effet de serre (GES) sont réduites. Les insectes produisent du CO2, mais pas de méthane. » Le méthane est un GES produit, entre autres, par les élevages bovins. « Les insectes sont assez résistants et adaptables à un bon nombre de choses», ajoute Frédérick Francis. 

Les vers de farine et les grillons trouvent leur place aux apéros. © Klea Kraja

Des arguments environnementaux qui pourraient séduire les consommateurs. À l’image de Louise Léonard, végétarienne depuis une dizaine d’années. « Pourquoi on est végétarien ? Moi, c’est pour des raisons environnementales. Si les insectes sont produits de manière écologique, ça ne me dérange pas. Si c’est à petite échelle. » Elle nuance : « Ceux qui ont fait ce choix pour éviter la souffrance animale, ce ne sera sans doute pas la même chose. »

Eric, lui, responsable du service clientèle de Nature & Découverte, prédit un succès croissant des insectes dans nos assiettes. «Je suis convaincu que ça fera partie intégrante de nos repas dans le siècle à venir. D’ici 20 à 30 ans, les insectes seront incontournables. »

Les vers de farine et les grillons trouvent leur place aux apéros. © Klea Kraja
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