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Les pièges de la circulation en Haiti, un frein au développement

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Les pièges de la circulation en Haiti, un frein au développement

Les pièges de la circulation en Haiti, un frein au développement

Publié le 31-05-2017 par

« Il y en a deux un peu plus bas », lance un chauffeur de taxi-moto en faisant un geste de la main. « Avant-hier, j’ai failli mourir à cause de ce trou », renchérit un autre. Visiblement déçus, ils pointent du doigt les redoutables égouts à ciel ouvert dont ils ont fini par connaître les emplacements à force de maîtriser la réalité du réseau routier de Port-au-Prince. Ces grands trous au milieu de la chaussée sont un des fléaux qui sévit dans la circulation automobile et piétonne de la capitale depuis plusieurs années. Ils se comptent par dizaines dans plusieurs quartiers, causent des accidents, des embouteillages et pas mal d’autres dommages aux riverains.

De nombreuses personnes sont sorties blessées après leur chute, d’autres n’ont jamais été retrouvées. Une adolescente qui habite la commune de Pétion-Ville témoigne qu’un matin, alors qu’elle se rendait à l’école, elle est tombée dans un égout qu’elle n’avait pas remarqué. Secourue par un passant, elle pleurait de douleur. Ses blessures étaient graves au point qu’elle a dû rester chez elle pendant plus d’une semaine pour recevoir des soins. Même si cet accident remonte à plusieurs années, la jeune fille est encore peinée d’en parler.

 

Parcourir la capitale haïtienne relève bien souvent du parcours de combattant. C’est toute la circulation de Port-au-Prince qui pose problème et qui cause des manques à gagner dans l’économie. Les bouchons qui font que des gens mettent trois quarts d’heures pour des distances de moins d’un kilomètre sont très fréquents. Des opérateurs du transport en commun expriment leur ras-le-bol : « Nos pertes sont énormes, à plusieurs occasions des roues sont arrachées et les embouteillages nous font consommer beaucoup trop d’essence », dit un chauffeur qui laisse voir son agacement.

En avril 2017, un rapport de la Banque Mondiale rappelait l’importance pour les pays de l’Amérique latine et de la Caraïbe d’augmenter leurs investissements dans le domaine des infrastructures. Mais en Haïti, le délabrement des voies de circulation continue de ralentir la marche vers le développement. L’Amérique latine et les Caraïbes dépensent en moyenne 3% de leur PIB pour leurs infrastructures de communication, contre 7,7% en Asie de l’Est et dans le Pacifique.

Cependant, des différences énormes sont constatées d’un pays à un autre. La République Dominicaine qui partage ses frontières avec Haïti est considérée comme un champion en la matière avec le deuxième niveau le plus élevé d’investissements dans la construction et l’entretien des réseaux de communication dans la région. Haïti, le territoire voisin, continue quant à lui d’être à la traîne.

Des grilles d'égout qui rapportent de l’argent

Tout un commerce illégal tourne autour des grilles des égouts. La revente des métaux usagés génère des gains relativement juteux dans le secteur informel. Depuis un certain nombre d’années, ces morceaux de fer et d’acier sont transformés en marchandises mais ce business a connu un véritable essor après le séisme de 2010. De nombreux chômeurs ont sauté sur l’opportunité de s’adonner à une activité lucrative. Tous les jours, ces démarcheurs récupèrent des carcasses abandonnées dans des décharges et les apportent à des commerçants qui les revendent par tonnes à une grande compagnie de la place qui les exporte à son tour.

Au bas de la ville de Port-au-Prince, où les rues sont transformées en marché public, entre les vrombissements des voitures et les maisons détruites depuis le séisme de janvier 2010, Dyeny Eugène est la seule femme à exercer le métier d’acheteur de métaux. A 25 ans, mère d’un enfant, elle est entourée de plusieurs jeunes hommes qui exercent le même métier. Derrière elle, des tonnes de fer de toutes sortes s’entassent : des carcasses de voitures, des brouettes usagées, etc. En face d’elle, une balance pour peser les métaux reçus. Elle est assise près d’un égout à ciel ouvert, désormais rempli d’immondices.

Dyeny reconnaît que les plaques des égouts sont souvent vendues dans son secteur. Elle affirme cependant qu’elle renonce à participer à ce trafic. D’ailleurs, pour avoir frôlé la mort en janvier 2017 à cause de ce fléau, elle estime qu’il s’agit d’un sale négoce: « J’ai été renversée dans un égout alors que je circulais à bord d’un moto-taxi pour échapper aux embouteillages monstres des rues de Port-au-Prince», déclare-t-elle avec un air dédaigneux.

Les calamités auxquelles font face les usagers de la voie publique semblent ne pas figurer parmi les premiers soucis des autorités. En dépit des mécanismes mis en place pour recueillir des taxes dédiées à l’entretien des routes et de la contribution de plusieurs bailleurs internationaux dans ce domaine, les problèmes restent entiers. Plusieurs autorités du Ministère des Travaux Publics déclarent que les ressources disponibles sont largement insuffisantes pour que des réponses efficaces soient apportées.

Au cœur de la capitale, des engins lourds du Service d’Entretien des Equipements Urbains et Ruraux achevaient, un jeudi soir, des travaux de réfection. Une partie de la chaussée était délabrée et la grille d’égout était abîmée. L’artère en question bénéficie apparemment d’une certaine priorité car dans d’autres endroits les problèmes restent longtemps sans réponse.

L’ingénieur Joasius Nader, responsable du Service d’Entretien des Equipements Urbains et Ruraux de Port-au-Prince, précise que le manque de moyens est l’un des plus grands obstacles auxquels son unité est confrontée. « Je reconnais qu’il existe de nombreux égouts à ciel ouvert dans la ville. Mais nous n’avons pas les moyens pour les remplacer à chaque fois que les grilles sont abîmées ou qu’elles disparaissent tout bonnement ». Il explique qu’une grille coûte près de 25 000 gourdes (325 euros) et qu’il en faudrait au moins 1 500 pour qu’une amélioration puisse se faire sentir. Tout en rappelant que ces plaques ont une durée de vie de cinq à dix ans suivant les pressions exercées contre elles.

Le fait que des individus volent les grilles des égouts pour ensuite les revendre à des acheteurs de métaux semble dépasser des représentants de l’Etat. L’ingénieur Nader affirme qu’aucune solution n’a jusqu’ici été trouvée pour enrayer ce phénomène qui met des vies en danger et cause des ennuis à toute la collectivité. « Il est impossible de les sceller avec du béton car elles doivent pouvoir être enlevées à chaque fois qu’il est nécessaire de libérer les égouts de sédiments », se lamente-t-il. Selon lui, il appartient aux autorités policière et judiciaire de sévir contre les malfrats, voyant dans ce phénomène l’expression d’une crise sociale.

Un autre haut cadre du ministère des Travaux Publics requérant l’anonymat soutient que c’est la pauvreté du pays qui en fait le plus mal classé dans la Caraïbe en matière d’investissements dans les infrastructures routières. Il affirme que malgré l’aide étrangère fournie par des bailleurs comme la Banque Interaméricaine de Développement ou l’Union Européenne, l’Etat n’arrive toujours pas à construire un réseau routier fiable et l’entretenir selon les normes en la matière. « Je peux tout simplement vous dire que les fonds disponibles ne sont pas suffisants. Nous sommes un pays pauvre avec un maigre budget. Un kilomètre de route coûte environ 1 million de dollars américains. Imaginez le reste… », déclare-t-il. Ce responsable reconnaît en effet que c’est l’ensemble des voies de circulation qui sont pratiquement défectueuses, ajoutant que plusieurs chantiers lancés depuis des années restent encore inachevés, « faute de moyens ».

Haïti fait partie des pays signataires des objectifs de développement durables. Le pays s’est ainsi engagé à bâtir d’ici 2030 « une infrastructure résiliente, promouvoir une industrialisation durable qui profite à tous et encourager l’innovation ». La désorganisation des transports et le délabrement des voies de communication constituent un danger auquel personne n’est sûr d’échapper. Au regard de cette situation qui provoque assez souvent de graves accidents, la nécessité de la mise en œuvre d’une vraie politique de communication est une urgence qui devrait parler aux autorités. 

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