La gestion des données après la mort n’est pas l’apanage des (sur)vivants. Anticiper ce que vont devenir nos données personnelles et satisfaire une forme de quête d’immortalité, c’est ce que nous propose le « thanato business ».
Il existe plusieurs façons de se rendre immortel, de laisser des traces, une partie de nous-mêmes via, entre autres, la culture, la reproduction etc. mais aussi grâce au numérique : programmer des messages qui seront envoyés après notre mort, voire même créer un avatar interactif. Tout un business se crée autour de ces possibilités.
Coffres-forts numériques
Plusieurs entreprises se sont spécialisées dans les coffres-forts numériques : des sites exclusivement conçus pour aider les personnes souhaitant anticiper l’exploitation de leurs données avant leur mort. Semblables à ceux employés par les héritiers, comme Repos Digital, évoqué dans le chapitre 2, ces plateformes ont initialement été développées pour aider les vivants à épargner des charges administratives aux proches endeuillés. C’est le cas, par exemple, de Izimi, un coffre-fort numérique belge mis à disposition par Fednot, la Fédération royale de notariat en Belgique. Les résidents belges ont donc accès gratuitement à cette application depuis début 2021. L’objectif de l’application est de vous permettre de stocker tous vos documents numériques importants (contrats, diplômes, factures etc.) et de prévoir la gestion de ceux-ci après le décès.
Cela peut sembler un peu anodin mais on a pratiquement toute notre vie en ligne donc ce n’est pas stupide de penser à régler ça après la mort.
Ces précautions, du point de vue du défunt, semblent pour le moins normales selon Fiorenza Gamba, sociologue spécialiste de l’immortalité numérique : « Cela peut sembler un peu anodin mais on a pratiquement toute notre vie en ligne donc ce n’est pas stupide de penser à régler ça après la mort. C’est quelque chose qu’on fait déjà dans le monde physique en décidant de ce qui reste après nous. » Cette démarche d’anticipation reste néanmoins une pratique peu courante au vu du caractère neuf du procédé, bien qu’en juin dernier, 250.000 Belges avaient déjà téléchargé l’application Izimi.
À noter que les coffres-forts numériques sont variés et divers. Certains ne s’arrêtent pas seulement à la gestion des données mais proposent également aux utilisateurs de prévoir l’envoi de messages post mortem.
Jumeaux numériques ou pâles copies ?
Marina Smith, une Britannique décédée en 2022 a pu assister, sous forme de vidéo interactive à son enterrement. Stephen Smith, le fils de l’intéressée est co-fondateur de StoryFile, une entreprise spécialisée dans la réalisation de vidéo grâce à l’intelligence artificielle. C’est à son initiative que la femme de 87 ans, quelques mois avant son décès, avait enregistré plusieurs vidéos qui permettraient, plus tard, de l’animer sous forme interactive.
Cette expérience vidéo conversationnelle et holographique a permis à la défunte de répondre à des questions sur la Shoah qui avait été son combat de toute une vie. Si cette initiative peut paraître anecdotique, elle ne l’est pas vraiment, puisque les sites proposant des avatars numériques pour survivre numériquement après la mort ne sont pas si rares que cela. C’est le cas, notamment, de LifeNaut, un site américain spécialisé dans les profils numériques. Développé par des scientifiques, le site suggère à l’utilisateur de configurer un MindFile, littéralement un « profil de notre esprit ». En récoltant et en stockant les données que l’utilisateur met à sa disposition, LifeNaut programme un profil sur mesure avec lequel n’importe qui pourra interagir.
Gilles Louppe, professeur d’Intelligence artificielle à l’ULiège, émet un avis plutôt sceptique quant à ces pratiques post mortem : « Toutes ces boîtes-là, vous ne pouvez pas prédire ce qui va se passer à l’horizon de 5 ans, je pense. Et aller plus loin, c’est encore plus compliqué. Donc si votre but c’est de continuer à converser avec l’avatar de votre grand-père pendant vingt ans, il n’y a aucune garantie que ça se produise, selon moi. Je pense que techniquement, ça ne peut pas tenir la route très longtemps, en tout cas sur la durée. Ces technologies-là évoluent tellement vite qu’honnêtement, d’ici quelques années, ce sera complètement différent par rapport à aujourd’hui. »
Mais de quel type de données parle-t-on concrètement ? Tout document numérique personnel, à savoir des images, des vidéos, des documents et même les endroits fréquentés (relevés à l’aide de la géolocalisation). Avec toutes ces données, le double numérique devrait reproduire les attitudes mais aussi les valeurs et les croyances de l’utilisateur, promet LifeNaut.
Si vous voulez, par exemple, utiliser ça pour remplacer quelqu’un que vous connaissez bien, il n’y a aucune raison que le système connaisse tous les petits secrets que vous avez partagé avec cette personne. Et donc ça va rester un peu une coquille vide.
Mais il s’agit de relativiser cette promesse, indique Gilles Louppe : « Si vous voulez, par exemple, utiliser ça pour remplacer quelqu’un que vous connaissez bien, il n’y a aucune raison que le système connaisse tous les petits secrets que vous avez partagé avec cette personne. Et donc ça va rester un peu une coquille vide qui aura, peut-être, les tournures ou certains traits de style mais ça va rester très en surface, je pense. » Les traces laissées sur le web ne seraient donc pas suffisantes pour refléter toute la personnalité du défunt. Pour cela, nous explique le professeur en IA, il faudrait que les technologies puissent capter directement nos pensées, ce que ne permettent pas les technologies actuelles : « Heureusement pour ça, on n’a toujours pas de traces. Et je pense que c’est peut-être mieux qu’on en reste là. Heureusement on n’y est pas, comme dans l’épisode de Black Mirror où les gens ont un enregistreur dans la tête. Mais c’est ce type de technologies qui permettraient d’activer ce style d’application parce que c’est seulement en ayant un historique assez complet, nuancé de la personne qu’on pourrait imaginer faire ce genre de trucs mais ce n’est pas en allant étudier et exploiter mon activité sur Twitter, ou mes interactions sur TikTok qu’on peut faire grand-chose, en tous cas pas pour reproduire ma personnalité dans sa complexité et ses nuances. »
Mais l’initiative technologique de LifeNaut ne s’arrête pas au « Mind » puisque l’usager peut également enregistrer son « code biologique » afin de créer un BioFile, un « fichier biologique ». L’objectif est clair : « réactiver de la vie dans un corps » à partir d’un échantillon biologique prélevé avant la mort et conservé par la suite, le tout gratuitement. Le site internet promet la participation à « l’un des projets de recherche les plus poussés de notre époque. » Cette partie-là est toujours en phase de développement mais les utilisateurs peuvent déjà enregistrer leur code biologique.