Commémorer et gérer les traces numériques

Trier les objets et les traces laissés par le défunt est une étape importante dans le processus de deuil. À l’ère du numérique, les données de l’usager peuvent être considérées comme une nouvelle forme d’héritage.

La question de la gestion des données après la mort est devenue incontournable au moment du décès : comment les gérer ? comment peuvent-elles être exploitées ? Les proches endeuillés disposent aujourd’hui de nouveaux outils pour se réapproprier leur deuil grâce au numérique.

Facebook : nouveau terrain des rituels funéraires

« Indiquez quelle personne tiers vous souhaitez désigner comme contact légataire », voilà la notification reçue par Camille, il y a quelques mois sur son profil Facebook. Une invitation qui peut paraître surprenante pour une jeune femme d’à peine 25 ans.

Si on se réfère à une étude réalisée par Oxford Internet Institute, cette notification n’est pas si surprenante que ça. D’ici 2030, le réseau social comptera plus d’utilisateurs décédés qu’en vie, nous apprend l’étude. À l’heure actuelle, un profil Facebook sur cent serait mort, ce qui équivaut à +/- 15 millions d’usagers. C’est pourquoi Meta, la société mère, propose aux internautes de signaler le décès d’un usager de sa plateforme. Sans cela, le profil du défunt reste actif.

En cas de signalement, deux cas de figures se présentent : le titulaire du compte avait donné ses indications à Facebook (en désignant un contact légataire) ou à des applications spécifiques qui se chargeront de gérer le compte post mortem, ou le titulaire n’a pas donné d’indications. Dans tous les cas, ce sont les administrateurs du réseau social qui ont le dernier mot et qui peuvent convenir des modalités avec la famille ou l’exécuteur autorisé. Le profil peut alors être supprimé ou transformé en page commémorative où proches et autres pourront partager des messages en tous genres : vidéos, lettres, images etc.

Les ayants droit et le contact légataire désigné par l’utilisateur du compte n’obtiennent pas l’accès au compte en tant que tel. Les messages privés, par exemple, restent inaccessibles comme toutes les autres données personnelles du compte. Lorsqu’aucun contact légataire n’a été renseigné par le propriétaire du profil, Facebook privilégie les ayants droit juridiquement reconnus pour la gestion post mortem du compte.

« Je le fais parce qu’elle est toujours dans mes pensées et pour que ses autres amis entretiennent sa mémoire aussi. J’aime parler d’elle, elle est ainsi encore parmi nous. J’aime cette idée-là ! » confie Nadine Coenen, dentiste à la retraite, qui poste chaque année un message sur le profil de son amie décédée. Hélène Bourdeloie, sociologue, s’est intéressée aux contributions des usagers de ces comptes et pages commémoratifs. Dans son article publié dans la revue Questions de communication, « Usages des dispositifs socionumériques et communication avec les morts. D’une reconfiguration des rites funéraires. », elle constate que la plupart des usagers publient des messages directement adressés au défunt, comme le fait Nadine.

Des nouvelles communautés de deuil

Ces espaces de partages virtuels servent également à partager des informations pratiques concernant le décès de l’intéressé(e). Toutefois, l’un des objectifs principaux observés par la sociologue reste celui du partage de l’expérience de deuil. Le rôle essentiel de la communication de ses émotions, lorsqu’on se retrouve confronté à la mort, est ainsi parfaitement assuré grâce à ces pages. Dans une société où l’expression des émotions liées au décès a été privatisée, découragée dans l’espace public, ces pages offrent un nouvel endroit pour l’expression de ces émotions qui permet le passage de la douleur à la mémoire, indique Hélène Bourdeloie.

Ça permet à des gens à qui on n’accorde pas la parole, dans les sites funèbres [traditionnels] de s’exprimer. Il y a une démocratisation de ce qu’on appelle la mort.

Il existe de nombreux autres avantages liés à ces nouvelles communautés de deuil, comme le souligne Luce Des Aulniers, anthropologue spécialiste du deuil : « L’avantage il est notoire. Il y en a même plusieurs. D’abord, ça permet à des gens à qui on n’accorde pas la parole, dans les sites funèbres [traditionnels], de s’exprimer. Il y a une démocratisation de ce qu’on appelle la mort. Je pense que c’est la plus grande qualité des sites mémoriels. Deuxièmement, c’est l’accessibilité, à toute heure du jour ou de la nuit, qu’elle que soit ta condition physique, et ce n’est pas rien. »

Ces communautés ont ceci de particulier qu’elles sont informelles, spontanées et souvent temporaires. Elles permettent à des personnes sans lien apparent distinct de communiquer, d’échanger autour de leurs émotions et de la volonté d’honorer la mémoire de quelqu’un.

Le COVID et ses restrictions sanitaires en matière de rassemblements a eu un effet considérable sur le recours aux ritualisations numériques funéraires. N’ayant pas la possibilité de se rassembler physiquement, de nombreuses personnes ont eu recours aux différents dispositifs en ligne pour les aider dans leur processus de deuil. Le numérique a surtout servi à pallier le manque d’opportunités d’effectuer les rites traditionnels mais ne les a pas pour autant complètement remplacés.

Profession : gestionnaire de données post mortem

Stockées tout au long de la vie du défunt, les données numériques contraignent les survivants à les trier alors qu’elles représentent souvent des quantités astronomiques. En effet, contrairement au stockage limité des traces physiques, le stockage numérique est, lui, illimité. Ces données, cela peut être les messages échangés de son vivant, les interactions sur les réseaux sociaux mais pas que cela. Gilles Louppe, professeur d’intelligence artificielle à l’ULiège, explique ce principe de traces laissées sur le web et, en particulier, sur les réseaux sociaux : « Tout passage sur n’importe quel site est sauvegardé. Il y a énormément de cookies qui sont utilisés par ces plateformes : des dizaines voire des centaines par plateforme qui permettent de pouvoir tracer, d’avoir un historique complet de l’utilisateur sur la plateforme mais aussi sur les autres sites web. Toutes les interactions avec les téléphones sont également sauvegardées : dès que vous touchez l’écran avec votre pouce, c’est utilisé. Donc toutes ces infos-là sont stockées. »

Parfois dépourvus des compétences techniques nécessaires pour la gestion de ces données, les survivants peuvent se sentir démunis face à tant de traces à gérer. Pour les accompagner, des sites se sont spécialisés dans la gestion des données numériques post mortem.

Repos Digital est un site qui permet aux proches endeuillés de gérer les données numériques du défunt post mortem © Repos Digital

 

« Avec notre algorithme, nous recherchons un maximum de comptes appartenant à la personne défunte. Ensuite, on voit avec la famille ce qu’elle peut en faire. Puis, nous contactons les sites un à un pour faire appliquer leurs décisions. Après vérification d’un certain nombre de documents légaux, nous agissons pour le compte de la famille, et dans le respect des procédures légales mises en place par les sites, imposées par la loi française et européenne. » explique Kilian Weydert, fondateur de Repos Digital, une plateforme exclusivement dédiée à la gestion post mortem des données numériques.

Mais la raison principale qui pousse les proches survivants à avoir recours à ces sites, aussi appelés coffres-forts numériques, reste les comptes sur les réseaux sociaux, nous explique Kilian Weydert : « Le premier anniversaire du défunt suivant son décès est un moment tristement clé qui rappelle que ces comptes ne sont pas adaptés (rappels et notifications) et les familles veulent les stopper. Une fois cette prise de conscience faite (« oh mais oui, il avait tous ses comptes, qu’est-ce qu’ils deviennent ? »), les personnes veulent empêcher le piratage et l’utilisation malveillantes des comptes par un tiers, ça arrive plus qu’on ne le croit. Certaines personnes sont surtout réceptives à la possibilité de retrouver l’argent que le défunt aurait pu avoir sur certains comptes. »

L’absence de traces, a contrario, peut également affecter les survivants, explique Hélène Bourdeloie dans son article. En l’absence d’un profil numérique, sur Facebook par exemple, les proches endeuillés se retrouvent dans l’incapacité de poursuivre une communication à travers le numérique.

Les QR Codes envahissent (aussi) les cimetières

Apparus pour la première fois en 2012 à Roskilde, au Danemark, d’après une initiative de l’administration communale, les QR Codes sur les pierres tombales ont pour vocation de rendre hommage aux défunts sous un nouvel angle. C’est le cas, par exemple, de la ville de Messancy, dans la Province du Luxembourg, qui a décidé de placer des QR Codes sur les tombes de personnalités locales.

Les différentes fonctionnalités du QR Code dans les cimetières © Lilou Tourneur

Ce nouvel outil de Mémoire s’est développé dans une mouvance de personnalisation des rituels funéraires. La particularité de ce dispositif ? Réunir « deux sphères demeurées séparées jusqu’alors » estime Fiorenza Gamba dans l’article « Pratiques numériques d’immortalité ».

Pensés pour faciliter la mobilité des supports mais aussi la mobilité des personnes, les QR Codes dans les cimetières se répandent rapidement en Europe, avec quelques cimetières 2.0 en France, comme dans la ville de Jouars-Pontchartrain. Luce Des Aulniers, anthropologue canadienne spécialiste de la mort, émet un avis plutôt nuancé concernant cette pratique : « Le code QR permet de repérer la tombe d’un tel ou d’une telle et de faciliter la circulation, dans toute la logique de thanato-tourisme qui marche très bien actuellement. Sauf que si t’oublies, en faisant ça, de te perdre un peu dans un cimetière, de rêvasser, d’observer des tombes etc., je regrette mais t’as rien compris à la vie d’un cimetière. Ce n’est pas juste des tombeaux de gens illustres, il y a toutes sortes de signaux ethnographiques, d’éléments de la culture. »