Assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara : une provocation pour enrayer les relations russo-turques

Lundi 19 décembre, Andrei Marlov, ambassadeur de Russie en Turquie a été assassiné en plein discours lors de l’inauguration d’une galerie d’art à Ankara. Un acte terroriste qui a été revendiqué dès le lendemain par l’État Islamique.

  • Quelles sont les raisons réelles de cet assassinat ?

Cet assassinat a été revendiqué par l’Etat Islamique. « Cela signifie en quelque sorte que celui-ci veut punir la Russie pour sa politique en Syrie puisque Vladimir Poutine s’est positionné dans le camp chiite et que l’Etat Islamique est sunnite », explique Laurent Vilaine, professeur de géopolitique à l’université catholique de Lyon et ancien officier de l’armée de terre.

Ce serait également une tentative désespérée d’empêcher le rapprochement entre la Russie et la Turquie qui essaient de se mettre d’accord pour trouver une solution de sortie de guerre en Syrie, ce que ne peut pas supporter l’Etat Islamique. Le but serait donc de séparer ces deux grandes puissances pour torpiller ce processus dont on ne connaît pas le futur.

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  • Quel impact cet assassinat peut-il avoir sur les relations russo-turques ?

D’après les déclarations des différents acteurs, il ne devrait pas y avoir d’impact sur les relations russo-turques. « Après une période de conflit entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, ils ont aujourd’hui un avantage profond à s’entendre parce qu’ils ont des intérêts communs. L’assassinat d’un ambassadeur pourrait difficilement modifier ça », précise Laurent Vilaine

En effet, ils doivent se présenter comme des acteurs majeurs dans la région au regard de la situation en Syrie. Recep Tayyip Erdogan semble vouloir se présenter comme le défenseur des sunnites dans la région et sa participation à un processus de paix qui est engagé le légitimiserait dans cette position. « Cela permet également au président turc d’augmenter son influence au sein de l’OTAN, et d’humilier un peu les Européens qui se sont montrés réticent vis-à-vis de la politique intérieur turque et relativement impuissants en Syrie », affirme Laurent Vilaine.

La Russie et la Turquie proposent, avec Bachar el-Assad, de mener un plan global de gérance du conflit. La situation est aux mains d’un quatuor dans lequel on ne retrouve ni l’Europe ni les Etats-Unis mais la Russie, la Turquie, la Syrie de Bachar el-Assad et l’Etat Islamique. Le but, pour la Russie, serait alors de montrer que les occidentaux ne sont pas indispensables.

Traduction:
Nous n’accepterons pas et ne permettrons qu’une quelconque action ne vienne gâter nos relations turco-russes.
  • La comparaison avec l’assassinat de l’archiduc d’Autriche-Hongrie en 1914 à Sarajevo est-elle justifiée ?

Pour Laurent Vilaine, « Cela n’a pas de sens. En 1914 on était face à des grandes puissances qui étaient dans un processus de pré-guerre avancé entre l’Autriche-Hongrie, la Serbie, l’empire d’Allemagne, la France etc. ». On était dans un système d’alliances où la guerre pouvait être générée par un effet domino dû à ces clauses d’alliances. Une comparaison difficile puisque cela n’a pas été suivi des mêmes effets. Le but recherché par l’Etat Islamique était pourtant de créer cet effet domino.


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  • Cela pourrait-il mettre le feu aux poudres dans un contexte déjà instable au Moyen-Orient ?

« Cette instabilité a suffisamment de facteurs pour que cet assassinat n’en ajoute pas un supplémentaire. On voit bien ces dernières 48h que cela n’a pour l’instant aucun impact. » explique Laurent Vilaine.

La politique des États se fait pour une bonne part au regard des intérêts stratégiques de moyens voir de longs termes. « Ici, on est plutôt sur du court et moyen terme mais les différents acteurs ont intérêt à travailler ensemble parce que la situation en Syrie se calme et ils doivent se poser comme les garants de la paix et d’un futur ordre ultérieur », poursuit Laurent Vilaine. Vladimir Poutine, qui est du côté des chiites syriens, a vraisemblablement besoin d’une puissance sunnite pour pouvoir légitimer son action et présenter une solution de paix durable et acceptable. D’après Laurent Vilaine, « Cet acteur sunnite ne sera ni l’Arabie-saoudite ni les Etats du Golfe ou l’Egypte qui est trop loin et n’est pas impliquée ». Vladimir Poutine n’avait plus comme solution que de se tourner vers les Turcs.

  • En quoi l’ambassadeur Andrei Karlov avait-il participé au rapprochement des relations entre Turquie et Russie ?

Les relations entre la Russie et la Turquie ont été fort dégradées par le fait qu’un avion russe a été descendu par la chasse turque l’année dernière. La situation était au plus bas il y a environ un an et il a fallu remonter la pente, ce qui s’est fait par le fait que les deux dirigeants reprennent langue et recommencent les échanges diplomatiques. « La Turquie et la Russie ont toujours été compétiteurs, notamment autour de la mer Noire. Ils sont historiquement opposés et on est dans une fenêtre d’opportunité de bonnes relations entre Russes et Turcs, ce qu’a facilité Andrei Karlov », précise Laurent Vilaine.

  • En quoi consistent ces relations concrètement ?

Les Turcs sont aussi dans un souci de règlement du problème kurde. « Les Kurdes on profité du chaos en Syrie pour avancer leur pions et on conquis des zones d’influence au nord et a l’est de la Turquie. Dans ce cadre là, la Turquie, qui ne peut pas supporter ces zones d’influences, a exécuté des manœuvres militaires pour sécuriser son flan sud et les Russes n’ont pas protesté », explique Laurent Vilaine. On semble donc se retrouver ici face à une expression du rapprochement entre Russes et Turcs. En effet, les Russes disent qu’ils acceptent les Turcs comme partie prenante et inversement. Ils ferment donc les yeux sur les offensives turques sur les Kurdes en raison de leurs intérêts réciproques.

  • Dans quelle mesure ces relations sont-elles néfastes à l’Etat Islamique ?

La situation en Syrie, le fait que Bachar el-Assad et les Russes soient occupés par la lutte contre la résistance syrienne permettait à l’Etat Islamique d’avoir une relative paix. Une paix qui, même si elle est probablement provisoire, a permis à l’Etat Islamique de reconquérir Palmyre.

« Une fois qu’Alep est récupérée, Bachar el-Assad et les Russes vont probablement procéder à une réorganisation de leurs forces en vue de passer à la conquête d’un autre théâtre d’opération. Ils vont soit continuer de libérer la partie nord-ouest, soit la partie non-éloignée de Damas contre la résistance, ou alors s’attaquer frontalement à l’Etat Islamique », précise Laurent Vilaine. Il est difficile de savoir comment les Syriens et les Russes vont se reconfigurer et donc qui est le prochain sur la liste en quelque sorte. En tant que cible potentielle, l’Etat Islamique voit donc le réchauffement des relations russo-turques d’un mauvais œil.

  • Comment les gouvernements russes et turcs, respectivement alliés et ennemis de la Syrie de Bachar-El-Assad, s’accordent-ils sur ce différend ?

Ils ne s’accordent pas sur leur vision de Bachar el-Assad mais sur le fait qu’ils peuvent tous les deux être les initiateurs d’une solution diplomatique. La diplomatie est nécessairement un jeu à plusieurs, hors celle-ci semble impossible avec l ‘Etat Islamique. La Russie et la Turquie peuvent s’accorder sur le fait d’exclure les Occidentaux de la partie.

La Turquie voudrait une situation apaisée en Syrie puisque la population est sunnite et le monde arabe sunnite en voudrait au président Erdogan de ne pas défendre leurs intérêts. Les Russes on besoin d’un acteur sunnite : ils sont clairement dans le camp chiite en défendant Bachar el-Assad. S’entendre avec le président Erdogan leur donne un appui sunnite. Paradoxalement Vladimir Poutine semble donc avoir besoin d’un ennemi de Bachar el-Assad pour se positionner en acteur majeur dans cette région. Vladimir Poutine n’a pas réagit aux missions anti-kurdes en Turquie et en Syrie. Pour Laurent Vilaine, « le président Russe veut résoudre les problèmes diplomatiquement puisqu’il a gagné militairement. Pour Recep Tayyip Erdogan, participer à cette action de paix rehausserait son prestige ». On va peut-être avoir une conférence à Moscou ou Ankara dans les jours qui viennent où on va voir Russes, Turcs, Iraniens et Syriens dire qu’ils veulent la paix. Une paix qu’ils auraient réussi à mettre en place, contrairement aux Occidentaux dont les tentatives sont restées infructueuses.

 

Crédit photo: le site officiel de Vladimir Poutine

Clément Tiberghien et Ysabelle Vansassenbrouck