La justice s’écrit (aussi) au féminin

Panser la Justice

La justice s’écrit (aussi) au féminin

Remarques déplacées et cas de harcèlement : la Justice ne déroge pas au sexisme systémique qui compose la société. Pourtant, depuis #MeToo, les choses ont-elles vraiment évolué?

La justice s’écrit (aussi) au féminin

Remarques déplacées et cas de harcèlement : la Justice ne déroge pas au sexisme systémique qui compose la société. Pourtant, depuis #MeToo, les choses ont-elles vraiment évolué?

Helena Coupette, Léa Moreau
Le 8 mars dernier, alors que plusieurs milliers de femmes et d’hommes foulaient ensemble le bitume bruxellois pour protester contre un système patriarcal encore d’actualité, le collectif féministe Fem & Law organisait une action de sensibilisation à la question du sexisme dans la justice. En jeans ou parées de leurs robes d’avocates et de magistrates, elles s’étaient rassemblées sous ce slogan « Pour une Justice qui renverse la balance« . Une façon de rappeler que le secteur n’échappe malheureusement pas à la misogynie.
"Pour une justice qui renverse la balance"   Photo de Fem & Law
« Pour une justice qui renverse la balance ». Photo de Fem & Law

Qu’il s’agisse de propos sexistes entendus dans des cabinets ou au Palais de Justice, la question des femmes semble, encore en 2019, poser un sérieux problème à l’appareil judiciaire. Si elles ont été nombreuses à dénoncer, il y a plus d’un an, leurs agresseurs sur les réseaux sociaux sous les hashtags #MeToo et #BalanceTonPorc, qu’ont réellement changé ces prises de parole ? Dans le milieu de la Justice, les femmes peinent à asseoir leur légitimité, tant au niveau des magistrates, souvent reléguées à leur seul statut de « femmes », qu’à celui des stagiaires victimes de harcèlement, dont la parole peine à se faire entendre. Autant d’éléments qui interrogent le rapport entre justice et femmes et posent du même temps, les enjeux du féminisme dans la sphère judiciaire. Car culpabilisation et remarques misogynes agissent toujours comme des ressorts efficaces dans ce milieu professionnel, et malgré un arsenal législatif déjà existant punissant ces dérives, les mentalités évoluent lentement.

Après #MeToo, le retour de bâton ?

De fait, si le mouvement a pris une telle ampleur sur les réseaux sociaux, c’est qu’il est révélateur d’un système d’oppression subi par les femmes. Au travers de ces nombreux témoignages égrenés un peu partout sur le web, une impression de sororité, de bienveillance et de soutien a émergé, encourageant celles qui n’osaient pas encore, à prendre également la parole, munies de leur clavier, d’une connexion Internet et de beaucoup de courage. Pourtant, en réponse à cette vague de tweets dénonciateurs, une même interrogation : racontent-elles la vérité ?

Le souci de la véracité des propos tenus et de leur légitimité sur le Web fait écho à ce que vivent les femmes victimes de harcèlement et d’agression dans la réalité. La remise en cause de cette parole, ce « retour de bâton », comme l’a théorisé la journaliste et écrivaine féministe Susan Faludi, pose en effet la question de l’impact réel de la prise de parole des femmes, notamment dans la Justice, un terrain où la neutralité et l’écoute sont pourtant de mises. Pour Irène Zeillinger, éditrice de l’association féministe Garance, si #MeToo a apporté un sentiment de communauté, « de ne plus être seule avec ce vécu, de se rendre compte que ça touche énormément de femmes, de toutes les couches sociales, de toutes les origines  », une fois extrait des réseaux sociaux et passé le buzz éphémère propre à tout mouvement né sur la Toile, le « mécanisme d’oppression sexiste se remet en marche.  »

Pourquoi existe-t-il encore un tel tabou sur les questions d’émancipation et d’égalité effective ? Pourquoi suscitent-elles tellement de tensions ? Parce qu’elles ne sont pas acquises, quoi qu’on en dise.
Chloé Harmel

Qu’elles soient taxées de profiter de l’engouement suscité par l’hashtag ou accusées de délation pour avoir livré un peu trop de détails au fil des 280 caractères autorisés, les femmes ont visiblement encore des difficultés à trouver un endroit où s’exprimer de façon légitime, et ce même dans un contexte post #MeToo. « Lorsque les opprimés se défendent et disent que ça ne va pas, on leur reproche d’être susceptibles. On estime que ce qui s’est passé est de leur faute parce qu’elles n’ont pas su poser de limites, qu’elles accusent sans preuve de pauvres hommes et que de toute façon elles exagèrent. On retrouve ce même schéma à chaque fois que les femmes se mettent à parler des violences qui leur sont faites », déplore Irène Zeillinger. Un état de fait que constate également Chloé Harmel, ancienne juriste qui a créé avec ses consœurs le collectif féministe Fem & Law, qui œuvre pour une meilleure prise en charge des questions relatives aux femmes dans la Justice et pour rendre leurs causes et leurs droits visibles. « Le retour de bâton, c’est de s’entendre dire que « c’est bon, on n’a plus besoin d’en parler, qu’il faut arrêter de faire du bruit ». Un discours stéréotypé et cliché sur les féministes réduites à des hystériques. Il est d’autant plus compliqué d’en parler aujourd’hui que tout semble fait. »

Un secteur historiquement masculin

Si au niveau européen, la Belgique peut se prévaloir d’être l’un des pays où les lois sont les plus égalitaires, dans la pratique, force est de constater l’échec en termes d’effectivité des droits et de l’accès qui leur sont consacrés. L’adoption de la Convention d’Istanbul par la Belgique en 2016 en est l’illustration. Promulgué par le Conseil de l’Europe, ce texte vise à prévenir et à lutter contre toutes les formes de violence faites à l’égard des femmes grâce à sa structure en quatre points : politiques intégrées, prévention, protection et poursuites. Peu médiatisée, la convention est pourtant le premier texte à être réellement contraignant pour chaque état qui le ratifie. Une avancée inédite pour les droits des femmes que la Belgique devrait normalement être tenue de mettre en application. Pourtant, on ne peut que constater que son aspect contraignant est encore loin d’être effectif. « La réalité est que la justice a un problème pour le moment avec les femmes. Ça mérite d’être énoncé de façon explicite  », assure Chloé Harmel. Si le ton est si affirmatif, c’est bien parce qu’elle le constate au quotidien : « L’un des combats de l’association est de faire évoluer le droit différemment, par l’intervention individuelle des avocates membres, d’essayer de discréditer le raisonnement ou le vide juridique actuel qui consiste à ne pas prendre en considération les cas de violence. »

L'équipe de Fem & Law rassemblées ensemble pour le 8 mars
Les juristes de Fem & Law, rassemblées pour protester contre une justice sexiste. Photo de Fem & Law

Des manquements législatifs aux traitements partiels des affaires de mœurs en passant par le peu de considération accordée aux femmes au sein même de la profession, ces différents facteurs participent à entretenir la bonne santé du sexisme dans la justice. « Le problème aujourd’hui, n’est pas tellement d’admettre que certains hommes sont violents ou de prendre leur cas individuel, il est de considérer que l’appareil légal et réglementaire autorise et même, valorise la violence qui s’exerce sur les femmes, parce qu’il n’est pas suffisamment réactif ni rapide et n’offre pas la protection ni le suivi requis. »

Milieu traditionnellement masculin, le droit a longtemps été l’apanage des hommes issus des classes sociales supérieures. Si depuis septante ans, les femmes ont investi les cours de justice et les cabinets, l’application parfois contestée de certains textes de loi relatifs aux femmes pourraient s’expliquer par cette répartition, numériquement égalitaire et pourtant, pas encore tout à fait efficiente en termes qualitatifs. « Historiquement, le droit apparaît comme une profession de pouvoir où les hommes sont très loin des considérations quotidiennes qui touchent les femmes. Quand elles sont arrivées, les femmes ont apporté un regard nouveau, mais ont également dû lutter contre des siècles de culture professionnelle qui ne les prenaient pas en compte », explique Adeline Cornet, auteure d’une thèse sur la répartition du genre dans la justice. Si le droit et la justice ne dérogent pas au sexisme systémique qui touche l’entièreté de la société, le fait que les hommes aient occupé depuis toujours des postes de pouvoir expliquerait que les femmes peinent encore aujourd’hui à acquérir une certaine légitimité au sein de la profession, et ce, même si elles ont investi les bancs de l’université et les bureaux des cabinets depuis cinquante ans.

De l’université au Palais de Justice, un sexisme omniprésent ?

Dans ce contexte, s’imposer en tant que professionnelle requiert tout à la fois d’accepter ce système inégalitaire pour espérer prétendre évoluer et en subir, du même temps, les conséquences pour ne pas être d’emblée disqualifiée. Car, au-delà du seul aspect législatif, l’environnement de travail lui-même est imprégné de ces déséquilibres genrés. Des amphithéâtres aux salles d’audience, les femmes devraient sans cesse composer avec les remarques sexistes et les recadrages gratuits de leurs comparses masculins.

La justice a un problème pour le moment avec les femmes. C’est vrai et ça mérite d’être dit.
Chloé Harmel

C’est notamment le cas de Mathilde, jeune juriste bruxelloise de 26 ans, dont le parcours professionnel a été traversé par les réflexions malvenues, les blagues grivoises et certains comportements parfois déplacés. « Une fois, lors d’un cours magistral en droit de la propriété, pendant lequel je discutais avec mon voisin, le prof l’a interpellé pour lui demander d’arrêter de me « courtiser », en précisant que l’on sentait que j’étais déjà sous son charme. Il n’a pas manqué de préciser à mon voisin et devant les 500 personnes présentes, qu’il pouvait disposer comme il lui plaisait de moi, et en faire usage et habitation s’il le voulait. »

Un incident qui n’a malheureusement rien d’anodin et qui conditionne les étudiants à évoluer dans cet environnement, sans forcément le remettre en cause. « Nous sommes censés respecter la loi et les principes de déontologies que nous apprenons, dont la notion de respect. Or, du respect, ils n’en ont pas lorsque des professeurs se permettent des remarques comme « arrêtez de me regarder avec ces yeux de vierges effarouchées à qui on vient de passer la main dans la culotte ».  » De son côté, durant ses cinq années d’études de droit, Chloé Harmel n’a jamais entendu parler de la moindre législation, qu’il s’agisse de l’avortement, du droit de vote des femmes, de modification de la constitution. De fait, si l’histoire même des femmes est occultée, il n’est pas étonnant que ces juristes en devenir intègrent ces traitements discriminants. Une façon aussi, de perpétuer ce système au sein duquel ces futures professionnelles s’exposent potentiellement aux mêmes genres d’agressions dans les cabinets dans lesquelles elles seront recrutées, une fois leur diplôme en poche.

Après la prise de parole, les actes ?

Finalement, symptomatique d’un milieu où les affaires de harcèlement moral ou physique et d’agressions sont courantes, l’histoire de Mathilde entre en résonance avec celles de nombreuses autres juristes dont les témoignages peuplent le compte @PayeTaRobe. Sur le modèle de la page Facebook @PayeTaSchnek, dont l’idée initiale est de mettre en exergue les réflexions misogynes entendues quotidiennement, @PayeTaRobe se concentre sur le monde la justice.

Avant mon premier jour : On me prévient de ne pas oublier de venir en talons.
— Payetarobe (@Payetarobe) 3 juillet 2018

Associé à collab : “votre naïveté m’inquiète pour votre vertu. Vous me faites penser aux filles faciles qui pullulaient dans les boîtes à mes 18 ans et qui disaient toujours Oui aux garçons en souriant niaisement”.
— Payetarobe (@Payetarobe) 17 juin 2018

« Associé : je ne comprends pas la féminisation de la profession. Vous les femmes, vous êtes faites pour avoir des enfants, pas pour travailler. C’est l’ordre naturel des choses. » ; « Discussion entre associés : les deux stagiaires je ne sais pas si elles travaillent bien, mais au moins elles sont jolies à regarder » et autres réflexions archaïques alimentent ce fil Twitter révélateur du sexisme ambiant qui règne dans les cabinets et de la difficulté pour les femmes de prendre leur place dans un monde où la camaraderie semble exclure toute forme de mixité. En témoigne, l’initiative portée en 2016 par le Carrefour des stagiaires, d’instaurer une charte anti-harcèlement, étendue à l’ensemble de la profession. Soutenu par Jean-Pierre Buyle, président de l’Ordre des barreaux francophones et germanophones (OBFG), et calqué sur un modèle similaire adopté par le barreau parisien, le projet aurait été catégoriquement refusé par le barreau bruxellois, sous l’ère de Pierre Sculier. Si ce dernier réfute cette information, arguant « qu’une structure interne ayant la même vocation existait déjà  », force est de constater que les cas de harcèlement avaient toujours cours au sein des cabinets. Selon Louis Godart, avocat au barreau de Bruxelles qui a monté depuis, une cellule d’aide aux juristes victimes de harcèlement : « Il y a des cas de notoriété publique. Des choses dont nous sommes au courant malheureusement, qui ont été couvertes. Des maîtres de stage qui ont été interdits par le barreau de recruter de jeunes juristes en raison de leur comportement, mais qui restent en place malgré tout.  »

On sait identifier les avocats présumés harceleurs. Même s’ils sont connus, il ne se passe rien. Il persiste une sorte de mutisme certainement lié au copinage, qui explique un manque d’action.
Louis Godart

La précarité et l’inconfort lié au métier favoriseraient ce type de comportement et encourageraient l’omerta qui règne dans le secteur. Parce qu’elles sont moins payées que leurs confrères et parce que le secteur est particulièrement concurrentiel, elles sont soumises à une pression déjà forte, à laquelle s’additionneraient les remarques déplacées et les cas de harcèlement. De fait, oser prendre la parole dans un tel contexte, c’est risquer de mettre à mal une future carrière et se mettre à dos une partie de la profession. « De manière générale, dans les cas de harcèlement sexuel, les femmes sont considérées comme coupables et non victimes, mais il existe un élément propre à notre profession  », explique Louis Godart. « Nous sommes censés être indépendants. Nous sommes 6.000 avocats et 800 stagiaires. Tout le monde se connaît, nous évoluons dans des micro-cercles. Si une femme dénonce ou porte plainte, qu’elle dit qu’elle s’est fait harceler par tel maître de stage, immédiatement sa première réflexion va être : « je suis coupable, mais en plus je risque ma place, et surtout de ne pas en retrouver ». »

Des mécanismes qu’il tente de déconstruire grâce à cette cellule qui, aidée d’une psychiatre, apparaît comme un espace de parole où les victimes peuvent être entendues et crues. Sans aller systématiquement jusqu’à la plainte, cette cellule permet d’identifier les présumés harceleurs et de soutenir les juristes qui n’osaient pas parler jusqu’alors, le réseau et le copinage inhérents à la profession pouvant briser une carrière. « Le monde du barreau fonctionne sur des dynamiques informelles, des réseaux de connaissance qui se tissent généralement en dehors des heures de travail. Cela se répercute évidemment sur les mères, les jeunes parents ou toute personne qui n’aurait pas envie de passer son temps dans le monde du travail. Ce système apparaît dès lors comme une double peine et explique le décalage avec la réalité », décrypte Adeline Cornet.

Le monde reste très fortement teinté d’une large empreinte masculine. Les rôles genrés ne vont pas changer demain. Cela va prendre des décennies.
Adeline Cornet

S’il est bien évident que toutes ne soient pas victimes du système et parviennent à bâtir une carrière au même titre que leurs homologues masculins, il n’en reste pas moins que ces discriminations et autres comportements sexistes pourraient être limités, voire évités par une meilleure éducation, et ce, dès l’enfance. Car si certaines réussissent à évoluer malgré tout, c’est aussi parce qu’elles ont intégré ces codes et qu’elles en jouent. « Un jour, une femme qui était avocate m’a dit qu’elle se sentait valorisée d’entendre un juge lui dire « madame, vous plaidez mieux qu’un homme », raconte Adeline Cornet. De fait, là où certaines considèreront cette remarque sexiste, d’autres y verront une forme de validation de leur place – légitime – parmi les hommes. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que nous serions finalement en partie responsables de la reproduction de ces rôles genrés, même si nous en avons conscience, puisque nous les avons intégrés. « J’inscris ça dans l’éducationnel. À l’heure actuelle, les petites filles ne sont pas éduquées de la même façon que les garçons. De fait, les juristes hommes et femmes n’ont pas les mêmes rôles sociaux. Non pas qu’il s’agisse de leur propre choix, mais en raison de la manière dont leurs parents et la société les ont éduqués. »

Loin d’être un cas isolé, le Justice s’inscrit finalement dans une société où le sexisme est structurel et agit dans tout secteur professionnel, classe sociale, à chaque moment de la vie d’une femme. Dès lors, l’enjeu n’est pas tant de pointer du doigt les déséquilibres inhérents à cette profession que de les inscrire finalement dans un phénomène systémique : « Ce n’est pas la faute du barreau, mais du monde professionnel qui est la conséquence de siècles d’éducation genrée. C’est la société qui pose soucis », conclue Adeline Cornet. Depuis #MeToo, les femmes dénoncent ces comportements au même moment où les hommes commencent à en prendre doucement conscience. Finalement, qu’il s’agisse du monde médiatique, de l’industrie du cinéma ou encore, de la politique, chaque secteur voit ses dynamiques d’oppression mises à mal. Reste à espérer que la Justice soit la prochaine à agir.

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