Les conséquences du sous-financement de la justice

De l’état des salles d’audience, aux condamnations en passant par l’accessibilité à la justice, le sous-financement du secteur judiciaire a de multiples répercussions néfastes.

Les conséquences du sous-financement de la justice

De l’état des salles d’audience, aux condamnations en passant par l’accessibilité à la justice, le sous-financement du secteur judiciaire a de multiples répercussions néfastes.

Mick Akutu
Bâtiments vétustes, manque de personnel, suppression de lieux d’audience, surpopulation des prisons… Les exemples ne manquent pas pour illustrer le sous-financement auquel le secteur judiciaire fait face actuellement. Alors que la campagne « 66 jours pour sauver la justice » vient de commencer, Koen Geens, le ministre de la Justice, parle de 750 millions d’euros à injecter dans le secteur judiciaire, bien qu’il n’ait pas mentionné d’où ils pourraient venir. Analyse.

En juin 2016, des juges, procureurs, avocats et greffiers s’étaient mobilisés en nombre au Palais de justice de Bruxelles. Près de deux ans plus tard, une centaine de personnes se sont également rassemblées devant ce même Palais de justice. Leur point commun ? Dénoncer le sous-financement de la justice belge.

Des lieux d’audience en mauvais état …

Le Palais de justice de Bruxelles représente le symbole le plus marquant quant à l’état général des bâtiments du secteur judiciaire en Belgique. Des échafaudages sont présents sur sa façade depuis 1982, sans que l’on voit le moindre signe de travaux en cours ou de rénovation apparente et ce n’est pas prêt de changer : le ministre de la Justice, Koen Geens, a en effet déclaré que la restauration de l’enceinte bruxelloise serait terminée pour… 2040. Pour le cabinet de Koen Geens, il est normal que cela prenne autant de temps : « La taille du bâtiment, le fait qu’il s’agisse d’un monument protégé, que le bâtiment est encore utilisé quotidiennement et ne peut donc pas être évacué juste avant le début des travaux, garantissent que la rénovation nécessite beaucoup de temps et nécessite une approche étape par étape. »

Par ailleurs, cela ne va pas beaucoup mieux dans les autres régions. « Ici [au Palais de justice de Namur], on a laissé traîner l’entretien du toit et donc il est plein d’infiltrations, affirme Manuela Cadelli, présidente de l’Association Syndicale des Magistrats (ASM). C’est le témoin, c’est l’indice de la négligence, de la désinvolture et du manque de soin qui caractérise le rapport entre la justice et le politique. L’état de certains bâtiments sont vraiment les témoins de l’état de la justice et de la vigilance que l’Etat et le monde politique ont consacré à cette question et donc du mépris, il faut le dire comme ça. »

 

Palais de justice de Namur
Cour intérieure du Palais de justice de Namur. Photo de Mick Akutu.

Ce rapport entre la justice et la politique est également mis en lumière par le contraste entre l’état des bâtiments de ces deux secteurs publics. « Si vous allez dans n’importe quelle administration publique, au cabinet du ministre Geens par exemple, c’est terriblement opérationnel, confortable, presque luxueux, atteste la présidente de l’ASM. Si vous allez au Parlement, il n’y a pas une possibilité d’infiltration, les dorures sont intactes, entretenues et à juste titre, il n’y a pas de rivalité mais on a manifestement laissé traîner les choses en ce qui concerne la justice, en tout cas dans certains palais et en Wallonie, il faut bien le souligner. »

… et supprimés pour des raisons budgétaires

La suppression des lieux d’audiences s’est effectuée en deux temps, selon la présidente de l’ASM : « On a d’abord regroupé une série de tribunaux et parquets, en en gardant un par arrondissement. On a considérablement rationalisé. Par exemple sur l’arrondissement de Namur-Dinant, c’est désormais la justice namuroise qui regroupe la justice dinantaise. C‘est la loi qui indique le nombre de magistrats et greffiers dans chaque Palais, et donc comme elle n’est pas respectée et qu’on est en moyenne à peu près à 83 % d’occupation dans chaque palais, il a fallu rationaliser.  » En effet, pour que les tribunaux en Belgique puissent fonctionner normalement, il faudrait 54 juges et 110 greffiers de plus.

Cette rationalisation intervient à plusieurs niveaux : « Sur Namur et Dinant, on a rapatrié le volet pénal à Namur. En terme d’audiences, il reste des audiences correctionnelles à Dinant mais beaucoup sont à Namur et tout le parquet de Dinant est désormais à Namur. Au niveau du commerce, il y a désormais un tribunal de l’entreprise par ressort donc ça en fait 5 sur toute la Belgique. »

La diminution des lieux d’audience s’inscrit dans un plan d’investissement concret selon le cabinet de Koen Geens. Sa porte-parole a déclaré : « Le ministre de la Justice, M. Geens, est convaincu qu’il faut investir davantage dans nos Palais de justice. Comme il l’explique dans son énoncé de vision « La Cour du futur », il souhaite investir dans des palais de justice moins nombreux mais plus modernes et multifonctionnels. Afin d’améliorer la gestion quotidienne et la sécurité des palais de justice, le département compétent du ministère de la Justice a été modernisé sous cette législature. »

Manuela Cadelli
Manuela Cadelli, présidente de l’Association Syndicale des Magistrats. Photo de Mick Akutu.

Des chiffres accablants

Le SPF Justice a reçu, pour l’année 2016, un budget de 1,8 milliards d’euros. Ce chiffre pourrait sembler suffisant mais il prend une autre tournure lorsqu’on le met en perspective : avocats.be, dans son mémorandum publié en février 2019, affirme que le total des dépenses publiques annuelles de l’Etat s’élèvent à 225 milliards d’euros. De plus, de ces 1,8 milliards d’euros, la moitié est consacrée au secteur pénitencier selon Manuela Cadelli : « Dans le budget consacré à la justice, il y a le volet prison qui dépasse les 900 millions et en 2016, ce sont les chiffres de 2016, le budget de la justice est de 930 millions d’euros, cours, tribunaux et parquets. Donc vous rapportez 930 millions d’euros à 225 milliards, vous n’êtes même pas à 1 %. »

La présidente de l’ASM poursuit : « On nous explique que c’est l’austérité, qu’il n’y a plus de budget, mais je prétends, avec l’ASM, que l’austérité est en réalité un choix politique à géométrie variable : à la fin de 2017, le budget des cours, tribunaux et parquets était de 819 millions d’euros et fin 2017, ce gouvernement décide de faire un cadeau annuel fiscal au secteur bancaire, y compris aux holdings, de 942 millions d’euros. 942 millions d’euros et 819 la même année pour les cours, tribunaux et parquets. Donc quand on dit qu’il n’y a plus d’argent, c’est un mensonge puisqu’il y a de l’argent pour faire un cadeau annuel fiscal aux banques qu’on a sauvées en 2008 et qui continuent de licencier des gens. Donc nous disons que l’austérité relève d’une propagande pour réduire l’efficacité des services publiques en général et l’indépendance de la justice en particulier. »

Le cabinet du ministre de la Justice revendique en revanche, par la voix sa porte-parole Sieghild Lacoere, un bilan beaucoup plus positif, tout d’abord en ce qui concerne les dépenses accordées au secteur judiciaire : « Les chiffres d’Eurostat montrent que la Belgique consacre 0,3 % de son PNB aux tribunaux, ce qui correspond à la moyenne européenne et à la moyenne des pays de la zone euro. » Le cabinet s’attaque ensuite au budget par habitant. « Le budget des cours et tribunaux est supérieur à 82 euros par habitant. La moyenne au Conseil de l’Europe est de 64 euros. En comparaison, la France dépense 65 euros par habitant. »

De manière plus générale, Sieghild Lacoere estime que le gouvernement ne peut pas entreprendre plus de choses que ce qu’il fait actuellement et le budget attribué à la justice n’est pas de son seul ressort : « Comme tous les États membres de l’UE, la Belgique est soumise aux règles budgétaires européennes, affirme-t-elle. Chaque gouvernement, chaque ministère doit donc respecter les conditions strictes relatives à la consolidation de ses dépenses et recettes, ainsi qu’à des paramètres tels que le ratio d’endettement et le déficit budgétaire. » Un « pacte budgétaire » européen est en effet entré en vigueur le 1er janvier 2013. Il avait trois objectifs :

Le secteur judiciaire ferait donc les frais de cette politique budgétaire européenne.

Envoyer des gens en prison, la bonne solution ?

Qui dit justice dit également condamnation. A l’heure actuelle, la prison semble être le moyen privilégié de la justice belge pour punir les personnes ayant commis un délit ou un crime. Les chiffres en attestent, avec 21 prisons sur 35 qui rencontrent un problème de surpopulation. Peut-on, dès lors, faire une corrélation entre ce phénomène et le sous-financement attribué au secteur judiciaire ? Ou la cause de ceci serait-elle plutôt liée au système mis en place par le gouvernement belge ? « Il y a d’abord et avant tout un choix politique qui a été renouvelé sous ce gouvernement qui est de favoriser la sanction prison, affirme Manuela Cadelli. On continue de faire croire aux gens que la prison est le moyen pour sanctionner. Cependant, la prison est le moyen le plus cher. C‘est plus de 50 000€ par an par détenu que payent les contribuables et, toutes les études le prouvent, c’est le moyen le plus sûr pour permettre la récidive, donc c’est le moyen par lequel les détenus quand ils sortent sont le moins aptes à réintégrer une vie sociale de manière légale. »

Si la prison s’avère être une mauvaise option pour condamner les entorses à la loi, quelles sont les options de l’Etat ? « Il faut absolument s’affranchir de l’optique qui privilégie la prison comme type de répression pénale. Et cela fait partie de nos revendications. Il faut que cet argent qui sert aux prisons soit redirigé vers les modes alternatifs de répression et il faut absolument investir de l’argent dans les prisons pour faire en sorte que pendant le temps de la prison, les gens l’investissent dans une vie meilleure après la prison. Alors cela a un sens, alors les détenus ne sont pas désespérés et, quand ils sortent, ils ont des outils pour se reclasser. »

Pour Manuela Cadelli, les magistrats doivent revoir certaines choses dans leur manière de travailler. La présidente de l’ASM l’affirme : « Quand on condamne à une peine de travail, parfois, ça met beaucoup de temps avant que la personne ait déjà la possibilité d’aller travailler comme c’est prévu. Cela a moins de sens si vous passez six mois entre le moment où vous êtes passés au tribunal et le moment où vous commencez vos premières heures de prestation mais il faut aussi former les magistrats à trouver autre chose, à renoncer à la solution prison. Il y a beaucoup de magistrats hyper répressifs qui favorisent les années de prison et de préférence beaucoup. C’est une question de sélection et de formation et d’évaluation des magistrats. »

Une justice inaccessible à la classe moyenne

Le manque de moyens alloués au secteur judiciaire pose aussi la question de l’accessibilité de la justice aux citoyens. Selon Madame Cadelli, « Il y a un mépris du monde politique envers les services publics, les justiciables et les citoyens de manière générale. Nous sommes dans une tendance lourde qui s’appelle le néo libéralisme. On renvoie les gens à leurs propres responsabilités. On ne remboursera bientôt plus les soins de santé pour les gens qui ont fumé régulièrement des cigarettes, on est dans un système qui responsabilise, voire soupçonne l’usager. »

Elle poursuit : « Il fait peser sur l’usager une série d’obligations en termes d’autoprise en charge et en termes administratifs. Pour le dire simplement, les pauvres, les premiers destinataires des services publics, logiquement renoncent, donc ça pose question dans la démocratie dans son ensemble. »

Mais qu’en pense la société civile, directement impactée par les décisions du monde politique et judiciaire ? Pour Robin, membre des Bloemekets, un groupe d’amis luttant pour une société plus solidaire, cet apparent mépris dépend du parti politique dont on parle. « Pour le MR par exemple, il y a sans doute une réelle volonté de simplement diminuer les budgets pour boucler les budgets de l’Etat. Par contre, je n’en dirais pas autant de certains partis.  »

Robin des Bloemekets
Robin, membre des Bloemekets. Photo de Mick Akutu.

 Et après, on fait quoi ?

La volonté d’investir plus de fonds semble toutefois préoccuper le cabinet du ministre de la Justice : « Le ministre souhaite que davantage de fonds soient investis dans la justice que les années précédentes, certainement à la lumière d’un système de justice plus ponctuel et accessible, qui contribue à une société plus juste et plus sûre. », assure la porte-parole. Toutefois, le sous-financement de la justice implique beaucoup de problèmes, que seul le monde politique semble en mesure de régler.

La question qui se pose serait de savoir comment parvenir à le sensibiliser. Selon Robin des Bloemekets, il ne faut pas faire de différenciation par secteur : « Je pense qu’il faut une prise de conscience générale que ce qui se passe arrive dans tous les domaines. Les restrictions budgétaires sont générales et nous font croire que l’avenir sera meilleur. Mais pour que l’avenir soit meilleur, il faut simplement changer de système. Enfin, je n’ai pas la solution mais le système dans lequel nous évoluons ne fonctionne pas correctement, avec des phénomènes d’aggravation de la situation des moins aisés et un enrichissement des autres… Il faudrait une mobilisation plus forte et plus générale. »

Même son de cloche du côté de la présidente de l’ASM qui estime que l’on a beaucoup progressé en cinq ans : « La question justice a percé grâce aux associations, grâce aux gens qui ont fait du bruit. Quand on explique les problèmes, les gens sont sensibilisés et la volonté politique est opportuniste donc à un moment où les citoyens vont mettre la pression et où on s’empare du débat public et où on voit qu’on a 120 personnes à telle conférence, 150 à telle autre etc., le monde politique va se dire « Il se passe quelque chose ici et nous devons maintenant montrer que nous nous intéressons à cette question ». Je crois que c’est là dessus que nous devons parier. Mais nous ne devons pas attendre de miracle et nous devons beaucoup travailler à communiquer et à faire de la pédagogie. » C’est notamment dans cette optique que le secteur judiciaire a tenu à interpeller le monde politique avec « 66 jours pour sauver la justice » : les audiences ont été interrompues dans tous les palais de Justice ce mercredi 20 mars 2019 à 11h30 dans le but de réclamer un refinancement du secteur, près de deux mois avant les prochaines élections.

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