Lenteur de la justice : mythe ou réalité ?

Panser la Justice

Lenteur de la justice : mythe ou réalité ?

La Cour européenne des droits de l’homme a condamné à plusieurs reprises la Belgique pour la lenteur de sa justice. Mais aujourd’hui, cette lenteur est-elle justifiée ?

Lenteur de la justice : mythe ou réalité ?

La Cour européenne des droits de l’homme a condamné à plusieurs reprises la Belgique pour la lenteur de sa justice. Mais aujourd’hui, cette lenteur est-elle justifiée ?

Gloria Mukolo, Linda-Naïcha Lebanda
« Le délai raisonnable d’attente de certains dossiers est dépassé. » C’est le message envoyé par la Cour européenne des droits de l’homme à la justice belge pour sa lenteur. Une lenteur qui engendre, dans certains cas, de lourdes conséquences pour ceux qui attendent. Mais qu’en pensent les professionnels de la justice ? Cette lenteur pointée du doigt est-elle réellement justifiée pour assurer que la justice rendue soit équitable ou au contraire, abusive ? Réponse.
Libérez les maux des justiciables
Libérez les maux. Photo de Gloria Mukolo

Il y a autant de vécus que de personnes autour de nous. De ces vécus, il ressort des réalités qui en bouffent certains de l’intérieur, comme celle « d’une justice trop lente. » C’est le cas de Miguel Pelaez. « À la bourre », « floue », « au ralenti »  : tels sont les mots de ce dernier lorsqu’il parle de justice. Alors que lui-même court après le temps, comme tout le monde, il n’a pas oublié son expérience personnelle avec le monde judiciaire.

Une histoire qui aurait pu arriver à n’importe qui, une histoire qui lui est tombée dessus alors qu’il n’avait absolument rien demandé. Une histoire qui n’a jamais été jugée. Une justice qui ne l’a jamais libéré de son incompréhension.

Attendre… Encore et encore

Protéger l’environnement et par la même occasion, soulager son portefeuille, telle avait été la décision prise par Miguel. Comment ? En se séparant de sa petite voiture citadine. Décision anodine qui de prime abord aurait dû se clôturer sans encombres… Seulement, dans ce cas-ci, rien ne s’est passé comme prévu :

« Pendant la période de 2016 à 2017, je roulais avec ma voiture. J’ai décidé de m’en débarrasser en février 2018, après un accident qui m’a fait réellement prendre conscience de pas mal de choses. J’ai donc décidé de l’envoyer à la casse et de déposer par la même occasion, ma plaque d’immatriculation à la Direction de l’Immatriculation des Véhicules (DIV). J’ai déposé mes plaques dans leur boîte aux lettres puisqu’à l’époque cela était permis. Après ça, moi qui pensais en avoir fini avec cette voiture, je me suis retrouvé à recevoir des amendes et autres accusations comme si j’étais toujours en possession de cette dernière. J’ai dû payer les amendes… Je n’avais pas le choix. Cela fait plus d’un an que j’attends. Je n’ai aucune nouvelle du tribunal de police ni de l’avancé de mon dossier.  »

Pour moi, le système est incompétent !

 

Témoin d'une lenteur de justice
Témoin : Miguel Pelaez. Photo de 1819, Entreprendre à Bruxelles

Des infractions que Miguel ne digère pas. Choqué, scandalisé et révolté, il comprend très vite qu’il est victime d’une tierce personne qui emprunte son identité, pour de petits délits, en utilisant sa plaque. À en abuser sans ménagement. De là, s’en suivent alors des journées sombres et des lendemains incertains :

« Le plus dur est de prouver continuellement que je n’ai aucun lien avec cette histoire. Puisqu’à chaque fois qu’on te reçoit en justice, on te parle de cette notion de « preuve ». Comment suis-je censé prouver mon innocence alors que tout me pointe du doigt ? Comment continuer à payer toutes ces amendes alors que je ne roule pas sur l’or ? Je pensais faire des économies en revendant ma voiture. Au lieu de ça, c’est tout le contraire qui s’est produit. Je me sentais coupable alors que je n’avais rien fait.  »

Si aujourd’hui Miguel nous raconte son histoire avec beaucoup de philosophie, c’est parce qu’il a fini par se faire une raison : « Au début, quand ce genre d’histoire vous tombe dessus, vous vous dites que la justice est là pour vous aider. Vous paniquez, certes, mais vous vous rassurez indirectement en vous disant que la Belgique est un pays où les droits et devoirs de chacun sont globalement respectés. Ensuite, dans mon cas, lorsque je me suis senti baladé de gauche à droite sans toujours comprendre pourquoi… J’ai vite arrêté de sourire. »

Qui dit justice, dit lenteur ?

Rendre justice demande du temps. L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme le précise : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable. » Pour les acteurs de la justice, rendre un jugement dans ce délai dit « raisonnable » est primordial pour le bon fonctionnement de celle-ci.

Pour la Cour européenne des droits de l’homme, le caractère raisonnable d’une procédure s’apprécie « suivant la complexité de l’affaire, le comportement du prévenu et des autorités compétentes. Le délai raisonnable est donc dépassé lorsqu’aucun acte d’enquête n’a été posé pendant un an ou que la fixation de l’affaire intervient plus de trois ans après la fin de l’enquête. »

Si en théorie tout semble être très clair, en pratique ce n’est pas toujours le cas. En effet, la Belgique a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme suite à l’ampleur de son arriéré judiciaire.

En 2016, sur 468 plaintes reçues par le Conseil Supérieur de la justice, 7.05 % pointaient les lenteurs de procédure. Un chiffre que Magali Clavie, présidente de la commission d’avis et d’enquête au Conseil Supérieur de la Justice tient à nuancer : « Le chiffre de 7 % concerne les griefs qui portent sur la lenteur et non les plaintes. On peut avoir une plainte qui, quand on analyse, porte sur trois griefs. Par exemple, le justiciable va en même temps se plaindre de la lenteur de la justice, de l’accueil et du contenu de la décision. C’est pour ça qu’il est préférable de parler en termes de griefs et non de plaintes. Ce chiffre est relativement stable ces cinq dernières années avec une légère tendance à la baisse.  »

Elle rajoute aussi que toutes les plaintes contenant un grief sur la lenteur ne sont pas toujours fondées. Néanmoins, pour les justiciables et certains acteurs de la justice, le délai d’attente en Belgique est loin d’être « raisonnable » comme le voudrait la Convention européenne des droits de l’homme.

Une lenteur que les justiciables vivent très mal selon Jean-Pierre Buyle, le président d’avocats.be : « Imaginez un couple qui se déchire dont l’un des époux n’a pas de moyens financiers et demande une contribution alimentaire pour ses enfants… S’il faut attendre des années pour avoir une décision, c’est difficile non seulement pour lui et sa famille mais aussi pour nous. Comment voulez-vous qu’il y ait une sérénité dans la vie des personnes ? Les personnes vivent dans l’anxiété, l’angoisse d’une situation chaotique… »

Comment expliquer cette lenteur alors que les commissions européennes luttent pour une meilleure efficacité des systèmes judiciaires européens ?

Une lenteur qui s’explique

Comme pour beaucoup de choses, le problème de l’arriéré judiciaire belge peut se résumer en trois mots : manque de moyens. Pour Jean-Pierre Buyle, « la justice belge s’est clochardisée. C’est le pouvoir qui est négligé. La justice n’est vraiment pas le sujet prioritaire des deux gouvernements. » Et selon lui, c’est cette même négligence qui impacte directement le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire.

Charles Michel exprimait pourtant dans sa déclaration gouvernementale en octobre 2018, l’envie d’améliorer l’efficacité du système judiciaire belge : « Nous voulons une justice ancrée dans le 21ème siècle, plus moderne, plus efficace et plus accessible. De nombreuses réformes sont entreprises. »

Début février 2019, Philippe Morandini, premier président de la cour d’appel de Mons, tirait la sonnette d’alarme. Dans un courriel adressé à la commission justice du Parlement, il récriminait les moyens mis à la disposition de la Justice : « On me demande que 21 paires de bras fassent le travail de 31 paires de bras. Moi je dis que ce n’est pas possible. » Le manque d’effectifs affecte donc l’efficacité de la cour : « Il y a deux ans, la cour d’appel n’avait pas d’arriéré. Aujourd’hui, nous passons à un arriéré qui dure depuis au moins un an, voire un an et demi pour les dossiers correctionnels », explique-t-il.

54 juges et 110 greffiers en plus pour que les tribunaux du pays fonctionnent normalement.
Conseil Supérieur de la Justice dans un rapport de 2018.

Le cas de la Cour d’appel de Mons n’est pas isolé. Là où certaines juridictions semblent bien fonctionner – comme le Tribunal de l’Entreprise Francophone de Bruxelles, où il est possible de recevoir un jugement en douze ou treize mois – d’autres, comme la Cour d’appel de Bruxelles, ont des délais qui vont de quatre à cinq ans. Soit entre 1.460 et 1.825 jours d’attente pour un jugement.

En février dernier par exemple, cette même cour était dans l’obligation de réquisitionner des juges du Tribunal de première instance pour pallier à son manque d’effectifs. Et ce, alors que le nombre minimum d’employés nécessaires, (appelé « cadre légal »), pour la Cour d’appel a été fixé à 40 magistrats francophones. Mais ils n’en sont qu’à 35. Le cadre légal n’est donc pas respecté dans plusieurs juridictions, malgré le fait que ce soit une obligation légale. « Il y a une volonté délibérée du gouvernement actuel de ne pas respecter la loi. Regardez la Cour du travail de Bruxelles… Ils avaient six magistrats et voilà qu’ils n’en ont plus que quatre. Ou encore le Parquet de Bruxelles qui a classé 1.700 dossiers pour motif de ne pas avoir assez de personnel. Ils ont aussi décidé de ne plus poursuivre certaines infractions comme le harcèlement par manque de moyens et d’effectifs…. C’est une catastrophe. La justice ne rend pas service aux citoyens ! », s’exclame Monsieur Buyle.

Manuel Lambert, conseiller juridique à la Ligue des Droits Humains (LDH), éclaire le manque de financement du pouvoir judiciaire par l’idéologie des gouvernements. « Il y a un choix budgétaire à faire d’une part. Mais il y a sans doute aussi, toute une série de choses qui sont de l’ordre de l’idéologie », explique t-il.

Pour Magali Clavie, une autre faille doit être soulignée : « La deuxième chose qui a une incidence sur le retard c’est l’informatisation. » Elle poursuit : « Ce retard se répercute sur les justiciables, qui se voient parfois contraints d’attendre plusieurs années pour arriver à la fin de leur parcours judiciaire. »

En effet, de nombreux arrondissements souffrent du fait d’utiliser des logiciels vétustes. D’ailleurs, deux mois avant les élections, les acteurs du monde judiciaire se sont mobilisés autour du projet « 66 jours pour sauver la justice » avec six revendications communes. Parmi elles, « un système informatique performant et intégré, qui permet une communication entre les différents acteurs de la justice ». L’informatisation de la Justice permettrait à la Justice belge de se constituer une banque de donnée des jugements et aussi d’alléger la tache des greffiers.

Un sujet qui divise les acteurs de la Justice

Des acteurs soudés mais pas toujours. La question de la lenteur de la justice ne date pas d’hier et fait constamment débat auprès des professionnels.

Le terme « lenteur » est un peu démodé

Pour Magali Clavie, le cas de la Belgique n’est pas critique et mérite d’être nuancé. « C’est vrai qu’il y’a eu de gros problèmes d’arriérés et de lenteur dans la justice. Malgré tout, il y a énormément de progrès qui ont été fait cette année », déclare t-elle. Pour étayer ses propos, elle met en avant les rapports de la Commission Européenne sur l’efficacité de la justice (CEPEJ) : « Les derniers tableaux sont tombés l’année dernière. On peut y voir que pour tout ce qui est justice civile, la durée moyenne d’une procédure (en première instance) est de 86 jours en Belgique. Ce qui nous place en tête avec le Luxembourg.  Si on compare avec la France, ce délai de 86 jours est de 350 chez eux. »

Un avis que tous les acteurs de la justice ne partagent pas : «  Certes, dans certains tribunaux ça fonctionne bien. Mais regardez les dossiers en matière pénale à Bruxelles. Les cours d’assises à Bruxelles sont une catastrophe. Le temps qu’il faut pour qu’une affaire vienne devant les tribunaux, c’est une catastrophe », explique Monsieur Buyle.

Pour Madame Clavie, le problème se situerait ailleurs, principalement dans le manque de communication entre les instances juridiques et les citoyens : « Ce n’est pas tant la lenteur qui pose problème, c’est plutôt le côté nébuleux de la justice. Lorsque le justiciable n’est pas au courant de ce qui se passe », précise-t-elle. Pour cette dernière, une meilleure communication permettrait de rendre l’attente plus vivable pour les justiciables. Miguel souligne son manque de confiance envers la justice : « Pour moi, le système est incompétent. Il n’évolue pas avec son temps. On perd notre temps et notre argent. Ils nous sucent jusqu’à la dernière goutte sans même nous expliquer… J’ai dû faire un plan d’échelonnement pour pouvoir payer toutes les amendes qui me tombaient dessus. Et qui rembourse tout ça ? Je n’ai jamais eu de réponse jusque-là… »

En mars 2018, le Conseil Supérieur de la Justice inaugure le « projet épices  » qui encourage les initiatives dont l’objectif est de rendre le langage judiciaire plus accessible. Le but est donc de combler le gouffre qui existe entre les citoyens et la justice. Manuel Lambert salue ces efforts. Selon lui, « la justice est perçue, à tort ou à raison, comme étant une institution élitiste, distante. Elle doit être rendue plus compréhensible pour le justiciable qui est au cœur de l’affaire. » 

Belgique : élève cancre de l’Europe ?

Il est difficile d’obtenir un classement des systèmes judiciaires européens. Le CEPEJ, dont l’objectif principal est d’améliorer l’efficacité et le fonctionnement de la justice dans les États membres, publie chaque année un rapport intitulé  Systèmes judiciaires européens. Efficacité et qualité de la justice. Celui-ci, analyse les différents systèmes judiciaires et son but n’est pas de classer les pays mais plutôt de les comparer.

Afin de comparer les délais judiciaires belges à ceux de ses voisins européens, il faut regarder ce qu’il qualifie de « Disposition Time (DT) ». Toujours selon le CEPEJ, le Disposition Time « mesure le nombre estimatif de jours nécessaires pour clore une affaire. » Pour les affaires pénales au niveau de la plus haute instance (en 2016), la Belgique affiche un DT de 165 jours alors que la médiane européenne est de 105 jours.

En comparaison, le DT est de 35 en Suède, 95 en Allemagne et de 173 jours en France. Dans son analyse, le CEPEJ ajoute d’ailleurs que « le Disposition Time en Belgique, à Monaco et en Norvège reste supérieure à la moyenne, de sorte que la situation dans ces pays devrait également continuer à être suivie de près. » Pour ce qui est des affaires administratives de première instance, le Disposition Time en Belgique est de 429 jours alors que la médiane européenne est de 357 jours. En Suède il est de 108 jours, en Allemagne de 375 et en France de 314 jours. Le CEPEJ souligne tout de même que dans le cas de la Belgique « la situation s’est améliorée au cours des deux dernières évaluations. »

Une justice efficace ne peut être trop lente. C’est pour cette raison que le CEPEJ accorde une attention particulière au temps nécessaire pour la clôture d’une affaire lors de leur analyse de l’efficacité des systèmes judiciaires européens. En effet, lorsque la justice traîne, les justiciables en souffrent, comme nous le démontre le cas de Miguel Pelaez. Difficile pour lui de tourner la page et d’aller de l’avant, quand plus d’un an après les faits il continue à recevoir des factures à payer pour des délits qu’il n’a pas commis.

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