Centres fermés : une justice répressive envers les migrants
Depuis deux décennies, la Belgique enferme les sans-papiers dans des centres aux allures de prisons avant que leur sort ne soit décidé. Une privation de liberté qui pose question.
Les centres fermés
Karim vit en Belgique depuis 14 ans. Il est resté sur le territoire belge après l’expiration de son visa. Suite à un contrôle d’identité, il est arrêté et écroué en centre fermé. Après quatre mois, il passe du centre de Caricole à celui de Bruges.
Je me suis retrouvé privé de ma liberté. Je déprimais tous les jours. La privation de liberté tue. Les pensées tuent. Dès le premier jour, ça a été le cauchemar, rien ne semblait pouvoir m’aider.
En Belgique, la détention administrative en centre fermé est définie par l’État, non pas comme une sanction à proprement dite, mais comme un moyen d’exécuter une mesure d’expulsion. Pourtant, dans les faits, cette détention est finalement vécue comme une sanction par les détenus. Une frontière floue entre prison et centre fermé, dont témoigne Jean-François Jacob, ancien fonctionnaire de prison et actuel directeur du centre fermé de Vottem. À la question de savoir quel métier serait comparable au sien, ce dernier est catégorique : « directeur de prison ».
Une augmentation de l’arsenal législatif
La loi du 15 décembre 1980 et ses modifications ont permis d’octroyer un champ d’actions plus large au Ministère de l’Intérieur pour arrêter, enfermer et expulser tout individu en situation irrégulière sur le territoire belge. L’État confirme son positionnement, lorsqu’en 1987, est supprimée la possibilité d’un recours judiciaire pour les candidats réfugiés. Depuis lors, le traitement de la demande est confié à l’Office des Étrangers, une instance administrative qui dépend du Ministère de l’Intérieur. Les politiques d’accueil, de séjour, d’établissement et d’éloignement des migrants ne sont, de fait, plus sous tutelle du Ministère de la Justice, mais déléguées à l’Intérieur. En conséquence, les décisions relèvent du bureau de l’Office des Étrangers, et ne sont donc plus contrôlées par un juge.
Avant la création des centres fermés, les personnes présentes sur le territoire illégalement étaient emprisonnées et expulsées dès qu’elles étaient arrêtées pour une infraction ou un délit. Cette logique sécuritaire se concrétise en 1998 avec la création du premier centre fermé pour migrants en Belgique. Son but est d’enfermer les personnes en séjour irrégulier en vue de les expulser du territoire belge. Pour éviter les évasions et s’assurer de la mise en exécution de la mesure d’expulsion, les centres fermés sont pensés et construits sur le modèle de la prison : doubles rangées de grillage parfois surmontées de barbelés, caméras de surveillance, gardiens, mouvements surveillés et contrôlés, règlement prévoyant des sanctions telles que la mise en cellule d’isolement… Le centre fermé devient alors un dispositif criminalisant où les détenus migrants sont menottés à chaque déplacement, que ce soit pour aller voir un médecin, un avocat ou pour se rendre au tribunal. Les personnes en séjour illégal sur le territoire ont commis une infraction et non un délit, infraction d’ailleurs désormais passible d’une amende administrative de 200 euros. Cette pratique était déjà prévue par la loi du 15 décembre 1980 mais son application n’est effective que depuis 2016.
Même si la loi établit des garde-fous face aux conditions d’arrestations des personnes en séjour irrégulier, de plus en plus de réformes facilitent leur détention. C’est le cas de la réforme du 9 novembre 2017 qui prévoit de placer en centre fermé tous les étrangers ayant un ordre de quitter le territoire. Mesure qui vaut également pour les demandeurs d’asile. Ainsi, une personne en séjour illégal peut à tout moment être arrêtée par la police et emmenée en centre fermé, que ce soit lors d’un contrôle d’identité routinier, d’une démarche administrative ou d’un délit. De plus en plus de personnes sont arrêtées alors même qu’elles étaient en train d’effectuer des démarches à l’administration communale en vue d’obtenir un droit de séjour. Les migrants en centres fermés peuvent être détenus huit mois au maximum. Cette mesure administrative s’apparente au fil de la détention à une peine de prison. Mais contrairement à la détention judiciaire, le détenu migrant ne sait pas pour combien de temps il sera emprisonné et attend son expulsion ou sa libération, sans aucune information sur la date à laquelle l’une de ces mesures sera décidée.
En 2017, le gouvernement belge a tenté d’instaurer une loi sur « les visites domiciliaires » qui aurait permis à la police d’entrer dans le domicile d’une personne sans autorisation afin de procéder à son arrestation. Cette loi entrait en contradiction avec l’article 15 de la Constitution qui autorise une personne sans-papiers à ne pas ouvrir la porte de son domicile. À la suite de fortes mobilisations citoyennes, le gouvernement a finalement dû reculer. Toutefois, cette politique carcérale sécuritaire concernant les questions migratoires ne tend pas à s’amoindrir puisque le gouvernement belge a annoncé doubler la capacité de détention en centre d’accueil d’ici 2021, pour atteindre une capacité de détention de 1.066 places.
L’accès à une aide juridique
En Belgique, le droit à l’aide juridique en centre fermé est garanti par les articles 62 et 63 de l’arrêté royal sur les centres fermés. Mais la qualité de l’aide juridique n’est pourtant pas toujours assurée, comme le souligne Benoît de Boeck, chargé des questions d’enfermement et d’expulsion pour l’asbl CIRÉ (Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers) : « Il existe toute une série de droits pour les détenus en centres fermés, mais ils ne sont pas faciles à exercer, car lorsque vous êtes privé de liberté, que vous ne maîtrisez pas la langue et que vous avez difficilement accès à un avocat, tous ces droits deviennent lettre morte. » Une fois arrivé en centre fermé, le détenu migrant écroué se voit expliquer les raisons de son enfermement et les droits qu’il détient. C’est ensuite à l’assistant social, désormais nommé « fonctionnaire de retour » par l’administration des centres fermés – un terme qui a été préféré, car plus approprié au rôle de ce personnel au sein du centre fermé – de s’occuper de faire ces démarches. Selon Benoît De Boeck, « le fonctionnaire de retour a toujours cette double casquette, à la fois de convaincre le détenu migrant de retourner dans son pays et à la fois d’être à son écoute et de l’informer sur ses droits ». Du fait de ce conflit d’intérêts, le détenu n’est pas toujours bien informé et ne saisit pas toujours la nécessité de faire appel à un avocat. L’expulsion est perçue comme une fatalité. Pourtant, pour que la décision administrative de l’enfermement passe devant une juridiction, il faut que le détenu demande un avocat.
À l’exception du centre fermé de Vottem où des avocats du Bureau d’Aide Juridique local effectuent des visites toutes les semaines, le fonctionnaire de retour est la personne en charge de contacter le Bureau d’Aide Juridique local qui attribuera un avocat au détenu. Il n’existe aucun chiffre sur le nombre de détenus faisant appel à un avocat. On sait en revanche que sur 7.506 étrangers incarcérés en centres fermés en 2007, seulement 1.205 requêtes de mise en liberté ont été introduites devant la Chambre du conseil, et que certaines personnes utilisent ce recours plusieurs fois. À peine 16 % des personnes détenues en centres fermés ont vu leur détention contrôlée par un juge. Même dans ce cas, lorsqu’un avocat commis d’office est attribué au détenu, rien n’est encore acquis. Sur les 7.105 migrants écroués en centres fermés en 2018, seulement 1.883 ont été libérés.
De fait, le droit des étrangers est très complexe. La législation en vigueur est sans cesse mouvante, et les avocats attribués ne sont pas toujours spécialisés en droit des étrangers. La détresse des détenus en centre fermé est renforcée par cette insécurité juridique où les procédures complexes, l’accès à l’information et les décisions administratives se révèlent extrêmement compliqués à appréhender. S’ajoute à cela la barrière de la langue. Le passage par le centre fermé s’avère pour le migrant être un dédale administratif, une machinerie que rien ne semble pouvoir arrêter. D’ailleurs, le taux de libération en centre fermé est faible : plus de 80 % des personnes se voient expulsées et les gagnants à la loterie de la libération ressortent par défaut. Comme Rami, arrivé en Belgique il y a de cela huit ans et écroué au centre fermé de Caricole et Merksplaes pendant sept mois : « Mon passeport n’était plus valide, et mon pays n’a pas donné son accord pour mon rapatriement. » Les migrants détenus en centres fermés sont relâchés par l’administration alors qu’ils sont toujours dans des situations de séjour illégal, et sont à tous moments susceptibles de repasser par la case centre fermé.
Humaniser, légitimer, pérenniser
La communication autour des centres fermés reste très informelle, pour ne pas dire secrète. Mettre la main sur un rapport d’activité officiel est presque impossible et seuls quelques individus représentant des organismes bien définis sont accrédités afin d’y entrer. Pour Benoît de Boeck de l’asbl CIRÉ « tout est fait pour que ce qui se passe aux confins de ces institutions reste en interne ».
Même constat au sujet de leur médiatisation. Peu de personnes sont réellement informées au sujet des centres fermés et des enjeux qui s’y jouent. Toutes nos demandes pour pénétrer ce milieu se sont soldées par des échecs, à l’exception de Vottem. Le directeur Jean-François Jacob nous y a reçus. Impossible encore une fois de jeter l’oeil plus loin qu’à l’accueil et de passer le premier des rideaux de fer sécurisant les lieux. « Être arrivés jusqu’à mon bureau, c’est déjà beaucoup. Si vous voulez en voir plus, regardez l’émission que Strip-tease était venue tourner au début des années 2000 » nous conseille-t-il.
Des efforts existent pour tenter d’humaniser les centres, mais c’est l’existence du système dans sa totalité qui est à remettre en question.
Pourquoi une telle façade médiatique ? Les centres fermés sont pourtant décrits comme des lieux sains où des activités ludiques sont menées. Lors de sa campagne de recrutement d’éducateurs en 2013, le SPF Intérieur listait trois types d’animations à mettre en place : récréatives, sportives et culturelles. Dans le cas de Vottem, les « résidents » – comme ils sont appelés – ont la possibilité de pratiquer différents sports comme le football et le volleyball, de s’adonner à la poterie ou encore de cuisiner. Ils disposent de téléphones, de salles de prière aménagées et les « chambres » bénéficient pour la plupart d’Internet et de la télévision. « Le personnel fait de son mieux pour rendre les conditions de détention tolérables. Des efforts existent pour tenter d’humaniser les centres, mais c’est l’existence du système dans sa totalité qui est à remettre en question » souligne Alain Grosjean de l’asbl Point d’Appui.
La Convention européenne des droits de l’Homme stipule que la liberté est la règle et l’enfermement l’exception. Si la loi belge autorise la détention d’une personne en situation de séjour irrégulier, cette mesure est à l’origine elle aussi exceptionnelle. Elle semble néanmoins être devenue la norme jusqu’à pérenniser les centres fermés qui fleurissent de plus en plus. Un rapport Myria datant de 2017 estime le nombre de personnes sans papiers à 130.000 sur le sol belge. Il n’y a que 600 places prévues dans les centres – 1.000 d’ici 2021. Pourquoi persister à en construire s’il est certain qu’ils ne pourront contenir qu’un infime pourcentage de ceux qui sont désignés comme « illégaux » ? Omet-on de parler des solutions alternatives ? À qui profite l’instrumentalisation de ces institutions ?
Centre fermé, politique ferme
Jean-François Jacob considère que l’ouverture d’autres centres fermés est avant tout une mesure dissuasive : « Ces institutions existent à la fois pour aider à rapatrier les personnes en situation irrégulière vers leurs pays ou des pays qui leur ont autorisé l’asile, mais elles ont également une portée symbolique. »
!function(){« use strict »;window.addEventListener(« message »,function(a){if(void 0 !==a.data[« datawrapper-height »])for(var t in a.data[« datawrapper-height »]){var e=document.getElementById(« datawrapper-chart-« +t);e&&(e.style.height=a.data[« datawrapper-height »][t]+ »px »)}})}() ;
!function(){« use strict »;window.addEventListener(« message »,function(a){if(void 0 !==a.data[« datawrapper-height »])for(var t in a.data[« datawrapper-height »]){var e=document.getElementById(« datawrapper-chart-« +t);e&&(e.style.height=a.data[« datawrapper-height »][t]+ »px »)}})}() ;
L’ouverture de nouveaux centres au fil du temps n’a pas fait diminuer les flux migratoires. Ces derniers ont eux-mêmes évolué. Une politique répressive s’est néanmoins installée concernant les étrangers, jusqu’à devenir un instrument de communication comme les autres.
Pour 7.000 détenus, l’État belge dépense environ 40 millions d’euros par an uniquement en frais de fonctionnement pour les centres fermés. Ces derniers comprennent l’encadrement médical, les vêtements de travail, l’entretien du centre, la consommation d’eau et d’énergie, etc. La politique des retours forcés – rapatriements et éloignements, personnel à l’Office des Étrangers et en centre fermé, bureaux de transfert, etc.– quant à elle, a coûté 88 millions d’euros à la Belgique en 2018. Des sommes auxquelles s’ajoutent d’autres charges, comme celles des retours volontaires ou des frais juridiques. Dernière statistique, mais pas des moindres : en 2017, une journée de détention en centre fermé équivalait à 192 euros par détenu.
Au-delà des chiffres, les centres fermés posent une question plus globale. Priver de liberté une personne sans lui donner de date précise de sortie est-il proportionnel au fait de ne pas avoir de papiers ? Le fait que ce pouvoir ne soit pas entre les mains de la Justice, mais du Ministère de l’Intérieur est-il légitime ?
La logique sécuritaire pérennise finalement les politiques migratoires répressives envers les migrants, dont les droits sont chaque jour bafoués dans le plus grand silence, leur situation d’irrégularité les empêchant de se faire entendre.