Lenteur de la justice : mythe ou réalité ?
La Cour européenne des droits de l’homme a condamné à plusieurs reprises la Belgique pour la lenteur de sa justice. Mais aujourd’hui, cette lenteur est-elle justifiée ?
Il y a autant de vécus que de personnes autour de nous. De ces vécus, il ressort des réalités qui en bouffent certains de l’intérieur, comme celle « d’une justice trop lente. » C’est le cas de Miguel Pelaez. « À la bourre », « floue », « au ralenti » : tels sont les mots de ce dernier lorsqu’il parle de justice. Alors que lui-même court après le temps, comme tout le monde, il n’a pas oublié son expérience personnelle avec le monde judiciaire.
Une histoire qui aurait pu arriver à n’importe qui, une histoire qui lui est tombée dessus alors qu’il n’avait absolument rien demandé. Une histoire qui n’a jamais été jugée. Une justice qui ne l’a jamais libéré de son incompréhension.
Attendre… Encore et encore
Protéger l’environnement et par la même occasion, soulager son portefeuille, telle avait été la décision prise par Miguel. Comment ? En se séparant de sa petite voiture citadine. Décision anodine qui de prime abord aurait dû se clôturer sans encombres… Seulement, dans ce cas-ci, rien ne s’est passé comme prévu :
Pour moi, le système est incompétent !
Des infractions que Miguel ne digère pas. Choqué, scandalisé et révolté, il comprend très vite qu’il est victime d’une tierce personne qui emprunte son identité, pour de petits délits, en utilisant sa plaque. À en abuser sans ménagement. De là, s’en suivent alors des journées sombres et des lendemains incertains :
Si aujourd’hui Miguel nous raconte son histoire avec beaucoup de philosophie, c’est parce qu’il a fini par se faire une raison : « Au début, quand ce genre d’histoire vous tombe dessus, vous vous dites que la justice est là pour vous aider. Vous paniquez, certes, mais vous vous rassurez indirectement en vous disant que la Belgique est un pays où les droits et devoirs de chacun sont globalement respectés. Ensuite, dans mon cas, lorsque je me suis senti baladé de gauche à droite sans toujours comprendre pourquoi… J’ai vite arrêté de sourire. »
Qui dit justice, dit lenteur ?
Rendre justice demande du temps. L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme le précise : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable. » Pour les acteurs de la justice, rendre un jugement dans ce délai dit « raisonnable » est primordial pour le bon fonctionnement de celle-ci.
Pour la Cour européenne des droits de l’homme, le caractère raisonnable d’une procédure s’apprécie « suivant la complexité de l’affaire, le comportement du prévenu et des autorités compétentes. Le délai raisonnable est donc dépassé lorsqu’aucun acte d’enquête n’a été posé pendant un an ou que la fixation de l’affaire intervient plus de trois ans après la fin de l’enquête. »
Si en théorie tout semble être très clair, en pratique ce n’est pas toujours le cas. En effet, la Belgique a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme suite à l’ampleur de son arriéré judiciaire.
Elle rajoute aussi que toutes les plaintes contenant un grief sur la lenteur ne sont pas toujours fondées. Néanmoins, pour les justiciables et certains acteurs de la justice, le délai d’attente en Belgique est loin d’être « raisonnable » comme le voudrait la Convention européenne des droits de l’homme.
Comment expliquer cette lenteur alors que les commissions européennes luttent pour une meilleure efficacité des systèmes judiciaires européens ?
Une lenteur qui s’explique
Comme pour beaucoup de choses, le problème de l’arriéré judiciaire belge peut se résumer en trois mots : manque de moyens. Pour Jean-Pierre Buyle, « la justice belge s’est clochardisée. C’est le pouvoir qui est négligé. La justice n’est vraiment pas le sujet prioritaire des deux gouvernements. » Et selon lui, c’est cette même négligence qui impacte directement le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire.
Charles Michel exprimait pourtant dans sa déclaration gouvernementale en octobre 2018, l’envie d’améliorer l’efficacité du système judiciaire belge : « Nous voulons une justice ancrée dans le 21ème siècle, plus moderne, plus efficace et plus accessible. De nombreuses réformes sont entreprises. »
Début février 2019, Philippe Morandini, premier président de la cour d’appel de Mons, tirait la sonnette d’alarme. Dans un courriel adressé à la commission justice du Parlement, il récriminait les moyens mis à la disposition de la Justice : « On me demande que 21 paires de bras fassent le travail de 31 paires de bras. Moi je dis que ce n’est pas possible. » Le manque d’effectifs affecte donc l’efficacité de la cour : « Il y a deux ans, la cour d’appel n’avait pas d’arriéré. Aujourd’hui, nous passons à un arriéré qui dure depuis au moins un an, voire un an et demi pour les dossiers correctionnels », explique-t-il.
54 juges et 110 greffiers en plus pour que les tribunaux du pays fonctionnent normalement.
Conseil Supérieur de la Justice dans un rapport de 2018.
Le cas de la Cour d’appel de Mons n’est pas isolé. Là où certaines juridictions semblent bien fonctionner – comme le Tribunal de l’Entreprise Francophone de Bruxelles, où il est possible de recevoir un jugement en douze ou treize mois – d’autres, comme la Cour d’appel de Bruxelles, ont des délais qui vont de quatre à cinq ans. Soit entre 1.460 et 1.825 jours d’attente pour un jugement.
Manuel Lambert, conseiller juridique à la Ligue des Droits Humains (LDH), éclaire le manque de financement du pouvoir judiciaire par l’idéologie des gouvernements. « Il y a un choix budgétaire à faire d’une part. Mais il y a sans doute aussi, toute une série de choses qui sont de l’ordre de l’idéologie », explique t-il.
Pour Magali Clavie, une autre faille doit être soulignée : « La deuxième chose qui a une incidence sur le retard c’est l’informatisation. » Elle poursuit : « Ce retard se répercute sur les justiciables, qui se voient parfois contraints d’attendre plusieurs années pour arriver à la fin de leur parcours judiciaire. »
En effet, de nombreux arrondissements souffrent du fait d’utiliser des logiciels vétustes. D’ailleurs, deux mois avant les élections, les acteurs du monde judiciaire se sont mobilisés autour du projet « 66 jours pour sauver la justice » avec six revendications communes. Parmi elles, « un système informatique performant et intégré, qui permet une communication entre les différents acteurs de la justice ». L’informatisation de la Justice permettrait à la Justice belge de se constituer une banque de donnée des jugements et aussi d’alléger la tache des greffiers.
Un sujet qui divise les acteurs de la Justice
Des acteurs soudés mais pas toujours. La question de la lenteur de la justice ne date pas d’hier et fait constamment débat auprès des professionnels.
Le terme « lenteur » est un peu démodé
Un avis que tous les acteurs de la justice ne partagent pas : « Certes, dans certains tribunaux ça fonctionne bien. Mais regardez les dossiers en matière pénale à Bruxelles. Les cours d’assises à Bruxelles sont une catastrophe. Le temps qu’il faut pour qu’une affaire vienne devant les tribunaux, c’est une catastrophe », explique Monsieur Buyle.
En mars 2018, le Conseil Supérieur de la Justice inaugure le « projet épices » qui encourage les initiatives dont l’objectif est de rendre le langage judiciaire plus accessible. Le but est donc de combler le gouffre qui existe entre les citoyens et la justice. Manuel Lambert salue ces efforts. Selon lui, « la justice est perçue, à tort ou à raison, comme étant une institution élitiste, distante. Elle doit être rendue plus compréhensible pour le justiciable qui est au cœur de l’affaire. »
Belgique : élève cancre de l’Europe ?
Il est difficile d’obtenir un classement des systèmes judiciaires européens. Le CEPEJ, dont l’objectif principal est d’améliorer l’efficacité et le fonctionnement de la justice dans les États membres, publie chaque année un rapport intitulé Systèmes judiciaires européens. Efficacité et qualité de la justice. Celui-ci, analyse les différents systèmes judiciaires et son but n’est pas de classer les pays mais plutôt de les comparer.
Afin de comparer les délais judiciaires belges à ceux de ses voisins européens, il faut regarder ce qu’il qualifie de « Disposition Time (DT) ». Toujours selon le CEPEJ, le Disposition Time « mesure le nombre estimatif de jours nécessaires pour clore une affaire. » Pour les affaires pénales au niveau de la plus haute instance (en 2016), la Belgique affiche un DT de 165 jours alors que la médiane européenne est de 105 jours.
En comparaison, le DT est de 35 en Suède, 95 en Allemagne et de 173 jours en France. Dans son analyse, le CEPEJ ajoute d’ailleurs que « le Disposition Time en Belgique, à Monaco et en Norvège reste supérieure à la moyenne, de sorte que la situation dans ces pays devrait également continuer à être suivie de près. » Pour ce qui est des affaires administratives de première instance, le Disposition Time en Belgique est de 429 jours alors que la médiane européenne est de 357 jours. En Suède il est de 108 jours, en Allemagne de 375 et en France de 314 jours. Le CEPEJ souligne tout de même que dans le cas de la Belgique « la situation s’est améliorée au cours des deux dernières évaluations. »
Une justice efficace ne peut être trop lente. C’est pour cette raison que le CEPEJ accorde une attention particulière au temps nécessaire pour la clôture d’une affaire lors de leur analyse de l’efficacité des systèmes judiciaires européens. En effet, lorsque la justice traîne, les justiciables en souffrent, comme nous le démontre le cas de Miguel Pelaez. Difficile pour lui de tourner la page et d’aller de l’avant, quand plus d’un an après les faits il continue à recevoir des factures à payer pour des délits qu’il n’a pas commis.