Le classement sans suite passé au crible
La scène se passe le 11 novembre 2016. Robert De Geyter, commerçant bruxellois de 70 ans, ouvre son magasin d’antiquité marine de la place de la Vieille Halle aux Blés, au cœur du Sablon. Dimanche oblige, les Bruxellois sont de sortie dans le centre-ville. Il est midi quand un homme s’empare soudainement du panneau apposé devant la vitrine de la boutique. Commence alors un jeu de passe-passe entre le marchand et l’individu, qui reprend le panneau à chaque fois que Robert De Geyter tente de le récupérer. Pendant ce temps, un autre homme pénètre dans son appartement, situé au-dessus du magasin. Il tombe nez-à-nez avec Nicole Roggen, l’épouse du commerçant. La tactique est simple : pendant qu’un des individus tient Robert occupé à l’extérieur, l’autre se concentre sur l’appartement. Quand Nicole Roggen descend avec l’homme qui semblait vouloir voler à l’étage, Robert De Geyter comprend le manège. « J’arrête l’homme en bas dans l’entrée. Il veut partir. On se bat à coups de poings et il me jette à travers cette grande vitre que vous voyez là. Je suis passé à travers. » Résultat : le gérant est en partie paralysé de la main et du bras droit.
Le commerçant est un malheureux habitué des agressions et des braquages. La série noire commence en 1992 avec un braquage à main armée dans son magasin de Saint-Gilles. « L’un des deux hommes me met un revolver en-dessous de l’oreille. Je me rappelle encore aujourd’hui le froid du canon. La personne tremble pour ouvrir la caisse. Je me dis : il tremble tellement que le coup va partir, ma tête va exploser. Il n’arrive pas à ouvrir la caisse et je sens surtout le tremblement de son revolver », se souvient Robert De Geyter.
Robert De Geyter, le commerçant de la place de la Vieille Halle aux Blés, est loin d’être le seul à avoir expérimenté un jour le classement sans suite. En Belgique, environ 400.000 dossiers sont classés sans suite chaque année. Pourtant, de 2010 à 2015, le nombre de dossiers classés sans suite n’a fait que diminuer, passant de 509.386 à 403.815 cas, ce qui n’empêche pas la Belgique d’être le mauvais élève en la matière au niveau européen. « C’est vrai qu’en Belgique, le taux de classements sans suite est énorme » constate Olivier Slosse, porte-parole de la zone de police Bruxelles Capitale Ixelles.
Si ces motifs apparaissent comme évidents, parfois les raisons d’un classement sans suite peuvent laisser les victimes plus perplexes. C’est le cas pour Robert de Geyter, qui a vu son dossier classé sans suite pour « conséquences disproportionnées des poursuites pénales ». Comme l’explique Mariana Boutuil, avocate au barreau de Bruxelles, ce motif intervient « lorsque le parquet se demande si la mise en place de tout le système judiciaire n’est pas disproportionnée par rapport à l’infraction relevée ou à ce qui est reproché à l’une ou l’autre personne ». « C’est honteux », s’insurge Robert De Geyter, qui ne comprend pas que le parquet laisse son dossier de côté alors que son agression a entraîné une paralysie partielle de la main et du bras.
En Belgique, la politique criminelle, c’est-à-dire la liste des phénomènes de sécurité considérés comme prioritaires, est définie par les ministres de la Justice et de l’Intérieur, en collaboration avec les procureurs généraux. La police et les parquets sont tenus de s’y conformer le plus possible. Ainsi, après les attentats de Bruxelles en 2016, les priorités changent et le parquet fait notamment du trafic d’armes, de stupéfiants et de faux documents, « un phénomène qui est à la base du terrorisme », l’un de ses chevaux de bataille. Toutefois, le fait que la politique criminelle appliquée par les parquets émane principalement des pouvoirs politiques fait débat : « Comment admettre qu’un membre d’un exécutif, nécessairement temporaire, souvent soucieux d’être réélu, puisse décider que la poursuite de certains faits doit, le temps d’une législature, être privilégiée au détriment d’autres qui peuvent être négligées ? », s’interroge Manuela Cadelli, juge au tribunal de première instance de Namur et présidente de l’Association syndicale des magistrats.
Le Plan national de sécurité balise les priorités de la police locale et fédérale pour quatre ans. Il se base sur un autre document : la note-cadre de sécurité intégrale. Les deux documents sont préparés par un groupe d’experts désignés par des ministres du gouvernement fédéral et des entités fédérées. Ils sont adoptés par le Conseil des ministres, sur proposition des ministres de la Justice et de l’Intérieur. Pour 2016-2019, dix phénomènes de sécurité ont été définis comme des priorités politiques. On y retrouve entre autres la radicalisation et le terrorisme, le trafic d’êtres humains, la cybercriminalité, la violence sexuelle ou encore l’environnement.
Le chiffre élevé des classements sans suite cache aussi une réalité inquiétante : les dossiers s’accumulent et les parquets belges manquent de personnel. Le procureur et ses substituts doivent alors resserrer leurs priorités et se concentrer sur les infractions les plus graves, laissant les autres passer à la trappe. « Dans les zones urbaines, les substituts sont vraiment mis sous pression, parce qu’eux aussi manquent de capacité humaine, en regard de l’évolution de la judiciarisation du fonctionnement de la société » indique Vincent Gilles, président du syndicat SLFP Police, qui n’hésite pas à parler de « l’usine de Portalis » pour désigner le bâtiment abritant le parquet bruxellois. Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats, constate que « désormais, les substituts classent une série de dossiers en mentionnant comme motif cet argument extravagant lié au « manque de moyens » » et pointe la responsabilité de l’exécutif, qui « influence les contours et la direction de la politique criminelle belge par le manque de budget ».
Michel Forges est le bâtonnier du barreau de Bruxelles. Chef de l’Ordre des avocats, il s’occupe notamment des relations entre ceux-ci et les magistrats. Il tient lui aussi à relativiser ces classements sans suite systématiques : « J’ai été rassuré parce que le parquet m’a dit que le classement avait été sélectif. On n’a pas classé sans suite de manière arbitraire sans regarder le contenu des dossiers. Le parquet manque de moyens. C’est une bonne chose de permettre aux substituts du procureur du Roi de se concentrer sur l’essentiel. »
Désormais, les substituts classent des dossiers en mentionnant comme motif cet argument extravagant lié au « manque de moyens »
Manuela Cadelli, juge et présidente de l’Association syndicale des magistrats
Reste que le manque de moyen cristallise les inquiétudes autour de la capacité du parquet à réaliser correctement son travail. « En fait, c’est surtout énervant et dangereux, parce que dans certains dossiers, il y a des devoirs d’enquêtes qui doivent être faits très rapidement ; c’est le cas des saisies de caméras de surveillance par exemple ; si on ne saisit pas les images tout de suite, ces dernières sont effacées », estime Mariana Boutuil, qui a vu la plainte pour coups et blessures d’un client classée sans suite faute de saisie des caméras de surveillance pendant l’enquête du parquet. « Ce n’est pas une critique envers les policiers ou le parquet, c’est juste qu’ils ne sont vraiment pas assez pour gérer toutes ces plaintes et qu’on ne leur donne pas non plus le budget nécessaire, mais les victimes et leurs avocats ne peuvent pas en pâtir non plus. »
Pour pallier au manque de personnel, les magistrats ont trouvé la parade : ils délèguent aux juristes de parquet. Depuis la loi Pot-pourri II de 2016, ceux-ci ont des compétences élargies, mais les magistrats conservent la responsabilité de la décision du classement sans suite. « Ce serait un mensonge de dire que chaque procès-verbal est lu par un magistrat. On a aussi toute une batterie de juristes qui n’ont pas la casquette de magistrat mais qui sont des juristes qualifiés. Mais un magistrat prend la responsabilité pour la décision de classement sans suite. C’est lui qui signe », indique Ine Van Wymersch.
Du côté du monde policier, on est compatissant en ce qui concerne le manque d’effectif, mais ce recours aux juristes suscite des inquiétudes : « Les magistrats se retrouvent chargés de nombreux dossiers, donc on comprend qu’ils délèguent. Mais ça signifie qu’on ne va pas respecter le cadre légal à cause du manque de moyen », estime Vincent Gilles, qui suggère que la magistrature fasse grève pour obtenir des renforts.
La loi Pot-pourri II du 5 février 2016 est le deuxième volet du Plan justice, un ensemble de cinq lois initiées par le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) dans le but de rendre la justice belge plus efficace. Elle modifie le droit pénal et la procédure pénale, en vue notamment d’accélérer celle-ci.
Pour alléger la charge de travail des magistrats, les compétences partagées entre ceux-ci et leurs juristes ont été élargies. Les juristes peuvent désormais siéger au tribunal de police, signer des avis, ou encore signer des devoirs d’enquête dans des informations répressives. Seuls les juristes avec au moins deux ans d’ancienneté peuvent exercer ces compétences supplémentaires et ces dernières sont attribuées individuellement par le chef de corps du parquet concerné.
Faire face à un classement sans suite est toujours un coup dur pour les victimes, leurs avocats sont les premiers à le revendiquer. Mariana Boutuil, avocate au barreau de Bruxelles, explique qu’il est frustrant pour une victime de recevoir un courrier impersonnel attestant du fait que sa plainte ne donnera pas lieu à des poursuites. À ce moment-là, il est souvent trop tard pour faire appel à un avocat : même si ce dernier peut avoir accès au dossier de son client, après de nombreuses démarches, au pénal, il n’y a plus grand-chose qu’il soit possible de faire. « Je dis souvent aux gens d’aller voir un avocat tout de suite s’ils sont victimes d’agression. Au moins, nous pouvons appeler le parquet et leur demander si tout a bien été pris en compte et si toutes les pistes ont été creusées », continue maître Boutuil.
Sur le plan psychologique, un classement sans suite peut être difficile à digérer pour une victime, d’autant plus s’il concerne une infraction grave. Des associations apportent un soutien aux personnes qui n’ont plus confiance en la justice. Le service d’aide aux victimes est l’une d’entre elles. On y accueille les victimes d’infractions pénales en proposant des consultations gratuites d’aides psychologique, sociale et juridique. Un psychologue du service explique que le classement sans suite est souvent mal vécu par les victimes : « C’est malheureusement courant que les personnes en consultation dénoncent le fait que l’affaire qui est menée en justice soit classée sans suite. C’est souvent vécu comme une incompréhension, comme un mouvement qui n’irait pas dans le sens symbolique de la loi. Ça laisse un sentiment de non-considération de la situation de la personne et d’insécurité. Lorsque la victime est confrontée à une inaction du monde judiciaire, elle est profondément désolée et ça vient aggraver le traumatisme. »
La source de la détresse de la victime est souvent liée au motif invoqué par le parquet pour écarter le dossier. « Les motifs sont parfois tout à fait incompréhensibles, voire posent vraiment un questionnement d’ordre éthique », confie le psychologue. Parmi ces raisons de classer sans suite, la « disproportion des poursuites par rapport au fait social » et les références au « comportement ambigu » de la victime laissent souvent victimes et psychologues médusés. D’autant plus que ces motifs diminuent les chances pour les victimes d’accéder à la Commission pour l’aide financière, un système permettant aux victimes « qui ont subi un préjudice physique ou psychique important résultant directement d’un acte intentionnel de violence » d’obtenir une compensation pour un dommage moral, pour une invalidité ou encore un remboursement de frais médicaux ou de procédure. « Un autre motif qu’on a pu entendre est le fait que l’auteur aurait agi pour la première fois. Cet argument servirait au parquet pour classer sans suite, ce qui passe assez difficilement sur le plan moral », complète le psychologue.
Passer par le service d’aide aux victimes permet à celles-ci de trouver écoute et soutien. Robert De Geyter a consulté une psychologue de cette structure après le classement sans suite de son agression : « J’ai été chez une psychologue de l’aide aux victimes tous les mardis pendant deux ans. Ça m’a fait du bien d’aller chez elle. Elle comprenait que c’était choquant et qu’il faudrait que le parquet change ses termes. »
D’un point de vue judiciaire, un classement sans suite peut être contesté. La victime peut se constituer partie civile pour qu’un juge d’instruction soit saisi et mène une enquête. Toutefois, la question financière est souvent un obstacle au recours, puisque la victime doit payer les frais de procédure, soit environ 250 euros, qui seront remboursés uniquement si le prévenu est finalement condamné. « J’essaie d’en rire pour pas en pleurer parce que c’est tellement odieux », se désole Robert De Geyter, qui souligne également le poids des frais d’avocat.
Une question que l’on se pose souvent, surtout lorsque l’on sait qu’en Belgique, il n’existe pas de barème d’honoraires dans la profession d’avocat étant donné qu’il s’agit d’une profession libérale : l’avocat fixe ses honoraires comme un indépendant. Selon l’ordre des barreaux francophones et germanophones, le montant des honoraires de l’avocat est librement fixé avec son client. Toutefois, l’avocat se doit d’informer son client sur les éléments qui vont déterminer le coût de la consultation. Ces éléments sont les suivants : 1) l’examen du dossier et la situation juridique du client, 2) la représentation devant les cours et tribunaux, 3) la réalisation d’un travail intellectuel tel que la rédaction d’actes de procédures, par exemple, 4) la prise en charge d’un travail administratif lié à la gestion du dossier.
Bien entendu, en fixant ses honoraires, l’avocat prend en compte la situation financière de son client et l’importance du litige, qui sont les critères principaux pour déterminer le prix d’une ou de plusieurs consultations. Malgré l’absence de barème d’honoraires, l’on sait que les tarifs d’un avocat peuvent varier de 70 euros à des centaines d’euros la consultation.>> Pour plus d’informations, consultez notre article « Justice, une question d’argent ? »
Pour éviter les classements sans suite, les alternatives à la procédure pénale sont encouragées, comme la médiation et la transaction pénale. Mais ces voies restent très peu empruntées : en 2015, la médiation concernait moins de 1 % des dossiers et seulement 1,10 % des dossiers ont abouti à une transaction. Olivier Slosse, porte-parole de la zone de police Bruxelles Capitale Ixelles, souligne également l’existence des sanctions administratives : « Le judiciaire n’est pas la seule réponse, il y a les sanctions administratives aussi. Si on veut avoir un impact sur un quartier, il y a des procédures de fermeture d’établissements, d’interdiction de lieux. Ça nécessite une créativité dans l’approche de notre réalité de terrain. » À noter qu’un classement sans suite n’est pas définitif, le dossier peut être rouvert à tout moment, par exemple si de nouveaux éléments d’enquête apparaissent.
Le classement sans suite reste source de frustration pour les victimes. Dans la plupart des cas, il est un passage obligé. Quand l’identité de l’auteur des infractions n’est pas établie ou encore, quand l’auteur est décédé, le dossier est logiquement écarté. Mais qu’en est-il des plaintes qui passent à la trappe faute de moyens pour enquêter, de magistrats pour traiter les dossiers ? La communication du parquet, qui laisse parfois dans le désarroi les victimes de faits graves dont les dossiers sont classés, gagnerait également à être améliorée.
Toutefois, les débats entourant l’opportunité d’engager des poursuites pénales ouvrent une autre question, plus philosophique cette fois : la sanction pénale est-elle toujours la solution ? « On peut se demander quelle est la plus-value d’une punition qui intervient deux ou trois ans après les faits », relève Olivier Slosse, en référence à la longueur de la procédure pénale. Il souligne également que dans certains cas, plus qu’une condamnation, la victime recherche surtout une reconnaissance de son statut de victime. Pour Robert De Geyter, désabusé par un classement sans suite dont il peine à comprendre le motif, le chemin sera long avant de faire à nouveau confiance à la justice.